Vu de Narbonne, la concomitance des deux annonces passe mal. Le 7 novembre en marge du conseil des ministres, Nicolas Hulot sous le regard vigilant de Christophe Castaner, annonçait que l’objectif de réduction de la part du nucléaire dans le mix énergétique ne serait pas tenu [1]. Voilà pour le pays. Le lendemain même, à Narbonne, un arrêté préfectoral est signé : il autorise l’exploitation par l’usine Areva de Malvési, qui transforme l’uranium en combustible nucléaire, classé Seveso, d’une « unité complémentaire dénommée TDN (traitement des nitrates) » [2]. Et voilà pour la région Occitanie.
Depuis de long mois, plusieurs organisations de la société civile locales s’opposent au projet [3]. Également appelé Thor – pour « thermal organic reduction » –, celui-ci doit permettre de réduire les stocks d’effluents liquides de Malvési en détruisant les nitrates par combustion et en captant les éléments radioactifs résiduels dans de l’argile, afin de les rendre « transférables » sur d’autres sites de stockage de déchets nucléaires – comme le centre de Soulaines, dans l’Aube, par exemple.
Un procédé polluant, énergivore et encore mal maîtrisé, jugent les opposants. Le 5 novembre, trois jours avant la signature de l’arrêté préfectoral, ils sont près de 3000 à descendre dans les rues de Narbonne pour manifester leur refus. Une semaine plus tard, déplorant une décision « qui engage notre bassin de vie pour quarante ans et qui sera lourde de conséquences sur le plan sanitaire environnemental et économique », une association locale – Transparence des canaux de la narbonnaise (TCNA) – appelle dans un communiqué à « la résistance citoyenne ». Une vaste banderole est déployée sur les remparts de la cité de Carcassonne : « Le nucléaire tue l’avenir ».
Des déchets stockés sur place depuis 50 ans
Il faut remonter quelques décennies en arrière pour comprendre l’histoire dans laquelle s’enracine cette défiance. Le site d’Areva Malvési, inauguré en 1959 par Charles de Gaulle, se situe à trois kilomètres au nord-ouest de Narbonne. Implantée sur une ancienne carrière de souffre, l’usine voit passer chaque année près d’un quart de l’uranium mondial. Il entre sous forme de concentré d’uranium, le yellow cake, et ressort en tétrafluorure d’uranium (UF4), l’élément de base du combustible des centrales nucléaires. La transformation s’opère à l’aide d’acide nitrique concentré et produit des déchets nitratés, stockés dans des bassins à ciel ouvert.
« Tous les déchets produits depuis l’ouverture de l’usine, qu’ils soient liquides ou solides, sont encore là, explique André Bories, chercheur retraité de l’INRA et président de Rubresus. Malvési est avant tout une immense décharge, c’est un fait ». Une « décharge » comptant onze bassins. Les historiques B1 et B2, remplis de boues radioactives et classés « installation nucléaire de base » par l’autorité de sûreté nucléaire, ne sont plus utilisés mais « des centaines de milliers de tonnes de boues sont stockées à l’air libre dans ces bassins sans étanchéité construits dans les anciens terrils de la mine. Depuis cinquante ans, à chaque pluie, ils laissent filtrer dans le sol des éléments chimiques et radioactifs », dénonce le chercheur.
Les bassins B3, B5 et B6 sont quant à eux mobilisés pour la décantation des boues. B7 à B12, enfin, sont utilisés pour l’évaporation et le stockage des effluents liquides. Ce sont ceux concernés par le projet « Thor », l’industrie nucléaire estimant désormais urgent de retraiter ces stocks d’effluents. Sauf que « la capacité de stockage des six bassins concernés, donnée par les autorités administratives, est de 451 000 m3, explique André Bories. Et selon les derniers chiffres disponibles, le volume actuel contenu est de 333 000 m3. c’est à dire qu’on est à 74% du remplissage ». Une situation qui, selon les opposants au projet, laissait le temps de plancher sur une autre solution pour retraiter les effluents de Malvési.
