La loi modifiant les conditions d’accès à l’enseignement supérieur et à l’université, dite loi « orientation et réussite des étudiants », a été adoptée par le Parlement le 15 février, pour entrer en vigueur dès la rentrée prochaine. Le texte fait bien plus que remplacer le système d’admission post-bac (APB), basé sur le tirage au sort, par le système Parcoursup : c’est en fait la sélection à l’entrée de toutes les filières de l’enseignement supérieur qui est aujourd’hui mise place.
Dans le même temps, le gouvernement Philippe engage une réforme du baccalauréat, qui prévoit la fin de l’examen final commun à tous les lycéens, et l’obtention du diplôme sur contrôle continu et sur partiels différents selon les académies. Quelle sont les logiques de ces réformes, leurs enjeux ? Quelles vont en être les conséquences ? Entretien avec Leïla Frouillou, maître de conférence en sociologie à l’université de Nanterre et spécialiste des inégalités scolaires.
Basta! : Les deux réformes de l’enseignement que le gouvernement est en train de mettre en œuvre, celle du bac et la sélection à l’université, suivent-elles la même logique ?
Leïla Frouillou [1] : La réforme du bac et du lycée, ainsi que celle de la sélection à l’université, sont deux réformes complémentaires. Elles vont accentuer les inégalités entre les établissements. La réforme du baccalauréat entend faire jouer au contrôle continu un plus grand rôle dans l’obtention du diplôme. Une partie de la note finale serait attribuée à partir d’examens de type "partiels", qui auraient lieu à intervalles réguliers et seraient gérés au niveau de l’académie.
Il existe évidemment un risque que, selon les lycées et les académies, la note obtenue au diplôme ne soit pas perçue comme ayant la même valeur. Cette logique nous dirige vers une mise en concurrence des élèves et des établissements scolaires, et vers la constitution d’un "marché" de l’enseignement. Il existe déjà des différences d’accès à l’information, sur l’orientation et sur l’accès aux filières sélectives selon les différents lycées. Certains lycées orientent les élèves vers des filières sélectives, d’autres non. Cette inégalité d’accès selon les établissements d’origine va encore s’accentuer, avec la fin des épreuves communes à tous les lycées du pays.
Cette inégalité d’accès à l’université selon que l’on vient de tel lycée dans tel département sera-t-elle aggravée par la réforme d’accès à l’enseignement supérieur ?
Cette seconde réforme va aboutir à ce que toutes les filières de l’enseignement supérieur deviennent sélectives à partir de la rentrée 2018. De nombreuses formations du supérieur, classes préparatoires aux grandes écoles, écoles paramédicales, BTS [brevet de technicien supérieur, ndlr], IUT [institut universitaire de technologie, ndlr], instituts d’études politiques, sont il est vrai déjà sélectives. C’est une dynamique qui s’est accentuée depuis les années 1970.
A l’université, on a aussi observé une croissance des filières sélectives ces dernières années, avec la création de filières spécialisées à double discipline, comme la récente licence gestion et cinéma à Panthéon-Sorbonne par exemple. Les filières dites non-sélectives sont déjà en minorité, si l’on considère le nombre d’étudiants inscrits. La généralisation et l’institutionnalisation de la sélection dans toutes les filières universitaires s’inscrivent dans l’idéologie du « premier de cordée » : il s’agit de faire en sorte que les meilleurs bacheliers aient accès aux meilleures formations.
Vous avez travaillé, dans le cadre de votre thèse, sur les inégalités territoriales d’accès à l’université en Ile-de-France. Les bacheliers issus des villes de banlieue ont-ils moins accès aux universités prestigieuses que les élèves des lycées parisiens ?
Dans les années 1990, l’État a mené une politique de maillage du territoire national et de l’Ile-de-France, dans le but d’implanter des universités au plus près des lieux d’habitation. Néanmoins, en Ile-de-France encore plus qu’ailleurs, nous faisons face à des inégalités d’accès qui risquent de s’accentuer avec le renforcement d’une logique de marché. Certains étudiants issus des banlieues parisiennes lointaines vont choisir de s’inscrire dans une université plus proche de chez eux. Cela pour limiter les temps de déplacement, mais aussi pour pouvoir travailler à côté. Beaucoup d’étudiants des milieux populaires doivent travailler en plus d’étudier, ce qui leur rend impossible de suivre une classe préparatoire aux grandes écoles.
D’autres veulent aller dans une université parisienne, mais le système d’admission post-bac avait mis en place une priorité donnée aux bacheliers de l’académie. Donc pour un lycéen issu de l’académie de Créteil, il n’était déjà pas si facile d’étudier dans une université à Paris, surtout dans les filières en tension comme le droit. Avec le système Parcoursup, le recteur devra fixer un pourcentage maximal accepté de mobilité à l’extérieur de l’académie. Ce qui ne va certainement pas rendre plus facile l’accès aux universités parisiennes pour les bacheliers des banlieues. Par ailleurs nous ne saurons pas grand-chose de ce pourcentage, variable selon les formations et les années.
Les précédentes réformes de l’enseignement supérieur, notamment la loi dite « LRU », qui a mis en place l’autonomie des universités, étaient-elles déjà dans cette logique de mise en concurrence ?
Les lois de réforme des universités de 2007, 2009 et 2013 ont mis en concurrence les établissements tout en leur attribuant une autonomie assez relative puisque, par exemple, la gestion des affectations en première année restait centralisée. La nouvelle loi dite « orientation et réussite des étudiants » renforce d’ailleurs l’autorité académique, notamment en ce qui concerne les capacités d’accueil. Nous avons aussi observé une accentuation de l’autonomie des établissements dans le secondaire, avec les projets d’établissement, y compris dans les collèges. Cette réforme conduisait déjà les collèges et lycées à se démarquer les uns des autres. C’est une philosophie de « marché de l’enseignement » qui s’applique, et qui place les familles et les élèves dans une stratégie d’auto-entrepreneurs de leurs parcours scolaire : ils doivent investir dans leurs parcours, en attendant un retour en matière de rendement sur le marché du travail.
