Cet article fait mention de violences sexuelles.
Le 24 avril, la France a été sévèrement jugée par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour « l’insuffisance de son système pénal en matière de viol ». En cause notamment, la faiblesse des enquêtes, la longueur des procédures et les stéréotypes sexistes de l’ensemble des acteurs de la chaîne pénale.
La Cour remarque par ailleurs que la loi française ne contient aucune référence explicite au « consentement ». Ce dernier point devrait être résolu d’ici peu, puisque la loi devrait changer dans quelques semaines. L’Assemblée nationale a adopté début avril une définition légale du viol intégrant la notion de non-consentement. Le Sénat doit à son tour examiner la proposition cette semaine.
Est-ce une bonne nouvelle pour les femmes, sachant qu’en France, 4 % d’entre elles déclarent avoir vécu un viol ou une tentative de viol au cours de leur vie (selon l’enquête Virage, de l’Institut national d’études démographiques, réalisée en 2015 sur les violences subies par les femmes et par les hommes) ? Nos retours de terrain, après plusieurs mois d’investigation en Suède, en Belgique et en France, sont mitigés.
« Le consentement des femmes, c’est l’argument de défense privilégié des agresseurs et de leurs avocats, explique Catherine Le Magueresse, juriste et autrice d’une thèse sur le sujet. Ce que nous voulons, c’est définir ce consentement, en droit, et de façon féministe, pour qu’il ne soit plus utilisé contre les victimes. »
Les députées françaises qui ont présenté en février 2025 une proposition de loi pour une nouvelle définition pénale du viol ont suivi ses conseils ainsi que les recommandations de la Convention d’Istanbul. Ce texte du Conseil de l’Europe, ratifié en 2014 par la France (voir encadré), impose aux États de prévenir et de lutter contre les violences à l’égard des femmes.
Des victimes mieux traitées par la justice ?
Pour être valable, le consentement devra être « libre » de toute coercition et donc apprécié « au regard des circonstances environnantes ». Par exemple : l’accusé était-il le supérieur hiérarchique de la victime, un collègue sans qui elle ne pouvait mener à bien un projet important ou encore le propriétaire de son logement ? L’idée, c’est de préciser les rapports de pouvoir qui font que les femmes cèdent, mais ne consentent pas pour autant. « Est-ce qu’elle avait la possibilité de dire autre chose que oui ? Est-ce qu’elle avait la liberté de dire non ? », illustre l’avocate Frédérique Pollet-Rouyer. La proposition de loi française mentionne par ailleurs le fait que le consentement ne peut être déduit du silence ou de l’absence de résistance.
Les partisanes de l’introduction de ce consentement « situé » dans la loi espèrent que cela va modifier la façon d’enquêter et d’interroger les victimes, mais aussi les accusés. « Aujourd’hui il faut montrer que l’auteur a usé de VCMS, violence, contrainte, menace, surprise, explique la professeure de droit Audrey Darsonville. C’est difficile, surtout en cas de sidération de la victime. Avec la nouvelle loi, on renverse le prisme : on va demander au partenaire comment il s’est assuré qu’elle était consentante. » Tout le monde ne partage pas cet optimisme.
Du côté du Collectif féministe contre le viol (CFCV), qui accompagne des victimes depuis 40 ans, on évoque la crainte de voir les débats se concentrer davantage encore sur les victimes, sommées d’expliquer leur absence de consentement. « Le traquenard social et juridique est le suivant : il y a eu rapport sexuel ; prouvez que vous ne l’avez pas laissé se produire », cingle, dans un ouvrage à charge contre le changement de la loi française, la juriste états-unienne Catharine MacKinnon. « Je ne vois pas comment cela pourrait être pire pour la victime alors qu’elle est déjà complètement mise sur le grill, répond la juriste française Audrey Darsonville. La nouvelle loi permet de dézoomer par rapport à la victime pour s’intéresser à l’auteur », avance-t-elle. L’espoir, à terme, c’est que les débats et questions autour du consentement aident à éduquer au respect d’autrui. Et que les risques d’être condamné soient tels que la criminalité en matière de viol diminue.
Un océan d’impunité
Le Collectif féministe contre le viol, reste sceptique. « L’impunité, c’est parce qu’on ne s’occupe pas assez d’appliquer la loi ni de mener des enquêtes sérieuses. Et donc, quand on arrive au tribunal, on constate l’absence d’éléments qui permettraient de mettre en évidence la stratégie mise en place par l’agresseur toujours vigilant à garantir son impunité... », résume Marie-France Casalis, cofondatrice du collectif.
