Michèle Rauzier, 73 ans, est née dans le 16e arrondissement de Marseille, près du bord de mer. C’est toujours là qu’elle habite. Elle a vu le littoral laisser progressivement place aux installations du port maritime. Et tous les jours, elle observe les conséquences du trafic des navires depuis son jardin, qui donne sur le terminal des croisières : « Quand on est à l’extérieur, on a des difficultés à respirer, on tousse, on a les yeux qui piquent. Et je dois nettoyer tous les deux jours à cause de la suie. »
La septuagénaire craint aujourd’hui pour sa santé. Elle a la valve mitrale calcifiée, une maladie cardio-vasculaire, et a vu nombre de proches atteints de graves pathologies : « Des amis sportifs, qui ont une hygiène de vie remarquable. Trois sont morts de cancers des voies respiratoires, plusieurs autres sont tombés malades. »
Michèle Rauzier fait partie d’un groupe de 25 habitants qui viennent de déposer plainte contre X, aux côtés de l’antenne marseillaise d’Alternatiba et l’association de riverains Cap au Nord, contre la pollution du port. Pour eux, les navires de croisière, ferries et cargos, qui font escale à Marseille sont dangereux pour la santé des riverains et pour les écosystèmes. La plainte est également soutenue par le collectif « Stop Croisières », qui s’est fait remarquer en juin dernier en bloquant l’accès au port de Marseille à deux immenses paquebots .
Obtenir une indemnisation
Annoncée par les associations depuis l’été dernier, la plainte a finalement été déposée le mardi 28 février. L’objectif ? Porter l’affaire au pénal afin d’ouvrir une enquête, identifier des coupables et obtenir, in fine, une indemnisation pour les habitants qui dénoncent la pollution de l’air, une dégradation de leur santé, des écosystèmes marins. La plainte porte sur la « mise en danger de la vie d’autrui », et des « blessures involontaires » pour le volet sanitaire. Elle accuse aussi les paquebots d’écocide et de mise en danger de l’environnement par le rejet en mer de substances nocives pour la flore et la faune marine.
Une pétition a été mise en ligne pour soutenir la plainte et un formulaire permet de prendre contact pour grossir les rangs des plaignants. L’action devrait être suivie d’un recours au tribunal administratif, dont la date n’a pas encore été fixée.
Le mouvement de contestation contre les ports de croisière a pris de l’ampleur ces derniers mois. Après l’action spectaculaire de Stop croisières en juin, le maire de la ville, Benoît Payan, a lancé le mois suivant une pétition pour interdire les « navires les plus polluants ». Elle a été signée depuis par plus de 50 000 personnes.
Auparavant, une autre pétition avait déjà vu le jour pour demander l’interdiction des bateaux de croisière à Ajaccio et une dernière vient tout juste d’être mise en ligne contre l’escale des « paquebots méga polluants » à Toulon [1].
Les émissions polluantes du secteur maritime en hausse
C’est non sans raison que les bateaux de croisière cristallisent les tensions. Une étude de 2019 produite par l’ONG Transport et environnement [2] montrait par exemple que les navires de croisière de luxe de deux compagnies avaient émis en 2017 dans les seules mers européennes dix fois plus d’oxyde de soufre que l’ensemble des plus de 260 millions de véhicules de tourisme européens.
Les émissions polluantes liées au secteur maritime ont largement augmenté au cours des dernières années, tous types de navires confondus. « Les émissions liées au secteur maritime représentent plus de 30 % des rejets d’oxyde d’azote et de carbone à Marseille en 2020 », nous explique Dominique Robin, le président d’AtmoSud, l’organisme chargé de surveiller la qualité de l’air dans les territoires du Sud de la France.
Pendant le confinement, Marseille a étouffé sous les volutes des navires restés à quai. Et depuis la fin de la crise sanitaire, le trafic reprend de plus belle. Selon le président du club de la croisière, Jean-François Suhas, 2023 devrait signer le retour à des niveaux de trafic proches de 2019 pour le port de Marseille.
