« Les Ukrainiens sont prêts à mourir pour l’Europe, ça devrait nous faire réfléchir », déclarait le 26 janvier dernier Serge July au micro de RTL. L’éditorialiste est alors déjà en retard sur la compréhension des faits. Et il est loin d’être le seul. Si c’est bien sur le thème de l’Europe que tout a démarré, la contestation s’est muée en véritable mouvement populaire contre le régime, dépassant largement une revendication « pro-européenne ». Le 21 novembre, le président Viktor Ianoukovitch, après cinq années de négociations, annonce soudainement qu’il ne signera pas l’accord d’association avec l’Union européenne. A l’appel des réseaux sociaux, plusieurs milliers d’étudiants et de citoyens de la classe moyenne intellectuelle descendent alors protester et occupent la place Maïdan, cette même place où avait commencé la révolution orange en 2004. Détail de poids : cette fois, les ténors « orangistes » n’y sont pour rien, et l’opposition parlementaire n’est pas une référence pour les « Maïdanistes ». Dans la nuit du 29 novembre, le rassemblement est dispersé avec violence par les « Berkout », la police anti-émeute. C’est cette nuit-là, et en raison de la répression, que le mouvement révolutionnaire commence réellement.
Patchwork contestataire
« J’étais déjà furieuse que le gouvernement agisse aussi stupidement sur la question européenne, témoigne Olha Vesnanka, journaliste et militante des droits civiques, mais avec la répression du 30 novembre, j’ai compris que je ne pouvais pas laisser la police brutaliser des militants pacifiques ». C’est aussi l’avis d’une bonne partie de la population qui, choquée, occupe aussitôt par centaines de milliers la place Maïdan, et la transforme en camp retranché, au fonctionnement totalement horizontal, sans leader. Les jeunes intellectuels pro-européens de novembre sont rejoints par des retraités aux pensions misérables, des artisans et chefs d’entreprises exclus ou victimes du système mafieux et corrompu du clan Ianoukovitch, des femmes, des militants, de gauche comme de droite, russophones ou non, nationalistes fascisants, libéraux ou anarchistes…
« L’injustice a mobilisé plus que les appels des politiques de l’opposition », analyse Roman Romanov, de la Fondation « international renaissance » pour le développement de la société civile.« Je veux vivre dans une Ukraine où je peux croire en la politique, libre et sans peur, où le gouvernement n’est pas corrompu ou lié aux affaires, où les routes sont utilisables, où ma mère médecin a un salaire correct et pas 200€ par mois !... », écrit une jeune femme sur le forum en ligne « Evrolution ».
Le salaire moyen ukrainien : 290 € par mois
Pendant ces deux mois de la « révolution de Maïdan », toutes les frustrations de la société ukrainienne éclatent sur la place publique : le salaire moyen est de 290 € par mois – selon les chiffres de la Banque mondiale – avec de fortes disparités aggravées par le train de vie seigneurial des caciques du système, propriétaires de somptueuses villas dans la capitale. « Pendant son règne, Ianoukovitch a transformé la république parlementaire en système présidentiel où toutes les structures, des impôts à la justice, sont directement reliées à lui », explique le blogger Taras Ilkiv. « Une chaîne de commandement utilisée non seulement contre ses opposants, mais aussi pour ses affaires. » Dans le classement 2013 de Transparency International sur le ressenti de la corruption dans le monde, l’Ukraine figure au 144e rang sur 177 pays . C’est le pays européen le plus mal noté, au même niveau que le Cameroun, le Nigeria, la République centrafricaine, l’Iran et la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Enfin, le retournement de Ianoukovitch sur l’Union Européenne fait craindre une Ukraine redevenue vassale du « grand frère » russe.