Pour le CFCV, les termes actuels de la définition du viol (contrainte, menace, violence, surprise) suffisent à caractériser ce que vivent les victimes. D’autant que la Cour de cassation a précisé ces termes dans plusieurs décisions, notamment en 2004, 2014 et 2024, permettant, selon le collectif, de « coller » à tous types de vécus. La priorité, pour ces militantes de terrain, est de continuer à travailler sur la jurisprudence et la manière dont celle-ci définit la contrainte, en exigeant plus de moyens pour toute la chaîne judiciaire.
L’arrêt du 24 avril de la CEDH insiste sur cette insuffisance des enquêtes françaises, déplorant les biais sexistes des magistrats, notamment dans l’appréciation du consentement des victimes. Intégrant les connaissances scientifiques dont on dispose en matière de psycho-trauma, la CEDH remarque que les victimes de viols peuvent avoir des comportements paradoxaux, et avoir l’air consentantes sans que ce soit le cas.
« De son point de vue, c’est donc l’approche des juges plus que la loi qui pose problème », analyse l’avocate Lorraine Questiaux, défavorable à une définition du viol basée sur la notion de non-consentement. Comme le CFCV, elle estime que la priorité c’est de former les magistrats, mais aussi experts, gendarmes et policiers – ce qui impose là encore une importante augmentation des moyens de toute la chaîne judiciaire.
Ces moyens, les défenseuses d’une loi incluant le consentement les réclament également. La proposition de texte mentionne d’ailleurs l’urgence de budgets supplémentaires pour former les policiers, mieux doter les structures de soutien et de soin aux victimes et « mettre durablement fin à l’engorgement des tribunaux et au manque dramatique de personnel auquel la justice de notre pays doit faire face ». Mais aucun plan d’investissement massif dans le système public de la justice n’a été promis pour le moment. En 2023, la justice française a prononcé un peu plus de 1800 condamnations dans des affaires de viols et de crimes à caractères sexuel. Une goutte d’eau dans un océan d’impunité.
« Ils disent oui à la loi sur le consentement… parce que ça ne coûte rien, reprend Lorraine Questiaux. L’augmentation ou la diminution de la répression du viol seront toujours proportionnées aux moyens financiers mis en place. C’est là-dessus qu’il faut insister », juge-t-elle. L’avocate s’interroge aussi sur le type de viols qui seront réprimés avec la nouvelle loi. « Celles qui ne savent pas dire non, qui ne peuvent pas dire non ou qui ont dit oui parce qu’on leur a extorqué ce oui risquent de rester hors des radars. » La crainte fait écho à certains constats posés en Suède, où la loi a changé il y sept ans.
En Suède, une loi en 2018
« Le sexe est toujours volontaire ; si ce n’est pas le cas, c’est un crime. » Voilà comment le gouvernement suédois communiquait en 2018 sur sa nouvelle « loi sur le consentement ». Depuis, en Suède, un viol est défini par le critère de participation non volontaire à la relation sexuelle – au lieu d’être caractérisé, comme précédemment, par l’usage de la violence, de menaces ou d’une situation de vulnérabilité particulière de la victime. Désormais, il y a viol si la ou le partenaire n’a pas manifesté verbalement ou physiquement son intention d’avoir un rapport. Cette loi a vu le jour à l’issue d’un long processus et de débats publics.
Gauche, droite, mouvements féministes et sociaux se sont accordés sur une intention – améliorer la prise en charge des violences sexuelles par la justice – et un moyen incontournable : en élargir la définition pénale. Le nouveau texte est donc venu s’ajouter à l’arsenal législatif du « royaume de l’égalité », qui comptait aussi une première mondiale : la Sexköpslagen, loi votée en 1999, pénalisant l’achat d’actes sexuels et sanctionnant les clients par des amendes calculées sur leurs revenus.
La loi suédoise sur le consentement est depuis saluée dans de nombreux pays européens. Chiffres à l’appui. Depuis 2018, on enregistre en Suède plus de signalements, de poursuites judiciaires et de condamnations pour viol. On est passés de moins de 4000 plaintes annuelles en 2015 à plus de 6000, signe d’un éveil de la conscience des violences sexuelles parmi la population, grâce à loi. Mais aussi à mouvement, MeToo.
Plus de plaintes enregistrées
Les plaignantes sont plus jeunes qu’avant. D’après les données de Brå, le Conseil national suédois pour la prévention de la criminalité, qui a publié ce printemps sa deuxième évaluation des modifications légales. Les plaignantes sont maintenant pour moitié des adolescentes, majoritairement dans un contexte où l’auteur est une connaissance. L’âge médian des victimes déclarées est de 20 ans, contre 24 ans auparavant. Quant au taux de poursuite, il n’était que de 7 % en 2017 ; il est passé à 13 % en 2019 et reste stable depuis.