La réforme Parcoursup et la sélection généralisée ne risquent-ils pas de laisser nombre de bacheliers sur le carreau, sans université, sans formation ?
Le gouvernement dit que tout sera fait pour qu’il y ait le moins possible de bacheliers non affectés. Mais tout cela reste très opaque. On attend 48 000 bacheliers supplémentaires à la rentrée prochaine, et beaucoup de filières sont déjà saturées, ce qui explique les dysfonctionnements du système de l’admission post-bac [dit APB, ndlr] l’année dernière. Un problème de transparence qu’on trouve aussi dans le traitement des dossiers, d’ailleurs. D’un côté, on nous promet que tous les dossiers de candidature envoyés par le biais de Parcoursup seront lus. Mais dans nos instances universitaires, on nous dit que des algorithmes locaux seront utilisés pour faciliter la sélection !
Des algorithmes locaux ?
Oui, ils appellent cela des « aides locales pour le traitement automatisé des dossiers ». Par exemple, à l’université de Nanterre, nous avons reçu l’an dernier, via le système APB, 100 000 vœux d’entrée concernant l’une des formations dispensées à l’université. Cela pour 9000 places. Les dossiers étaient déjà traités automatiquement, en privilégiant les premiers vœux des candidats. Pour la rentrée prochaine, nous allons nous retrouver dans un système où les bacheliers vont devoir envoyer des dossiers de candidature à chaque formation qu’ils souhaitent suivre, sans hiérarchiser leurs vœux.
Or, nous sommes censés analyser tous les dossiers en deux semaines. Cela va être très difficile. Pour nous y aider, il y aurait donc un module d’aide automatisée à la décision. Le principe, c’est que vous avez la liste de tous les candidats, et vous pouvez donner la priorité à certaines variables : la note dans telle ou telle matière, le type de bac obtenu, etc. Donc vous faites des tris successifs, puis vous sélectionnez les candidats en fonction de ces différentes variables. Le résultat est un classement de tous les candidats, sans avoir forcément eu besoin de lire les projets motivés de chacun des milliers de dossiers envoyés.
Avec ce nouveau système de sélection, les bacheliers issus de bacs professionnels et technologiques vont-ils se retrouver exclus des formations universitaires généralistes ?
Le système Parcoursup contrarie en effet le développement de trajectoires « exceptionnelles », puisqu’il considère l’orientation comme dépendante des compétences dores et déjà acquises, en excluant le fait que des personnes puissent en réalité raccrocher une trajectoire située « au dessus » de leurs compétences à un moment donné. Plus vous excluez tôt cette possibilité, plus vous accentuez la sélection sociale. Les trajectoires exceptionnelles sont de fait peu nombreuses du point de vue statistique, mais elles existent. L’un des mes collègues, maître de conférence, a fait un bac technologique, par exemple. Avec ce système de sélection, on enferme les gens dans les compétences qu’ils avaient à quinze ans. La question est aussi celle du nombre de places dans les formations supérieures. Il n’y a tout simplement pas assez de capacité d’accueil pour tous les bacheliers. Si les bacheliers professionnels et technologiques avaient accès aux BTS quand c’est leur premier choix, on pourrait laisser ceux qui placent l’université en premier choix y aller et tenter leur chance. Car la réussite à l’université est aussi évidemment une question de motivation.
L’an dernier, il y avait déjà 7000 bacheliers sans affectation. Ce qui peut sembler peu par rapport aux 860 000 candidats. Mais cette année, nous n’aurons pas beaucoup plus de capacité d’accueil et pourtant nous aurons 48 000 bacheliers en plus. Le choix de remplacer le système du tirage au sort, qui était celui du logiciel d’admission post-bac, par une sélection avec Parcoursup, a été légitimé par la peur d’un problème de manque de places dans des filières qui sont traditionnellement destinées aux enfants des classes bourgeoises ou moyennes supérieures. Quand il s’est agit de tirer au sort l’accès à la première année d’études de médecine, cela est apparu, d’un seul coup, inacceptable, alors que le tirage au sort était une option existante dans le système APB depuis au moins l’année 2011.
Quel est l’état de la mobilisation contre ces réformes chez les universitaires ?
Début février, une douzaine d’universités ont été bloquées. Les directions et certains personnels des universités ne sont pas fondamentalement opposés à la sélection dans leur ensemble, car on les a mis dans une situation budgétaire dans laquelle il est difficile d’accueillir tous les étudiants dans de bonnes conditions. Et il y a une volonté dans certaines universités de former des « écoles » élitistes, des instituts, de se rapprocher du fonctionnement des universités aux États-Unis, comme avec la création de l’école de droit de la Sorbonne.
Mais il y a aussi des universitaires qui pensent que cela fait partie de notre mission d’accueillir tous les étudiants en première année, et qu’un étudiant possède un droit à l’erreur d’orientation quand il n’a que 17 ans. Mais nous ne sommes pas majoritaires, et par ailleurs cela dépend des disciplines. Toutefois, même parmi les enseignants a priori favorables à la sélection, la mise en place de la réforme, qui se fait dans l’urgence, sans respecter les prises de positions locales, a heurté certains collègues.
Propos recueillis par Rachel Knaebel
Photo : Pixnio - CC0.