Pour limiter la pollution, le port a certes promis d’installer des filtres à particules et surtout d’électrifier tous les quais d’ici 2025. Cela permettrait aux navires de s’y brancher et d’éteindre ainsi leurs moteurs lorsqu’ils sont amarrés, sans les priver de courant. L’État, la région et la ville ont investis plusieurs dizaines de millions d’euros pour aider les armateurs et les autorités portuaires, mais ce chantier a pris du retard. Toutefois, cette solution ne résout pas tout : elle nécessite de produire énormément d’énergie et ne fait que limiter les nuisances du trafic pour les écosystèmes marins, sans les faire totalement disparaître.
« Il faut passer à la vitesse supérieure »
Au mois de décembre, l’Organisation maritime internationale (OMI) a entériné la création d’une zone de contrôle des émissions d’oxyde de soufre sur l’ensemble de la Méditerranée. À partir de 2025, les navires de croisière seront tenus de respecter une limite de teneur en soufre dans le carburant, ont alors expliqué le Programme des Nations unies pour l’environnement et le Plan d’action pour la Méditerranée, un programme de coopération régionale.
C’est une « première victoire », a salué la ville de Marseille, qui souhaite néanmoins « aller plus loin » pour limiter également les émissions des « oxydes d’azote et les particules fines ».
Pour l’association Cap au Nord, fondée il y a 30 ans pour défendre le cadre de vie des habitants du quartier, tout cela ne suffit pas. « On a manifesté, on a fait des pétitions, maintenant il faut passer à la vitesse supérieure, explique sa présidente, Marie Prost-Coletta. Et si cela doit prendre 30 ans de plus, nous y sommes prêts. » L’action en justice doit servir à accélérer l’action des pouvoirs publics.
« Nous demandons au procureur de la République de mettre à disposition tous les moyens des pouvoirs publics pour constater les faits et établir un lien de causalité », avec les émissions des paquebots, explique Nicolas Chambardon, l’un des trois avocats marseillais qui défendent la plainte.
Entre le trafic des voitures et des bateaux, le cocktail de pollution auquel sont soumis les habitants dilue les responsabilités, reconnaît l’avocat Aurélien Leroux. Mais cela devrait néanmoins conduire à une « obligation particulière de prudence » de la part des autorités, défend-il. Car les conséquences « gravissimes » de l’exposition aux polluants sont déjà bien documentées : cancers, impacts cardio-vasculaires, troubles respiratoires… [3].
Une première condamnation d’un bateau de croisière
En ce qui concerne les violations du Code de l’environnement, l’avocate Isabelle Vergnoux, qui défend aussi les plaignants, explicite les trois infractions retenues. La pollution maritime est « bien connue des tribunaux », dit-elle. En 2018, France Nature Environnement Paca, la Ligue de protection des oiseaux et Surfrider Foundation ont même obtenu une condamnation à 100 000 euros d’amende à l’encontre du capitaine du Azura, un gigantesque bateau de croisière, et de son armateur, le groupe Carnival, pour avoir enfreint la loi antipollution.
Mais ce type de sanction est peu dissuasif au regard du chiffre d’affaires des armateurs, selon les plaignants. Le délit d’écocide concernant la pollution de l’air et maritime et la « mise en danger de l’environnement » ont, quant à eux, été introduits dans le droit par la loi Climat et résilience de 2021. Une condamnation sur ces fondements serait une première, selon l’avocate.
Avec leur plainte, les riverains et les associations souhaitent créer un précédent. « Palma de Majorque, Barcelone, Toulon, Nice, le Havre… les navires de croisière se déplacent, de nouvelles règles doivent s’appliquer partout dans le monde, défend Gwénaelle Menez, d’Alternatiba Marseille. Nous espérons jouer un rôle moteur. »
Gabrielle Trottmann
Photo de une : En face de chez elle, Michèle Rauzier a vu le littoral laisser place aux installations du port maritime/©Gabrielle Trottmann.