Ces chiffres peuvent étayer certains arguments français – et belges – insistant sur la dimension « pédagogique » d’une telle loi. En Suède, une population jeune, mieux informée, porte davantage plainte. La police et une justice disposant d’une législation présentée comme plus protectrice pour les victimes décident plus souvent de donner suite aux dossiers. Mais des voix, tant associatives qu’académiques, grattent le vernis.
Voix dissonantes
Active depuis 40 ans, l’organisation féministe ROKS gère 64 refuges pour jeunes filles et femmes à travers toute la Suède. Sa présidente, Adine Samadi, reconnaît que le moment du vote de la loi a placé les violences conjugales et sexuelles au premier plan du débat public. Mais, déplore-t-elle, après l’adoption, « le débat s’est arrêté. Pourtant, la loi n’a pas du tout aidé la majorité des femmes et des filles, et n’a pas eu d’effet sur la diminution des violences sexuelles. »
Elle déplore que le texte soit pensé « comme si les femmes et les hommes étaient vraiment égaux » au sein de la société. La loi reposerait sur l’idée d’un individu autonome, capable de faire des choix libres et rationnels, peu importe les structures sociales et les déséquilibres de pouvoir. Or « nous savons très bien, insiste Adine Samadi, que dans le système patriarcal, où les filles sont sexualisées dès le plus jeune âge, où le viol est d’une ampleur systémique, une femme ne choisit pas forcément d’avoir une relation sexuelle parce qu’elle en a envie, mais parce que la société l’y incite. »
Parmi les 2500 personnes, principalement des femmes, que l’organisation d’aide aux victimes de violences sexuelles Storasyster soutient chaque année, « beaucoup ne savent pas qu’elles ont été victimes de violence sexuelle ou continuent à penser que ce n’est pas important », explique sa secrétaire générale Cecilia Bödker Pedersen, par ailleurs globalement satisfaite de la nouvelle loi. L’organisation Storasyster constate que les femmes qu’elle soutient sont aujourd’hui plus nombreuses à porter plainte, mais restent, malgré tout, une minorité. « Dans le pays, 90 % des atteintes sexuelles ne font toujours pas l’objet d’une plainte et beaucoup de victimes craignent encore la police », pointe Cecilia Bödker Pedersen.
La violence persiste et se transforme
Auprès des femmes dans les refuges de ROKS, Adine Samadi constate aussi que la notion de consentement crée de la confusion : « Maintenant, c’est comme si je devais les “convaincre” qu’elles ont été violées, parce qu’elles me disent : "Je ne voulais pas faire cela, mais j’ai donné mon consentement, pourtant, je me sens très mal, j’ai envie de mourir”. »
Les victimes, tout comme les organisations de terrain, savent également très bien que seulement une petite portion des violences sexuelles signalées font l’objet de poursuites, 13 %, et encore moins de condamnations. Entre 7 et 10 % des viols déclarés à la police sont finalement condamnés. « C’est formidable de savoir qu’un viol est illégal, ironise Adine Samadi. Mais s’il n’est pas sanctionné, que disons-nous à la société ? Que si vous êtes violée, vous devez vous débrouiller, car le gouvernement, la police et la justice ne vous aideront pas. » Les voix critiques relèvent aussi que la marge d’interprétation des faits dénoncés reste très large pour des magistrats, encore trop nombreux à juger selon une vision sexiste des relations femmes-hommes : une victime sera plus crédible si c’est une jeune fille « vierge » et « innocente ».
En parallèle, dans la société, la violence sexuelle se transforme. « Dans les refuges, nous hébergeons des femmes qui pensent qu’elles doivent accepter d’être étranglées ou battues pendant les rapports sexuels, que c’est normal », constate Adine Samadi. L’organisation ROKS impute cette évolution à l’augmentation de la consommation par les jeunes hommes de pornographie très violente. « Les femmes ne disent pas non parce qu’elles pensent qu’elles sont censées consentir à ce type d’acte », ajoute la responsable.
En Belgique, un effet de clarté ?
Autre pays intéressant à regarder pour la France : la Belgique. Chez notre voisin, il y a trois ans, un nouveau Code pénal en matière d’infractions sexuelles, guidé par la notion de consentement, est entré en vigueur. Présentée comme ultra-progressiste par les ministres libéral et écolo qui l’ont fait passer, cette définition, comme la proposition française et comme la loi suédoise, liste une série de circonstances où on ne peut pas déduire le consentement : le sommeil ou l’alcoolisation par exemple. Le texte spécifie aussi que le consentement peut être retiré à tout moment, avant ou pendant l’acte à caractère sexuel.
