Dassault, Thales, Safran (ex-Sagem), Naval Group (ex-DCNS), les constructions mécaniques de Normandie, Airbus, Nexter, Renault Trucks Defense… La liste des entreprises françaises citées pour avoir profité directement ou via leur filiales des contrats d’armement avec l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis est longue. Problème : depuis mars 2015, ces deux États, gros clients de l’industrie d’armement française, sont les plus actifs de la coalition arabe engagée au Yémen pour combattre une rébellion, dans le cadre d’un conflit qui s’enlise et tourne à la catastrophe humanitaire.
Une étude juridique du cabinet Ancile Avocats commandée par Amnesty International et l’Acat (Actions des chrétiens pour l’abolition de la torture), publiée aujourd’hui, estime qu’il existe un risque « juridiquement élevé » que les ventes d’armes de la France à l’Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes Unis violent le Traité sur le commerce des armes (TCA) et la réglementation européenne en la matière (position commune européenne de 2008). Ces deux textes interdisent les transferts de matériel militaire dans plusieurs cas, notamment quand il existe des risques de violations graves du droit international humanitaire, ou des risques de déstabilisation régionale. L’étude ouvre la possibilité d’actions juridiques variées à l’encontre de l’État français ou des entreprises exportatrices, du recours administratif contre les autorisations d’exportation à l’engagement des responsabilités pénales des dirigeants ayant conclu les ventes d’armes.
Utilisation d’armes interdites et victimes civiles
Au Yémen, les allégations de violations du droit humanitaire sont extrêmement sérieuses. On peut recenser l’utilisation d’armes prohibées telles que les bombes à sous-munitions – qui dispersent mines et explosifs sur plusieurs centaines de mètres, mettant en péril les populations civiles – ou des bombardements aériens touchant des civils. En février on comptait 5974 civils tués et 9493 autres blessés depuis le début du conflit. Sans oublier un blocus dont les effets sont manifestement excessifs puisqu’il serait à l’origine de « la plus grande crise alimentaire au monde », selon le secrétaire général des Nations-Unies Antonio Guterres.
Quant aux risques de déstabilisation, dès le 22 décembre 2015, François Delattre, représentant permanent de la France auprès des Nations Unies, déclarait : « La situation au Yémen n’est plus seulement une menace régionale mais internationale » [1]. Dès lors, on peut se demander comment la France, informée du massacre sur le terrain, et continuant - sur le plan diplomatique - à appeler à une résolution politique du conflit, a pu autoriser l’exportation d’armes aux belligérants.
La France persiste malgré le droit
Pourtant, comme le détaille longuement l’étude, les livraisons d’armes se poursuivent, y compris des équipements pouvant servir à maintenir le blocus qui affame la population, comme des intercepteurs fabriqués par CMN Group (Constructions mécaniques de Normandie), basé à Cherbourg. Mais également l’assistance technique sur le matériel livré ou encore les prestations de formation. Seize pilotes de chasse saoudiens seraient d’ailleurs formés actuellement par la société Défense Conseil International (DCI), détenue à 49,9 % par l’État.
Une position d’autant plus intenable que le Code de la défense prévoit explicitement qu’il est possible de suspendre ou abroger des autorisations d’exportations déjà accordées « pour des raisons de respect des engagements internationaux de la France ». Il est donc tout à fait possible de revenir sur tous les contrats, même ceux signés avant le début des hostilités.
Une demande d’embargo et un aperçu des recours juridiques qui pourraient être lancés...
Difficile de déterminer les motivations du gouvernement : les avis de la commission interministérielle qui éclairent le Premier ministre dans ses décisions en la matière ne sont pas rendus publics. L’étude commandée par Amnesty et l’Acat étrille d’ailleurs l’opacité et le déficit démocratique du régime d’exportation d’armes français, qui peut conduire à des conséquences « potentiellement désastreuses ». Dans des cas comme le Yémen, par exemple.
Les rares réponses officielles sur le sujet font état d’évaluations au cas par cas, mettant en balance plusieurs facteurs dont le respect des droits de l’homme, la stabilité régionale ou la nécessité de soutenir la lutte contre le terrorisme [2]. Or les textes internationaux ne prévoient pas que la lutte contre le terrorisme permette d’ignorer le droit humanitaire. En d’autres termes, le ventes d’armes de la France à l’Arabie Saoudite et aux Émirats pourraient bien être illégales.
Dans ce cas, gouvernement et dirigeants des sociétés concernées s’exposent à des poursuites en justice. Si l’étude laisse entrevoir une solution politique, citant des États ayant décidé d’eux-même d’arrêter leurs exportations d’armes aux belligérants, comme l’Allemagne ou le Canada, elle se conclut sur la liste des différents recours contentieux qui pourraient être engagés. Thalès, qui a vendu des systèmes de visée pour les bombardements aériens, et CMN Group qui a exporté des intercepteurs maritimes utilisés pour le blocus, pourraient être visés. Si ces exportations d’équipements sont jugés illégales, les dirigeants responsables risquent, en théorie, des peines de prison et de lourdes amendes. L’avertissement sera-t-il pris au sérieux ?
Anne-Sophie Simpere
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– Lire notre enquête : Mirages 2000, chars Leclerc, canons Caesar : la France fournisseuse officielle du carnage yéménite
– Et notre précédent article : Malgré « des preuves accablantes de crimes de guerre », la France continue de vendre des armes