A chaque élection présidentielle, le principe de précaution est remis en débat. « Tous les candidats en parlent, soit pour dire n’importe quoi, soit pour l’attaquer », s’agace Arnaud Gossement, avocat environnementaliste et membre du think tank La Fabrique écologique. François Fillon, dans son programme, annonce vouloir « supprimer de notre Constitution un principe de précaution dévoyé et arbitraire ». Le principe de précaution avait pourtant intégré la Constitution en 2005, par Jacques Chirac alors que la droite était majoritaire au Parlement. « Il nous faut emprunter les voies de l’innovation et du progrès scientifique, ne pas renoncer aux projets d’avenir au nom du principe de précaution, qui sert aujourd’hui de prétexte à l’inaction », ajoute le candidat de la droite et du centre à la présidentielle [1].
« Le présenter ainsi, c’est ne pas avoir compris le principe de précaution qui se révèle être au contraire un principe d’action, réagit Arnaud Gossement. Lorsque l’on est en situation d’incertitude, le principe de précaution encourage la recherche scientifique pour progresser dans la connaissance des risques. » Des OGM aux pesticides, en passant par les perturbateurs endocriniens, les nanoparticules ou les ondes électromagnétiques, si le principe de précaution réfrène l’activisme industriel en matière de nouvelles molécules et produits potentiellement toxiques, c’est au nom de la santé des Français et des générations futures. Le produit d’une taxe sur les émetteurs radiofréquence a par exemple été affecté au financement de projets de recherches sur les risques pour la santé dans ce domaine, gérés depuis 2011 par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail, souligne le ministère de l’Écologie [2].
Extrait ci-dessous du programme 2017 de François Fillon :
« Évaluation des risques » et « mesures proportionnées »
Si le principe de précaution est très souvent invoqué pour saisir les juges, notamment en matière environnementale et sanitaire, il n’est presque jamais retenu par ceux-ci. Une décision du Conseil d’État de 1998 demeure toutefois emblématique : alors que le ministère de l’Agriculture vient d’autoriser la mise en culture de trois variétés de maïs transgénique dans le catalogue officiel des variétés cultivées en France, le Conseil d’État, saisi par Greenpeace, se fonde sur le principe de précaution pour annuler cette décision [3]. « On applique le principe de précaution lorsqu’on n’a pas de littérature sur un risque », commente Arnaud Gossement. Dans ce cas, l’article 5 de la Charte de l’environnement, adossée à la Constitution depuis 2005, prévoit « la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation [d’un] dommage », lorsque celui-ci « pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement ». Si le principe de précaution avait été en vigueur pour l’amiante, plusieurs dizaines de milliers de morts prématurées par cancers auraient pu être évitées.
Dans les années 90, les risques liés aux OGM étaient encore très peu documentés. La situation d’incertitude a donc conduit à l’application du principe de précaution. A l’inverse, lorsque le risque est documenté, c’est le « principe de prévention » qui doit être invoqué, comme c’est le cas dans le domaine de la sécurité routière par exemple. La loi de 2011 qui interdit la fracturation hydraulique en France se fonde ainsi sur le principe de prévention, et non pas de précaution, du fait des études existantes dans le secteur des gaz de schiste, et des risques inhérents à la pollution de l’eau et des sols. « Aujourd’hui, le principe de précaution n’est appliqué que dans des cas extrêmement rares car il y a très peu de domaines où l’on est dans une incertitude radicale », résume Arnaud Gossement.
L’offensive groupée des députés de la droite
François Fillon est loin d’être le seul élu à proposer la suppression du principe de précaution, ou à vouloir en restreindre l’application. Depuis quatre ans, les parlementaires de droite attaquent très régulièrement le principe de précaution. Une succession de propositions de loi déposées par des parlementaires de droite vont dans ce sens. Le 10 juillet 2013, plus de 80 députés menés par l’ancien ministre du budget Eric Woerth déposent une proposition de loi « visant à ôter au principe de précaution sa portée constitutionnelle ». Elle est suivie quatre mois plus tard par une proposition de loi du député Damien Abad « visant à équilibrer le principe de précaution avec le principe d’innovation ». Une semaine plus tard, une quarantaine de sénateurs déposent à l’initiative de Jean Bizet (UMP), une proposition de loi constitutionnelle visant « à modifier la charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation ». Le 14 octobre 2014, nouvelle offensive des députés Eric Woerth, Damien Abad et Bernard Accoyer pour remplacer le principe de précaution par un « principe d’innovation responsable ». A chaque fois, ces tentatives échouent.