S’il est un peu tôt pour dresser un bilan de cette modification de la loi belge, les spécialistes s’accordent sur ses effets pédagogiques et symboliques. La directrice du Centre de recherches en droit pénal de l’Université libre de Bruxelles, Mona Giacometti, constate « un effet de clarté. Avant, les éléments étaient éparpillés dans la jurisprudence. C’était difficile pour les avocats, mais surtout pour les justiciables, de savoir quels comportements étaient admis ou non. » Nadia Laouar, substitute du procureur général de Liège et coordinatrice d’un réseau d’expertise en matière de criminalité contre les personnes, confirme : « Il existe dorénavant un référentiel commun clair, sur lequel nous pouvons nous appuyer dans nos dossiers. »
L’effet n’est pas que symbolique ou pédagogique, insiste Liesbet Stevens, directrice adjointe de l’Institut belge pour l’égalité entre les femmes et les hommes. Elle cite « l’affaire de Leuven » qui « ne serait peut-être jamais arrivée devant les tribunaux il y a dix ans ». En avril 2025, un étudiant en gynécologie a été reconnu coupable de viol en raison de l’état d’ébriété de la victime, ce qui avait pu être documenté grâce à des vidéos de surveillance. Mona Giacometti revient sur une nouvelle précision dans la loi : « Apporter la preuve des faits peut être facilité dans les cas d’ "abus de la vulnérabilité" de la victime – sous influence de l’alcool, de stupéfiants, de la peur, etc… »
Des classements sans suite en hausse
Mais l’issue de « l’affaire de Leuven » tempère les avantages de la nouvelle loi, car le tribunal a suspendu le prononcé de la peine, notamment parce que le coupable est « un étudiant prometteur ». S’il ne récidive pas dans les cinq ans, il n’aura pas de casier judiciaire. Des manifestations ont été organisées pour dénoncer une justice « classiste », moins prompte à condamner les hommes des classes sociales supérieures : « Son diplôme au-dessus de notre dignité ? » interrogeaient des pancartes de manifestantes à la suite du délibéré.
Cette affaire a aussi relancé la question du nombre de dossiers instruits par les parquets en Belgique, tous débordés. Pour les viols et les atteintes à l’intégrité physique, les plaintes ont augmenté de 20 % depuis 2019 (de 9280 à 11 210 dossiers entrants en 2024), notamment grâce à un travail de fond sur l’accueil des victimes et plus récemment à la publicité autour du nouveau Code pénal. Toutefois, le taux de traitements sans poursuite pénale augmente quasiment dans la même proportion, confirme Nadia Laouar.
Quand un dossier arrive jusqu’au tribunal, la charge de la preuve (documenter et prouver l’infraction) « continue à incomber à la victime et au ministère public, observe Mona Giacometti. L’absence de consentement reste l’élément constitutif de l’infraction, que la victime doit prouver, au-delà de tout doute raisonnable. »
La substitute du procureur Nadia Laouar reconnaît que « cette absence de consentement reste très difficile à prouver, même lorsque les enquêtes sont approfondies ». De plus, « un certain nombre de professionnels semblent, trop souvent, se laisser aller à (...) des stéréotypes et s’adonnent à du victim blaming sans s’en rendre compte », a constaté le Conseil supérieur de la justice belge il y a plusieurs années.
« Les mœurs sont une matière délicate, qui n’est pas traitée tout à fait comme les autres, note l’avocate Sophie Gorlé. On a beaucoup plus d’acquittements au bénéfice du doute dans ces matières-là que dans d’autres cas. » Finalement, en Belgique comme en Suède, le nombre de condamnations reste ridicule par rapport au nombre de viols commis. Et dans les deux pays, le chiffre des délits non rapportés reste très élevé.
Les similitudes entre les deux pays s’arrêtent là. Car en Belgique, la redéfinition du viol a été accompagnée d’une dépénalisation partielle de l’exploitation de la prostitution à l’inverse de la Suède qui pénalise l’achat d’actes sexuels, au nom de l’égalité femmes-hommes et de la lutte contre les violences envers les femmes (cette approche, qui vaut aussi en France, est critiquée de l’intérieur pour l’insuffisance d’accompagnement social et de soutien aux programmes de sortie des femmes prostituées).
En Belgique, depuis 2022, un employeur peut désormais conclure un « contrat de travail sexuel » avec « un travailleur du sexe qui agit de manière libre et consentante ». Pour certaines associations de terrain, le fait d’inciter les personnes prostituées à signer un « contrat de travail » avec un « employeur » risque de desservir les plus vulnérables, précaires, migrantes, sous addiction. Dépourvues de toute marge de manœuvre pour dire non, elles « consentent ». Au-delà des bonnes intentions affichées, l’effet d’une loi sur le consentement n’est pas le même pour toutes les femmes.