« Il y a un surveillant de salle qui nous prenait vraiment pour des sauvages », s’agace une prof en lycée à Sarcelles après la visite d’un petit musée parisien, il y a quelques mois. « Avec des rappels à l’ordre avant même qu’on entre, on a eu le sentiment qu’on n’était pas à notre place », relate aussi Karim, instituteur à Saint-Denis, à propos d’une sortie au musée d’Orsay.
La liste pourrait être bien plus longue : les quinze enseignantes et enseignants de banlieue sollicité
es pour cet article ont tous en tête des souvenirs de sorties scolaires qui se passent mal. Le panel des mésaventures est large.Il y a les remarques clairement racistes, comme ce « On est en France, là ? » qu’une accompagnatrice d’un groupe de Saint-Denis a entendu marmonné, en mai 2023, par un agent de sécurité à l’entrée du centre Pompidou. Il y a aussi les surveillants de salle appelés en renfort pour suivre à la trace les élèves, « comme s’ils allaient repartir avec un Picasso sous le bras », moque Marianne Acqua, professeure de français à Saint-Denis.
Propos colonialistes
Au-delà d’un accueil désagréable, c’est parfois le contenu même des visites qui pose parfois problème. Une guide qui présente par exemple L’Olympia, tableau de Manet où une femme blanche allongée est servie par une femme noire, sans évoquer l’arrière-plan colonial de l’œuvre devant un public d’élèves racisé
es.Il y a encore cette conférencière du Musée de l’histoire de l’Immigration, qui qualifie, en juin 2022, le maréchal Lyautey, acteur majeur des guerres coloniales françaises, de « grand serviteur de l’État ». Les propos sont rapportés dans un mail rédigé par les enseignantes du lycée Jean-Zay d’Aulnay-sous-Bois, qui avaient organisé la sortie. Les enseignants ont adressé ce message à la direction du musée le lendemain de la visite. « La colonisation a permis de mettre un terme aux guerres tribales », a également déclaré la conférencière selon ce mail. Ou encore : « Haïti a acheté sa liberté. »
Cécilia, élève présente à cette visite, s’en souvient encore : « Je suis haïtienne, donc je connais un peu cette histoire. La guide disait des trucs comme “Haïti doit beaucoup à la France” », se souvient la lycéenne. La visite guidée a été interrompue en cours de route et les enseignantes ont exigé – et obtenu – son remboursement. « Si une personne qui arrive à cette place-là peut tenir des propos colonialistes, c’est qu’il y a un problème dans le musée », s’indigne Manel Ben Boubaker, professeur d’histoire-géo.
Des représentations négatives qui pèsent
« C’est la première fois, en quatre ans, que je suis confrontée à une annulation de ce type », assure pour sa part la cheffe du service des publics du Musée de l’immigration, Lieko Lelong. Elle insiste sur le chiffre de 1000 groupes scolaires accueillis chaque année et indique que les nouveaux médiateurs et médiatrices du musée sont formé
es et accompagné es sur le terrain avec un suivi étroit.Quand une sortie se passe mal, à qui la faute ? « Je ne crois pas que cela soit dû à une politique des musées eux-mêmes, répond Élise Boscherel-Deniz, enseignante d’histoire-géo à Saint-Denis. C’est un problème que la société française dans son ensemble a avec les jeunes des quartiers populaires, et avec les garçons en particulier. »
En partie conscients de ces préjugés qui pèsent sur eux, des élèves ont l’habitude de s’habiller différemment pour les sorties de l’autre côté du périphérique. Comme Moussa, lycéen à Drancy. « Quand on va à Paris, on porte des jeans, de beaux t-shirts. Quand on est bien habillé, ça donne une bonne vision de soi », explique-t-il.
Contrôlés par la police sur le chemin du musée
Fabien Truong, qui a été enseignant dans le secondaire en Seine-Saint-Denis avant de devenir sociologue, insiste sur les représentations médiatiques négatives qui pèsent sur les jeunes de banlieue, entre les émeutes de 2005 et les attentats de 2015. « Il y a une telle tension dans la conscience collective que les gens des musées pensent que ça va mal se passer avant que rien n’arrive », analyse le professeur à l’université Paris-8.