« Il devient difficile, dans le débat public, de dire du mal de l’écologie. Ces élus le font donc différemment, par des messages vers leur électorat appréciant le fait qu’ils prennent position contre l’environnement », analyse Arnaud Gossement [4]. Le journaliste Roger Lenglet, auteur de plusieurs ouvrages sur des scandales sanitaires, déplore l’attitude de décideurs politiques « sous l’effet permanent de lobbyistes et de think tanks qui leur font croire que si l’on applique le principe de précaution, l’économie française sera paralysée. Les décideurs politiques pensent que les craintes sanitaires relèvent du domaine de l’irrationnel et des émotions populaires », confiait t-il à Basta!. « Dans la plupart des cas, leur niveau de culture en santé publique est nul. »
Macron pour un « principe d’innovation »
En France, le début de l’offensive contre le principe de précaution remonte à 2007 avec la création de la Commission Attali, chargée par Nicolas Sarkozy de fournir des propositions pour relancer la croissance. « Cette commission a eu un immense impact dans la pensée économique des dirigeants », note Arnaud Gossement, qui rappelle que la première mesure consistait à supprimer le principe de précaution [5]. A l’époque inspecteur des finances, Emmanuel Macron était rapporteur général adjoint de la commission Attali. « Depuis cette date, il n’est pas sorti de l’ambiguïté, observe Arnaud Gossement. Il affirme d’un côté ne pas vouloir supprimer le principe de précaution, tout en disant vouloir le concilier avec le principe d’innovation [6]. « Rebaptiser le principe de précaution, c’est vouloir supprimer son contenu, le neutraliser, alerte Arnaud Gossement. C’est plus fin que la charge de Fillon et c’est là qu’est le danger. »
Quelles seraient les conséquences, si cette offensive en faveur du « principe d’innovation » aboutissait ? « Ce serait une mauvaise nouvelle, d’abord parce que la France ne respecterait plus la norme européenne », analyse Arnaud Gossement. Le principe de précaution relève d’un droit de l’environnement qui est d’abord international et européen. L’avocat poursuit : « Face aux nouveaux risques, il est important d’avoir un principe directeur, un guide pour les pouvoirs publics ». Dans le cas de l’amiante par exemple, l’incertitude n’a pas pesé suffisamment face aux intérêts économiques. « On a attendu d’être certain des effets de l’amiante pour agir et l’interdire. C’est une culture du risque dont il faut se défaire. L’autre possibilité c’est d’agir dès qu’il y a une incertitude, comme le montre le rapport sur le principe de précaution remis en 1999 à Lionel Jospin [7]. »
Lobbies du tabac, du pétrole, de la chimie et des pesticides
Cette offensive groupée d’hommes politiques en faveur d’un « principe d’innovation » qui viendrait se substituer au principe de précaution n’est pas anodine. Dans son livre Intoxication [8], la journaliste Stéphane Horel rappelle que le principe d’innovation vient tout droit d’un think tank, l’European Risk Forum (ERF), qui regroupe une vingtaine d’entreprises du tabac, du pétrole, de la chimie et des pesticides (Lire notre entretien : « À Bruxelles, la vie des personnes est moins prioritaire que la bonne santé de l’industrie chimique »). Très actif dans la campagne contre le principe de précaution, cet organisme a publié en 2011 un livret consacré au sujet.
Si le public a une perception négative de certains produits – substances chimiques, pesticides, OGM, médicaments... – et invoque le principe de précaution de plus en plus souvent, ce serait parce que la « stigmatisation » de ces produits se banalise, « encouragée et amplifiée » par les médias, diagnostique ainsi l’ERF. Ce livret, selon Stéphane Horel, est « un concentré de dichotomies factices qui ont contaminé le débat public », dans lequel la raison est systématiquement opposée à l’émotion, alors même que les risques associés aux OGM, aux pesticides ou aux perturbateurs endocriniens sont précisément documentés.
« Notre seul joker contre le marché tout puissant »
L’offensive menée par les parlementaires en France se superpose parfois avec celle conduite par les multinationales. Le 17 octobre 2013, le Financial Times se faisait l’écho d’une lettre envoyée par douze PDG – dont ceux de Syngenta, Dow Chemical, BASF... – aux présidents de la Commission, du Conseil et du Parlement européens. Selon ces dirigeants, « l’équilibre nécessaire entre la précaution et la proportion est de plus en plus souvent remplacé par un simple recours au principe de précaution et un évitement du risque technologique ». Ils plaident pour l’adoption par l’Union européenne d’un « principe d’innovation » prévoyant, « lorsqu’une législation de précaution est envisagée, [que] son impact sur l’innovation [soit] aussi pris en compte ».
Dans la foulée, l’ERF publiait une batterie de documents concernant le « principe d’innovation », visant à « stimuler la croissance économique » [9]. On retrouve l’argumentaire employé dans les diverses propositions de loi déposées par les parlementaires LR (ex-UMP). Attaqué, malmené, le principe de précaution reste pourtant « notre seul joker éthique contre le libre-marché tout puissant », estime la journaliste Stéphane Horel. Un bien commun menacé, qui mérite que l’on continue à le défendre.
Sophie Chapelle
Photo de Une : CC FlickR