Rozenn Le Berre, est devenue éducatrice par hasard, en 2013, après des études de sciences politiques. Pendant un an et demi, elle a « reçu et évalué » celles et ceux qui se présentaient comme mineurs isolés étrangers. Puis elle a démissionné, « avant d’être lassée, avant de devenir un monstre ». Un soir de décembre, elle a commencé « à mettre des mots sur ses souvenirs », puis elle a écrit un livre, De rêves et de papiers, 547 jours avec les mineurs isolés étrangers (éd. La Découverte). Elle y raconte la vie des jeunes migrants qu’elle a rencontrés, leur courage et leur détresse, l’absurde des parcours administratifs français et l’inhumanité de nos politiques migratoires. Aux instants de vie réelle, elle a mêlé un récit fictionnel, celui d’un adolescent nommé Souley, de sa montée dans un pick-up aux confins du Sahara jusqu’à son arrivée en France.
Basta! : Pourquoi est-il si important aux yeux des autorités de déterminer l’âge des jeunes migrants qui souhaitent une prise en charge ? Sur quels critères est menée cette évaluation ?
Rozenn Le Berre : La question de l’âge est en fondamentale pour l’institution, car la prise en charge est totalement différente selon que l’on a plus ou moins de 18 ans. À moins de 18 ans, on est considéré d’abord comme un enfant à protéger. L’aide sociale à l’enfance (ASE), gérée par les conseils départementaux, doit prendre en charge n’importe quel gamin qui est en danger, peu importe sa nationalité ou sa situation administrative. Les mineurs isolés étrangers, par le simple fait qu’ils n’ont pas de représentant légal en France, sont considérés comme étant en danger. Par contre, si le jeune a plus de 18 ans, il est d’abord un étranger. L’État, et non plus le Conseil départemental, va alors s’occuper de savoir s’il est en situation régulière. Du coup, à 18 ans moins un jour on est un enfant à protéger, à 18 ans plus un jour on est un étranger à expulser. Ce pourquoi les autorités cherchent à déterminer l’âge du jeune avant tout.
Pour déterminer cet âge, les test osseux ont longtemps primé, alors qu’ils ne sont pas fiables [1]. Aujourd’hui, la circulaire de référence recommande d’abord l’évaluation sociale : un entretien avec le jeune qui conduit à la rédaction, par les travailleurs sociaux, d’un rapport transmis au conseil départemental. Le principe, c’est le faisceau d’indices : croiser les déclarations du jeune avec ses papiers d’identité, sa scolarité, son histoire, mais aussi... son attitude et son apparence physique. Et c’est là toute la subjectivité de cette méthode. Or, cet entretien est crucial, puisque si le jeune n’est pas reconnu mineur isolé étranger, il devient, par ricochet, un adulte potentiellement expulsable.
Vous avez travaillé dans la structure d’accueil spécialisée d’une grande ville. Certains départements – en premier lieu Paris – sont très sollicités par les jeunes migrants, d’autres au contraire ignorent ou presque la situation, au point que les jeunes sont directement reçus par les services généraux de l’aide sociale à l’enfance. Comment expliquer cette disparité ?
Ce sont les départements où arrivent les jeunes qui se chargent de l’évaluation. Donc on a logiquement plus de jeunes qui se présentent spontanément à Paris et dans les grandes villes que dans la Creuse ou l’Aveyron. Les départements qui reçoivent beaucoup de jeunes arrivés spontanément ont créé des services ad hoc, dont la gestion est souvent confiée à une association. Pour les départements qui reçoivent dix jeunes par an, voire moins, c’est l’ASE qui gère directement. Probablement avec une certaine improvisation !
Ensuite, une fois reconnus mineurs, ils peuvent être envoyés dans un autre département. C’est un des principes de la circulaire, qui oblige tous les départements à être solidaires des départements les plus sollicités, en accueillant des jeunes évalués ailleurs. En théorie, ces départements d’accueil ne doivent pas procéder à une seconde évaluation. Mais certains le font. En 2016, 8054 jeunes étaient reconnus mineurs non accompagnés. C’est un tout petit chiffre à l’échelle de la France ! On se demande donc pourquoi les départements n’arrivent pas à les prendre en charge correctement.
Dans votre livre, vous dressez le portrait d’une jeunesse aux traumatismes multiples, dont les souffrances ne s’arrêtent pas, loin s’en faut, lors de leur arrivée sur le territoire français. Ils apparaissent pourtant étonnamment dociles face aux humiliations et à l’indifférence dont ils font l’objet. Comment expliquez-vous cela ?