Ce n’est d’ailleurs pas seulement l’entrée dans les institutions culturelles qui est brutale, mais l’arrivée même dans le centre de Paris. Exemple fin mai, à la gare du Nord, quand deux élèves sont extraits par la police d’un groupe de quinze lycéens du Val-d’Oise en sortie scolaire pour effectuer un contrôle d’identité.
« Les policiers ont interrompu le contrôle quand on est allé les voir avec mon collègue, mais je trouve ça très humiliant de se faire contrôler comme ça, devant ses camarades », relate leur enseignante. Déjà en avril, deux de ses élèves étaient arrivés en retard au point de rendez-vous fixé pour la sortie à cause d’un contrôle de police.
Changer le rapport au silence
Selon Fabien Truong, les institutions culturelles sont quand même en train de bouger. Lui-même a été convié au centre Pompidou et à la Bibliothèque nationale de France pour former le personnel à l’accueil des publics. « La difficulté dans ces grandes institutions, c’est qu’une volonté de changer les choses au niveau de la direction ne suffit pas », pointe-t-il toutefois.
Pour lui, l’un des chantiers majeurs est de modifier le rapport au silence de ces lieux où le commentaire à voix haute, surtout négatif, n’est pas admis. « Parfois, les élèves font beaucoup de bruit dans ces lieux en raison d’un sentiment d’illégitimité, explique-t-il. Si la réaction des agents est d’imposer le silence de manière autoritaire, ça se passe mal. Quand on enseigne, et les profs le savent bien, on enseigne toujours à partir des ressentis des élèves, même quand ils sont très négatifs. L’élève s’exprime, réagit, ça veut dire qu’il est pleinement présent et c’est le point de départ d’une relation pédagogique. »
Fanny Panhaleux se souvient d’une visite avec ses élèves de première en bac pro électricité au musée d’Art moderne de Paris. Le guide a réussi à capter l’attention des élèves. Mais une fois en visite libre, les jeunes sont devenus bruyants, ont été rappelés à l’ordre plusieurs fois et finalement priés de quitter le musée. « C’est dommage, car à ce moment-là, c’était au contraire parce qu’ils ont vu quelque chose qui leur plaisait qu’ils parlaient », relate cette prof d’histoire-géo à Drancy. Ça a créé une sorte de chahut qui ne correspond pas à la culture musée. »
Pour Salvatore Tulipano, guide-conférencier au musée d’Art moderne, « le musée n’est pas un “temple” dans lequel il faudrait garder le silence absolu ». Mais lui-même est parfois confronté à des visiteurs qui demandent aux conférenciers de faire moins de bruit, comme ce fut le cas deux jours de suite début juin.
Les professionnels des institutions culturelles et en particulier ceux qui ont été formés à la médiation peuvent tout à fait avoir conscience des enjeux d’inclusion. Mais ce n’est pas le cas du public, qui reste, bien souvent, une élite appartenant aux classes supérieures.
Des profs démunis
Face à ces sorties ratées, les profs sont en colère, mais aussi épuisés et démunis. « C’est tellement usant qu’on n’a pas le courage d’entrer dans la confrontation », explique une ancienne enseignante en Seine-Saint-Denis. « Quand je suis allé me plaindre dans le hall du centre Pompidou sur la façon dont une surveillante de salle nous suivait, ils m’ont dit que c’était ma parole contre la sienne », relate Défendin Détard, professeur d’histoire-géographie et d’histoire de l’art à Noisy-le-Grand.
Les enseignants témoignent alors sur les réseaux sociaux. Comme Marianne Acqua, qui racontait sur son compte Facebook en 2016 qu’un agent du musée d’Orsay répétait « fermez vos gueules » à ses élèves du lycée Utrillo de Stains. Un autre enseignant relatait l’année dernière sur Twitter les mésaventures de ses collégiens au centre Pompidou. « Si un musée ne sait pas accueillir un public qui n’est pas habitué à le fréquenter, il échoue dans sa mission », écrivait-il. Après la publication de ces tweets, partagés des milliers de fois, le musée a offert des places aux élèves pour y retourner en famille et a invité la classe à une visite des coulisses.