« Le cocktail magique de la pollution de l’air »
« Le principal problème posé par Thor, ce sont les rejets atmosphériques, souligne Mariette Gerber, médecin épidémiologiste et ex-chercheuse à l’Inserm. Il rejette notamment du dioxyde d’azote et des particules fines. Or, comme notre région est ensoleillée, le dioxyde d’azote est transformé en ozone, soit le cocktail magique de la pollution de l’air. » De fait, l’une des raisons pour lesquelles l’usine et ses bassins à ciel ouvert ont été implantés dans la région est le climat méditerranéen qui y règne : du soleil pour accélérer l’évaporation, du vent pour disperser les effluves. Mariette Gerber alerte aussi sur la présence de benzène et de phtalate DEHP, un perturbateur endocrinien tristement réputé. « Nous avons été en partie entendus, nuance-t-elle cependant. Le Préfet a exigé des restrictions sur les émissions de dioxyde d’azote et de composés organiques volatiles. C’est positif. Mais il va falloir se donner les moyens de s’assurer que ces restrictions seront respectées par Areva ».
Fin novembre, dans le quotidien local L’Indépendant, Charles Sultan, professeur en endocrinologie pédiatrique au CHU de Montpellier, est moins conciliant. Il appelle à « s’élever contre la décision (de la Préfecture) d’autoriser TDN, au motif que les concentrations de phtalates et de dioxynes ne sont pas dangereuses ». Selon lui, c’est bien « l’accumulation pendant des années qui représente un risque par la superposition des sources ». « Au nom du principe de précaution, on ne fait pas courir de risque aux populations », dit-il.
« Brûler 5700 tonnes de charbon par an »
« Unité de traitement » pour Areva, Thor est considéré comme un « incinérateur » par les opposants au projet : « Areva refuse de parler de combustion et d’incinération mais le procédé est bien celui d’un four transformant, à 850°C, le charbon en gaz, ce qui détruit les nitrates par pyrolyse, explique André Bories. Simultanément, des poussières d’argile sont injectées pour capter les éléments radioactifs et minéraux. Il s’agit de brûler 5700 tonnes de charbon par an, pour réduire les effluents à l’état de cendre. Il s’agit donc bien d’un incinérateur ».
Un incinérateur « qui n’a encore jamais été testé sur le type de déchets stocké à Malvési », renchérit Mariette Gerber. L’association TCNA a documenté l’expérience inquiétante de deux sites situés aux États-Unis ayant adopté la technique Thor pour gérer des déchets nucléaires ou issus de la transformation de l’uranium [4]. Pour Fabrice Hurtado, président de TCNA, la cause est entendue : « Il s’agit d’un projet industriel expérimental, qui sacrifie l’avenir de la population locale sur l’autel du retraitement des déchets ».
Des précédents inquiétants
Un sentiment renforcé par le passé récent de Malvési, qui n’incite guère à la confiance. En 2004, suite à de fortes pluies, une digue du bassin B2 cède. 30 000 m3 de boues polluées s’écoulent dans le périmètre alentour – où passe notamment le canal du Tauran qui rejoint celui de la Robine, avant que celui-ci ne se jette dans la Méditerranée. En 2006, ce sont cette fois des bassins qui débordent. Les relevés effectués par la Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité (Criirad) suite à ces accidents indiquent que les effluents stockés contiennent aussi des éléments radioactifs (présence d’americium et traces de plutonium), et pas seulement nitratés. « On sait que de 1960 à 1983, l’usine de Malvési a accueilli discrètement de l’uranium de retraitement, indique Hervé Loquais, du Collectif Sortir du Nucléaire de l’Aude. Et qu’au niveau des déchets, des éléments radioactifs ont été mélangés avec le reste. »
En plus de la sécurité des bassins, il y a celle de l’acheminement des produits. Le 10 mars 2001, deux wagons remplis de 100 tonnes d’acide fluorhydrique déraillaient en gare de Narbonne. Leur relevage nécessite alors l’évacuation partielle de la population alentour. Presque 17 ans plus tard, la SNCF s’apprêterait à remettre en état les voies de chemin de fer ralliant la gare de Narbonne au site de Malvési, selon l’association TCNA. « Rien n’avait été fait depuis l’accident de 2001, alors on s’étonne un peu du moment où survient cette réfection, souligne Fabrice Hurtado. Devons-nous comprendre qu’il va y avoir bientôt une intensification du trafic sur ces voies à destination de Malvési ? On sait que TDN est un couteau suisse : il peut permettre de traiter de nombreux types d’effluents, pas seulement ceux pour lesquels il est prévu. »