Unité nationale contre la tyrannie
Un mot d’ordre a donc unifié les manifestants : la démission du gouvernement – effective depuis le 28 janvier – et celle du président, déchu par le Parlement le 22 février et en fuite depuis. Les violences du pouvoir ont aussi soudé les esprits : la répression engagée fin novembre contre les pro-européens s’est accentuée à partir du 19 janvier, et ouvre une funeste liste de morts. Les assauts policiers du 20 et 21 février font 62 morts parmi les manifestants. Près de 300 blessés transportés dans les hôpitaux ont également disparu, enlevés par les « titushkis », des bandes de « voyous » enrôlés par le pouvoir.
Par le biais des réseaux sociaux, la révolte fait tache d’huile. A l’ouest, régions historiquement anti-russes, mais aussi dans le centre et l’est, où la population est davantage russophone. La répression des manifestations du 25 janvier dans les villes de Dnipropetrovsk, Zaporijia et Cherkassy, le long du Dniepr, met en lumière la réalité du régime pour une opinion auparavant travaillée par des médias aux ordres. Seule la Crimée résiste : « Ici, ce ne sont pas des Ukrainiens. Ce sont des Russes, qui ont peur de ce qui se passe à Kiev et regardent toujours du côté de Moscou », justifie Nara Narimanova, du Conseil des Jeunes Tatars de Crimée. « La minorité Tatar a rejoint rapidement les demandes du mouvement populaire, espérant pour le futur la fin des discriminations politiques et sociales dont elle est l’objet. C’est aussi une question d’unité nationale contre la tyrannie. »
« Il n’y a pas que des fascistes ici ! »
« J’étais sur Maïdan au tout début, mais j’ai très vite arrêté à cause de la présence des fascistes », raconte Volodymyr, militant LGBT (lesbiennes, gay, bi et trans) pour les droits civiques. « Je ne peux pas les supporter. Je me suis porté volontaire dans l’initiative EvromaidanSOS, un collectif d’assistance aux victimes. Je participe aussi à la recherche des disparus. » Les fascistes et les ultranationalistes étaient regroupés à Maïdan et dans d’autres villes au sein du « Pravy Sector » (secteur de droite), souvent au cœur des affrontements. L’un des leurs, tué par balle en janvier, est devenu « martyr » de l’Ukraine. Tout comme Sergiy Nihoyan, jeune manifestant d’origine arménienne, et sans lien avec la droite, abattu le même jour, sur qui auraient été relevés quatre impacts de balles.
« Le rôle des groupes d’extrême-droite me paraît très exagéré », tempère Roman Romanov. « Les combattants rassemblaient aussi bien des gens de gauche que des hooligans, des étudiants russophones ou des anciens de la guerre d’Afghanistan… » Mêmes nuances chez Andriy Parubiy, député et « commandant » de la défense de Maidan : « Des centuries (“Sotnyas”) se sont formées par affinités politiques ou géographiques. Il y a même une sotnya de militants non violents inspirés de Gandhi et chargée de la protection de la population. Et on me demande le pourcentage des fascistes ? », s’insurgeait-il fin janvier. « Nous avons même organisé des sotnyas de femmes non mixtes, sourit la militante des droits civiques Olha Vesnanka. Le combat féministe a aussi sa place à Maidan. »
Surmédiatisation des ultranationalistes
Les actions violentes ont été soutenues par l’ensemble du mouvement au nom de la défense de la population contre la répression du pouvoir. Un texte signé par des personnalités intellectuelles ukrainiennes à destination de l’étranger, titré « Nous ne sommes pas des extrémistes », explique cette position. La place spectaculaire des militants fascistes et ultranationalistes a, il est vrai, brouillé les regards des observateurs. Vyacheslav Likhachev, du Conseil des juifs d’Euro-Asie, note pourtant que cette mouvance a totalement effacé ses revendications antisémites. Et aucun acte raciste n’a été signalé dans le mouvement. Mais ce regard extérieur concentré sur les ultranationalistes inquiète les militants antifascistes, des droits de l’homme et les chercheurs spécialisés.