« C’est tout à fait regrettable qu’il y ait des incidents, admet le directeur des publics du centre Pompidou, David Cascaro. Mais l’écrasante majorité des visites se passent très bien et ça ne doit pas cacher tout le travail de médiation que nous faisons auprès des différents publics, scolaires ou du champ social notamment », insiste-t-il. Les musées interrogés mettent en avant le grand nombre de groupes scolaires accueillis chaque année : plus de 4000 au Centre Pompidou l’année dernière, 5500 au musée d’Orsay.
Le grand nombre des visites qui se passent sans encombre ne suffit pas à faire disparaître les conséquences de celles qui laissent un goût amer. « Je ne vais pas vous cacher que ça calme…, explique Défendin Détard. C’est tellement de boulot de préparer une sortie que je n’ai pas envie de faire tout ça pour que mes élèves se sentent stigmatisés. » « Je ne fais pas beaucoup de sorties de classes dans des musées, abonde Houyem Rebai, enseignante dans le primaire à Saint-Denis. C’est compliqué, on n’a pas beaucoup de cars et j’ai un peu peur de comment on va être reçus. »
Trouver des lieux “safe”
Les profs qui poursuivent les sorties choisissent leurs institutions. « Ma solution personnelle, c’est de trouver des lieux “safe”, explique l’instituteur de Saint-Denis Karim. Je préfère boycotter les musées où ça se passe mal. » Lui et deux autres enseignantes interrogées ne vont notamment plus au musée d’Orsay depuis plusieurs années.
Virginie Donzeaud, administratrice générale adjointe du lieu, assure pourtant que l’institution tient à accueillir tous les publics et met en avant la gratuité totale pour les groupes scolaires. « Pendant les confinements du Covid, le personnel n’était pas en arrêt. Ça a été pour nous un temps de formation privilégié. Nos agents ont été mieux formés à l’accueil », ajoute-t-elle. Défendin Détard a d’ailleurs constaté que les visites avec ses classes étaient moins tendues depuis l’arrivée du nouveau président du musée, Christophe Leribault, il y a deux ans.
Dans leur livre Entrer en pédagogie antiraciste, à paraître en septembre aux éditions Shed publishing, des membres de la commission antiraciste de Sud Éducation 93 abordent la question des sorties scolaires. Ils conseillent de se tourner vers les structures qui ont des tarifs spéciaux pour les établissements scolaires des réseaux d’éducation prioritaire REP ou REP+.
Des places de théâtre
Les enseignants interrogés suggèrent aussi de se tourner vers des institutions plus petites ou situées en banlieues, comme le musée Maromottan-Monet, celui d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye, le théâtre Gérard-Philippe à Saint-Denis ou le théâtre de la Tempête.
Au théâtre de la Tempête, « mes élèves n’y sont pas traités simplement comme les autres spectateurs, mais comme des spectateurs spéciaux, explique Marianne Acqua, qui y emmène souvent ses élèves. C’est ça qui devrait être fait partout pour les jeunes éloignés des lieux culturels parisiens. Il faut leur faire sentir qu’on veut qu’ils soient là. »
Avec le dispositif « L’invitation au spectacle » par exemple, le théâtre de la Tempête « aide les élèves à devenir des spectateurs du futur », met en avant la chargée des relations avec les publics, Laureen Bonnet. Deux places leur sont offertes – l’une payée par leur lycée, l’autre par le théâtre –, pour qu’ils se rendent avec la personne de leur choix à la représentation qu’ils ou elles souhaitent, hors du cadre scolaire.
Et avant chaque spectacle, l’équipe du lieu essaie de créer une rencontre, même brève, entre les compagnies et les élèves, pour les impliquer dans le spectacle. « C’est très important de mettre les élèves et les artistes en contact, souligne Laureen Bonnet. C’est l’occasion pour les metteurs en scène d’évoquer ce que représente pour eux un spectacle vivant et de dire aux élèves : “Si vous n’êtes pas là, rien ne va se passer ce soir !” »
Adèle Cailleteau
Photo de une : Le Musée du Louvre/CC BY-NC 2.0 Joan via flickr.