Face à ces éléments factuels non démentis, la communication d’Areva met en avant son strict respect des procédures – commission de suivi, enquête publique, expertises – et vante une « empreinte environnementale réduite ». « Nous avons réalisé des investissements pour sécuriser la zone lagunaire, conforté les digues des bassins, ajoute Nathalie Bonnefoy, directrice communication de la « business unit » Chimie-Enrichissement d’Areva. Les deux expertises demandées par la Préfecture, celles du professeur Bernier et de l’IRSN, ont conclu à l’absence d’impact environnemental et nous considérons que Thor a plus d’avantages que d’inconvénients par rapport aux solutions alternatives. Nous nous engageons à respecter les nouvelles prescriptions émises par la Préfecture. »
« On donne quitus aux industriels pour polluer ! »
Si quelques élus locaux s’opposent au projet, d’autres le soutiennent. Didier Codorniou, premier vice-président (PRG) de la région Occitanie a salué « la décision responsable du préfet de l’Aude ». « Il a mesuré tous les enjeux de ce dossier et trouvé un juste milieu entre la demande de l’industriel et les remarques des associations écologiques », a-t-il déclaré dans un entretien à La Dépêche, mi novembre [5], tout en assurant à Basta!, dans un mail, qu’il n’a pas apporté son soutien au projet.
Après s’être clairement exprimé contre TDN, le maire de Narbonne, Didier Mouly (divers droite), reste silencieux depuis l’autorisation de la Préfecture [6], à l’image de nombreux élus préférant rester discrets. Un positionnement que Fabrice Hurtado, de TCNA, explique en partie par le poids d’Areva dans l’économie locale : « Ils soutiennent le club de rugby, financent le festival Charles Trenet. Ils savent se fondre dans la population. » Areva Malvési met en avant ses 220 salariés dont « près de 75% habitent dans les communes du grand Narbonne », ainsi que 100 emplois « induits auprès d’entreprises sous-traitantes » et « plus de 10 millions d’achats réalisés chaque année dans la région Occitanie ». Au-delà de cette communication – agrémentée d’une touche de greenwashing avec des champs solaires EDF entourant l’usine – André Bories voit plutôt, lui, « la force du lobby nucléaire ». « Dans l’économie locale, le tourisme ou la filière vinicole génèrent bien plus de ressources que l’usine de Malvési, mais chaque fois que nous avons rencontré les élus, Areva était déjà passée, et ils avaient tous en main des dossiers avec des chiffres rectifiés. »
Selon Areva, Thor devrait être opérationnel fin 2019. Pour André Bories, c’est une occasion manquée : « En ce moment, le recyclage a le vent en poupe. Il y avait la possibilité d’enclencher une dynamique vertueuse en adoptant d’autres solutions, par exemple l’extraction du nitrate pour le transformer en acide nitrique et le réutiliser, plutôt que de le détruire. C’est possible, et ils savent le faire. Mais là, on choisit le procédé le plus polluant et le plus consommateur d’énergie. Alors que l’on multiplie les exigences auprès des citoyens, on donne quitus aux industriels pour polluer ! »
Hervé Loquais, de Sortir du nucléaire, juge que le projet Thor aura également pour effet de transférer des déchets – ceux, solides, qui seront contenus dans l’argile – vers d’autres lieux : « On crée un procédé pour se débarrasser des déchets, mais une partie sera envoyée vers d’autres sites du pays ! » Pour Fabrice Hurtado, de TCNA, la guerre est déclarée. « Qu’allons-nous léguer à nos enfants ? Des cancers ? A un moment, il faut dire non. Nous entrons désormais en résistance : nous allons réfléchir à une action en justice, à un référendum régional... Et s’il le faut, nous irons jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme. » La course contre la montre est lancée.
Emmanuel Riondé
Photo : action contre le transport de déchets radioactifs entre l’usine Areva de Malvési, près de Narbonne, et l’Allemagne / CC ROBIN WOOD