Cela ressemble à un gigantesque miroir déformant. La « majorité présidentielle », avec 7,3 millions d’électeurs est en passe d’envoyer entre 415 et 455 élus à l’Assemblée nationale, laminant tout risque sérieux d’opposition parlementaire. Près des trois quarts des députés seront donc élus par 32 % des suffrages exprimés, 15,5 % des inscrits. Paradoxe de notre démocratie finalement peu « représentative », les listes La République en marche (LREM) et du Modem font moins bien que le PS en 2007, alors défait par la droite sarkozyste, mais elles sortent victorieuses d’un étrange scrutin. Un scrutin où « l’optimisation » et la « novlangue » managériales ont été appliquées avec succès à la stratégie politique pensée par Emmanuel Macron. L’optimisation, car l’implacable mécanique mise en œuvre exploite au maximum les institutions de la 5e République, la fracturation de l’électorat constatée au premier tour de la présidentielle et le niveau record d’abstention.
Face à une gauche très dispersée et à une droite asphyxiée par un gouvernement qui calque son programme néolibéral, il suffit aux candidats LREM de bénéficier du bonus de voix accordé traditionnellement à la majorité présidentielle pour être quasi certains de se qualifier au second tour. Et ce, quels que soient leur parcours, leur notoriété et la réalité de leurs convictions. Ensuite, « l’optimisation » joue à fond. Les candidats LREM disposent d’une réserve de voix quelle que soit la configuration du second tour. Une partie de la droite votera pour eux lorsqu’ils sont opposés à la France insoumise, au PS ou au PCF. Une partie de la gauche fera de même dans la configuration inverse, face au FN notamment.
La moitié de la population active n’est pas de retour à l’Assemblée
La « novlangue » ensuite : les termes « renouvellement » ou « société civile » sont autant d’éléments de langage répétés à l’envi par le staff présidentiel et repris sans la moindre réserve par de nombreux médias. Près de la moitié des candidats LREM ne sont pourtant pas des novices en politique et exerçaient déjà un mandat électoral. Quant à la « société civile », la sociologie du futur groupe parlementaire ultra majoritaire démontrera qu’elle est très excluante.
Le Premier ministre Édouard Philippe a beau annoncé que « la France est de retour », la société civile version Macron ignore presque totalement la moitié de la population active française – les ouvriers et les employés. Celle-ci n’est pas de retour à l’Assemblée. Les candidats, « choisis sur CV, comme dans une entreprise, sur une hypothèse de totale obéissance », note le politologue Gaël Brustier dans Libération, laissent la part belle aux activités de conseil et de « consulting » – plus d’un candidat sur huit – ainsi qu’aux dirigeants d’entreprise. « L’analyse des métiers et les registres de créations de société permettent d’affirmer qu’au moins 156 candidats, soit près d’un sur trois, ont leur propre entreprise », relevaient les Décodeurs du Monde.
Un « ras-de-marée » bien précaire
Un nombre de députés extravagant au vu de la réalité électorale de la nouvelle majorité, des élus au profil uniforme bien éloigné de la diversité sociologique française, excluant de fait de nombreuses catégories de la population, risquent de rendre ce « ras-de-marée » bien précaire. D’autant que les populations non représentées seront par ailleurs les grandes perdantes des réformes néolibérales annoncées. Le régime et son modèle économique sont toujours en crise, la nouvelle assemblée unicolore semble incarner son ultime soubresaut.
Qu’en est-il de la gauche, censée porter une alternative à ce bloc néolibéral en train de se constituer ? Du côté de la France insoumise, c’est l’image du verre à moitié plein ou à moitié vide. Avec 11 % des voix, le mouvement lancé il y a un an par Jean-Luc Mélenchon réussit son pari de supplanter dans les urnes un PS en ruines, à 9,5 % (score du PS, du PRG et des divers gauche tel que donné par le ministère de l’Intérieur). Reste à voir s’il le dépassera également en nombre de députés. Les candidats de la France insoumise seront présents dans environ 70 circonscriptions, le plus souvent face à un candidat LREM. Le PS et ses alliés (PRG et EELV) se sont, eux, qualifiés dans 73 circonscriptions. Les candidats « insoumis » font en tout cas bien mieux que le « Front de gauche » de 2012 (6,9 %).
France insoumise : le verre à moitié vide
Mais il y a le verre à moitié vide. L’objectif principal de la France insoumise aux législatives était « de faire voter les sept millions d’électeurs qui se sont portés sur la candidature de Mélenchon », nous déclarait Martine Billard, l’une de ses responsables (lire ici). Avec 2,5 millions de voix, c’est un peu plus d’un tiers des électeurs de Jean-Luc Mélenchon qui sont restés mobilisés. La France insoumise a bien davantage souffert de l’abstention – et de la dispersion de l’électorat de gauche – que les listes LREM ou Les Républicains, comparé au résultat de leur candidat respectif au premier tour de la présidentielle. LREM a attiré environ 85 % des voix obtenues à la présidentielle, les listes d’alliance LR et UDI en ont séduit environ 60 % comparé au score de François Fillon. Un demi-échec sur lequel les « insoumis » devront s’interroger, alors qu’ils constituent désormais la principale force politique d’une gauche sociale et écologiste non macronisée qui, malgré le miroir déformant de l’Assemblée, pèse potentiellement plus d’un quart de l’électorat.
Illustration de ce succès mitigé, les quatre candidates de gauche et citoyennes que nous avons suivies ont connu des destins variables. Celles qui, sur le papier, avaient le plus de chance de se qualifier – Isabelle Attard dans le Calvados, soutenue par l’ensemble de la gauche, de la France insoumise au PS, et Sarah Soilihi dans les quartiers nord de Marseille – sont arrivées troisième et sont donc éliminées malgré un score honorable. Enora Le Pape (France insoumise) en Ille-et-Vilaine, et Nathalie Perrin-Gilbert, soutenue par une partie de la gauche, à Lyon, affronteront au second tour des candidats LREM, mais avec de faibles chances de l’emporter.
La seule indéniable bonne nouvelle de ce scrutin réside dans le relatif effondrement du FN, qui réalise 14 % des voix contre 21,3 % un mois et demi plus tôt, et perd plus de 4 millions d’électeurs. Le parti de Marine Le Pen arrive cependant à maintenir une cinquantaine de candidats au second tour mais ne devrait pas parvenir à élire plus d’une poignée de députés. Une satisfaction bien provisoire, tant le paysage politique a horreur du vide. Quelles nouvelles forces politiques le combleront ?
Ivan du Roy
Photo : CC @Julien Moisan