Dans un texte largement diffusé sur la toile, ils déplorent le sensationnalisme médiatique qui oblitère du coup la diversité des forces antigouvernementales. Ils craignent que la sur-médiatisation des fascistes ne fasse le jeu d’une opération de désinformation amplement relayée par les médias russes. « En discréditant ainsi l’une des plus impressionnantes actions de désobéissance civile dans l’histoire de l’Europe, de tels articles donnent aussi un prétexte pour une implication politique de Moscou, voire même une intervention militaire, telle qu’elle a pu avoir lieu en Géorgie en 2008 », s’inquiètent-ils.
Société civile contre géopolitique
Une telle possibilité ne relève pas simplement d’une vue de l’esprit : outre le fait que la Russie peut prétexter la protection de sa population russe de Crimée, elle peut aussi justifier une intervention par la nécessité de protéger sa base navale de Sébastopol, au sud de la péninsule, qui accueille toute la flotte russe de la Mer noire. Les journaux russes insistent aussi lourdement sur la spécificité des régions russophones de l’est de l’Ukraine, alors même que la contestation ne les a pas épargnées et que le maire et le gouverneur de Kharkov viennent de fuir vers la Russie. Plus largement, la place particulière de l’Ukraine, coincée entre Union Européenne et Russie, en fait un enjeu géopolitique dont tout le monde est parfaitement conscient : l’histoire des relations russo-ukrainiennes a toujours été particulièrement agitée, voire sanglante. Les deux économies demeurent très interdépendantes, même après la désintégration de l’URSS. C’est bien la Russie qui ouvre ou ferme le robinet gazier, véritable cordon ombilical. C’est encore la Russie qui tient à la gorge les finances de l’Ukraine, en promettant une aide de 15 milliards de dollars, à condition évidemment que le prochain pouvoir ne soit pas anti-russe.
Cet aspect géopolitique primordial rend la situation ukrainienne peu comparable avec les mouvements politiques et sociaux qui ont récemment secoué la planète, des pays arabes au Brésil en passant par la Grèce, les places espagnoles, Istanbul, et aujourd’hui la Bosnie. Même si à plusieurs endroits, les rébellions ont rassemblé des groupes aux idées et aux intérêts tout à fait contradictoires.
« Je crains la guerre civile »
La solution qui pourrait se dessiner, à l’aune des actuels remaniements au Parlement, serait une victoire aux présidentielles anticipées de mai de la très médiatique opposante Ioulia Timoshenko. Récemment libérée de prison où elle purgeait depuis 2011 une peine pour abus de pouvoir, cette ancienne de la révolution orange et ex-première ministre a l’avantage de passer pour pro-européenne tout en sachant ne pas déplaire à la Russie. Une réaliste. Ni elle, malgré son statut de martyr, ni les autres ténors de l’opposition n’ont la sympathie de l’opinion : la crise économique lui est attribuée, et chacun sait que son passé de femme d’affaire n’est pas exempt de zones d’ombres. Ses collègues au Parlement n’ont pas toujours été les bienvenus sur Maïdan, où on les soupçonnait d’opportunisme, de louvoiements et de récupération.
« La situation est toujours tendue, explique le journaliste et militant des droits civiques Maksym Butkevych, qui passait ses nuits sur Maïdan. On ne peut rien prédire, mais il est clair que ce n’est pas la fin. » Les différentes forces composant le mouvement populaire, auparavant unies contre un objectif, peuvent être tentées de jouer leur propre partition. Et les fidèles de Ianoukovitch essayer à leur tour d’agiter l’Est. Volontaire d’EvromaidanSOS, Aleksandra Nazarova n’est pas optimiste : « Le Parlement n’a aucun contrôle sur la situation. Je crains la guerre civile, et ceux qui se disent à nos côtés, les nationalistes et les fascistes, se retourneront contre nous demain. »
Eric Simon
Photos : CC Ivan Bandura / DR