Quand les jeunes arrivent en France, ils portent déjà une histoire très lourde, pour la plupart d’entre eux. Certains ont déjà beaucoup souffert dans leur enfance – pauvreté, guerre, violences intra-familiale, prostitution... Tous, sans exception, ont souffert pendant le parcours migratoire. Arrivés en France, ils passent souvent plusieurs semaines, voire plusieurs mois, à la rue. Pour ceux qui arrivent à décrocher le Graal, la prise en charge par l’ASE, ce n’est pas encore gagné : la qualité de l’accompagnement est très disparate, avec certains jeunes placés dans des hôtels crasseux, sans aucun accompagnement éducatif. Et à 18 ans, tout peut s’arrêter brutalement. Il faut ajouter à cela l’accumulation des violences symboliques, et parfois physiques, que subissent les exilés en France. Les mineurs n’échappant pas à la règle : refus d’accès à leur droits, contrôles d’identité quotidiens, destruction des tentes et sac de couchages par la police, décisions arbitraires, etc.
On pourrait donc s’attendre, face à tout cela, à un niveau de révolte conséquent. Ce n’est pas le cas. La plupart d’entre eux, en tout cas parmi ceux et celles que j’ai rencontrés dans mon service, acceptent un peu trop facilement le piétinement de leurs droits fondamentaux. Probablement parce qu’étant en situation administrative très fragile, ils préfèrent ne pas trop attirer l’attention. Mais quelles conséquences à long terme ? Combien de temps vont-ils supporter les injustices et l’arbitraire ?
À vous lire, on perçoit combien la position de nombre d’éducateurs, soumis aux exigences des institutions, s’avère aujourd’hui difficilement tenable. Comment avez-vous vécu les contradictions de votre métier pendant ces 18 mois ?
Nous sommes effectivement dans une position très contradictoire. D’un côté, il y a le travail d’accompagnement, de mise à l’abri, de protection de l’enfance : s’assurer que les gamins soient au chaud, qu’ils puissent se nourrir, se soigner, et trouver une oreille attentive auprès de nous s’ils ne vont pas bien. De l’autre, on participe à un système qui laisse une partie d’entre eux sur le carreau, ceux qui ne bénéficient pas de la mise à l’abri car il n’y a pas de places d’hébergement quand ils sont arrivés et ceux qui ne sont pas reconnus mineurs. Pour un même gamin, nous pouvons être la personne qui l’accueille dans une chambre et celle qui le met dehors quelques semaines après s’il n’est pas reconnu mineur non accompagné. Comment, dans ce contexte, établir un lien de confiance avec eux ? C’est notamment à cause de cette position bancale que je suis partie.
Que faudrait-il changer dans ce système ?
Déjà, il faudrait plus de moyen, pour que les droits des jeunes soient respectés : le droit d’être mis à l’abri pendant la période d’évaluation, ce qui n’est pas le cas pour tous. Nous avons actuellement des mineurs à la rue et c’est inacceptable. Si ces jeunes étaient français je crois que les réactions indignées seraient plus vives. Quand nous sommes débordés et que nous courrons tout le temps, comment être en capacité d’offrir un thé pour réchauffer, un mouchoir pour essuyer des larmes, une oreille bienveillante pour écouter les problèmes ? Ensuite, ils faudrait arrêter avec ce système d’évaluation par nature subjective. Nous aurons beau essayer de faire ce que nous pouvons pour rendre tout cela le plus juste possible, comme mes collègues et moi avons essayé de le faire, il n’existe aucun moyen d’établir de manière fiable l’âge d’une personne. Comment pouvons-nous accepter qu’une décision entraînant tant de conséquence sur la vie d’une personne soit basée sur un socle par nature subjectif, donc injuste ?
Les politiques migratoires ne sont-elles pas aussi en cause ?
Je crois que c’est toute la politique d’accueil qu’il faut remodeler. Si les adultes avaient des solutions adaptées pour eux, ils n’essaieraient pas de diminuer leur âge pour entrer dans le système de protection de l’enfance. Quand on est adulte, que l’on vient d’arriver en France par la voie clandestine, et qu’on n’est pas demandeur d’asile, il n’existe pas beaucoup de solutions : soit on reste sans-papiers, soit on essaie de diminuer son âge. Certains choisissent la deuxième option, et je ferais sans doute pareil à leur place. Mais c’est une décision lourde, puisque cela implique de perdre un bout de son identité, de redevenir enfant, de retarder son entrée sur le marché du travail, d’accepter des formations peu qualifiantes alors que certains sont déjà diplômés.
Dans mon service, nous avons reçu un jour un jeune qui a avoué avoir 25 ans et être titulaire d’un master 2. S’il avait été reconnu mineur, il aurait sans doute repris sa scolarité en CAP ou BEP. Est-ce juste ? Plus globalement, je crois qu’il faut vraiment repenser la base des politiques migratoires. Nous dépensons des quantités astronomiques pour construire des murs, que se passerait-il si nous utilisions cet argent pour accueillir ? Pourquoi les envies d’ailleurs des classes moyennes européennes sont-elles sur-valorisées, alors que celles des classes moyennes africaines ou asiatiques sont perçues comme un danger ?
Propos recueillis par Olivier Favier
En photos : Rozenn Le Berre, Rotonde de Stalingrad, Paris, janvier 2017 / © Olivier Favier.
A lire : De rêves et de papiers, 547 jours avec les mineurs isolés étrangers, Rozenn Le Berre. Editions La Découverte, janvier 2017. 203 pages, 16 €.