La COP28 de Dubaï a fini par accoucher d’un accord de compromis. Il mentionne pour la première fois explicitement la perspective d’une fin des énergies fossiles – charbon, pétrole et gaz – mais en la repoussant à un avenir indéfini.
Or il devrait être clair que tant qu’on ne réduira pas drastiquement la consommation mondiale d’énergies fossiles, on aura beau développer autant de capacités solaires ou éoliennes qu’on voudra, on n’avancera pas. Les émissions globales de gaz à effet de serre resteront à des niveaux insoutenables.
Les résistances viennent bien sûr des États pétroliers comme l’Arabie saoudite, qui comptent bien continuer à profiter de la manne du pétrole et du gaz. Mais elles viennent aussi, à rebours des grands discours vertueux de la France et de l’Europe, de l’intérieur même de nos économies : des grandes multinationales pétrogazières comme TotalEnergies en France, ou encore Shell, BP ou Eni pour ne parler que des européennes.
Toutes ces entreprises prétendent aujourd’hui avoir changé, être devenues plus vertes, mais en réalité elles continuent à exploiter des énergies fossiles comme avant. Pire encore : elles projettent même d’augmenter leur production, comme on le voit par exemple avec les projets contestés de TotalEnergies en Ouganda et en Tanzanie aujourd’hui. Elles n’ont fait qu’ajouter une mince couche d’énergies renouvelables dans leur mix énergétique, sans rien changer à ce qui constitue leur cœur de métier historique : le pétrole et le gaz.
Une entreprise comme TotalEnergies n’a aucun intérêt à sortir rapidement des énergies fossiles, qui sont une source de profits faramineux. Toute sa valeur boursière ou presque est fonction des réserves de pétrole et de gaz qu’elle peut faire miroiter aux investisseurs. On voit bien, en outre, que les géants des hydrocarbures disposent encore d’une grande influence politique, qui leur permet d’entraver ou retarder toute action politique ambitieuse dans ce domaine, comme ils le font depuis des décennies.
Enfin – et c’est tout aussi important – ils ont actuellement toute latitude pour répercuter les coûts du changement sur les autres, sur leurs clients (sous la forme de hausses de prix) et les gouvernements (sous la forme d’aides publiques), en sacralisant bien sûr les dividendes versés à leurs actionnaires. Ils sont donc en mesure de rendre la transition et la sortie des énergies fossiles encore plus coûteuse et impopulaire.
Bref, si on continue à attendre que TotalEnergies et ses homologues veuillent bien un jour sortir de leur plein gré des énergies fossiles, on va droit dans le mur climatique, mais aussi social.
Que faire, alors ? Comment serait-il possible de forcer ces entreprises à sortir vraiment des énergies fossiles ? C’est la question que nous nous sommes posée à l’Observatoire des multinationales avec l’ONG 350.org, dans un rapport paru la semaine dernière.
Nationaliser Total
Une première partie de la réponse se situe au niveau de la régulation. Non seulement il faut introduire un élément de contrainte, qui aujourd’hui n’existe quasiment pas, mais il faut que cette contrainte s’applique à tous les niveaux de la chaîne et à tous les acteurs qui contribuent à l’exploitation des énergies fossiles.
Autrement dit, il faut non seulement des règles contraignantes pour que TotalEnergies abandonne rapidement le pétrole et le gaz, mais aussi des règles sur la rémunération des dirigeants, les politiques d’investissements des banques et des acteurs financiers, la fixation des prix, etc. C’est l’ensemble des règles du jeu qu’il faut changer.
Nous pensons aussi qu’une certaine forme de reprise en main publique – pour être clair : de nationalisation – est probablement indispensable. Seuls les États ont les ressources nécessaires pour extraire des géants comme TotalEnergies de l’emprise des marchés financiers et leur imposer de sortir rapidement des hydrocarbures au nom de l’intérêt général.
Mais la nationalisation n’est pas une fin en soi. On ne manque pas d’exemples d’entreprises qui sont la propriété d’États et qui ont des pratiques tout aussi problématiques et opaques que les autres multinationales. C’est pourquoi nous insistons sur la démocratisation de la gouvernance et de la gestion de l’entreprise, avec un rôle important pour les salariés et la société civile.
Certaines parties du groupe TotalEnergies actuel sont appelées à disparaître : celles qui sont liées au pétrole et au gaz. Mais d’autres pourront perdurer sous la forme d’une entreprise qui soit la propriété de ses salariés et des citoyens, ou encore être intégrées à un service public de la transition énergétique.
Bien sûr, les objections ne manquent pas. Par exemple si TotalEnergies commence à se retirer du pétrole et du gaz, d’autres entreprises viendront immédiatement prendre sa place et ce sera pire qu’avant. D’abord, nous ne proposons pas un retrait unilatéral, mais une réduction ou un abandon de production négociée avec les partenaires locaux de TotalEnergies, c’est-à-dire souvent les gouvernements.
Ensuite, ce que nous envisageons va évidemment bien au-delà de TotalEnergies. Il faut savoir que des réflexions similaires sont en cours en Europe, à propos de Shell (Pays-Bas), Eni (Italie) ou autres, et même aux États-Unis et en Amérique du Sud. On pourrait donc envisager un processus international coordonné, qui aurait un vrai effet d’entraînement sur les autres acteurs ainsi que sur les consommateurs actuels d’énergies fossiles.
Enfin, il ne faut pas oublier que la France, comme les autres pays occidentaux, a une responsabilité historique démesurée en matière d’émissions de gaz à effet de serre. Il nous paraît normal que ce soient nos pays qui fassent le premier pas, au lieu de faire la leçon aux autres.
Olivier Petitjean, rédacteur en chef de l’Observatoire des multinationales