Mayotte : les politiques d’exclusion ont-elles alourdi le bilan du cyclone ?

par Clémentine Lehuger

Habitations, bâtiments publics, réseau d’eau, hôpital, routes : rien n’a résisté au cyclone Chido sur l’île de Mayotte le 14 décembre. La chercheure Clémentine Lehuger analyse cette catastrophe comme l’accumulation de lourdes défaillances de l’État.

À Mayotte, 77 % de la population vit sous le seuil de pauvreté national et le niveau de vie médian est six fois plus faible qu’en métropole (260 euros par mois). Si la départementalisation en 2011 a porté l’espoir d’un développement économique et social pour la population mahoraise, fortement mobilisée pour le maintien de l’île dans le giron français, le département le plus pauvre de France a vu ses attentes déçues.

Cet article a initialement été sur The Conversation.

Depuis une dizaine d’années, Mayotte a connu une succession de crises graves concernant l’eau, l’accès aux soins, la sécurité, les migrations ou encore le logement. Ces crises ont mis en lumière des vulnérabilités qui ne sont pas sans lien avec l’impact matériel et humain provoqué par le cyclone Chido.

Ainsi, une importante partie de la population mahoraise n’a pas été en mesure de se protéger - ou n’a pas été protégée - alors que l’événement était parfaitement anticipé par Météo France qui a déclenché une alerte pré-cyclonique plusieurs jours avant l’impact.

Le logement précaire, au cœur de la catastrophe

portrait de la chercheure Clémentine Lehuger
Clémentine Lehuger
Docteure en science politique, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)
© DR

La question des logements précaires et de leur gestion par l’État français est au cœur du sujet. À Mayotte, plus d’un quart de la population vit dans des habitations précaires, principalement construites en tôle (appelés localement bangas). Or ces habitats, très peuplés, ont été « entièrement détruits » selon les autorités. Si certaines constructions en dur ont subi de forts dommages, il ne fait aucun doute que les populations des bidonvilles sont les premières victimes de Chido.

Les étrangers sont surreprésentés dans les bidonvilles (65 % de la population des bangas) mais les personnes en situation irrégulière, notamment comoriennes, ne sont pas les seules à y vivre. Des personnes étrangères bénéficiant d’une autorisation de séjour et des familles mahoraises pauvres qui n’ont pas accès à des logements décents y vivent également.

Opération Wuambushu : sécurisation ou précarisation ?

En 2022, 300 000 personnes vivaient à Mayotte dont la moitié étaient des étrangers. Une politique migratoire et sécuritaire de plus en plus répressive a été menée contre les migrants et a accentué la précarisation de populations déjà marginalisées. Ainsi, les opérations de « décasages » (destruction des cases) ont poussé les plus pauvres à reconstruire des bidonvilles plus éloignés des centres urbains, sur des terrains toujours plus dangereux, avec des risques accrus.

On peut mentionner la très médiatique opération Wuambushu, voulue par le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin en avril 2023. Présentée comme une politique de lutte contre l’insécurité, l’habitat insalubre et l’immigration clandestine, elle a mobilisé plus de 1800 agents des forces de l’ordre et abouti à la destruction de 700 habitations en tôle. Selon les autorités, 60 % des familles auraient reçu une proposition de relogement, mais pour une durée de trois mois, et parfois éloigné des habitations d’origine – aboutissant à un grand nombre de refus. De nombreuses expulsions d’étrangers, notamment comoriens, ont accompagné ces destructions – avec 22 000 reconduites à la frontière en 2023.

« Où sont passées les 90 000 personnes qui vivaient dans des bidonvilles ? »

Du 2 au 11 décembre 2024, quelques semaines avant l’arrivée du cyclone, une nouvelle opération de destruction d’habitations précaires menée par l’État visait à démanteler le bidonville de Mavadzani, à Koungou. La plupart des habitants sont demeurés sans solution de relogement et beaucoup sont allés grossir les rangs d’autres quartiers précaires. Ainsi, sur 2000 habitants, 236 familles ont reçu une proposition de relogement des services sociaux pour trois mois. Or seules 52 familles, en situation régulière, ont accepté. « La plupart refusent ces propositions car le nouveau logement, disponible pour trois mois maximum la plupart du temps, se trouve trop loin de l’école. Cela les oblige à déscolariser les enfants, c’est inconcevable pour eux », expliquait alors un responsable de la Ligue des Droits de l’Homme.

Aujourd’hui, on peut faire l’hypothèse que la politique de lutte contre les clandestins a contribué à fragiliser une partie de la population en l’excluant des dispositifs de mise à l’abri prévus avant le passage de Chido. En effet, si le déclenchement de l’alerte cyclonique s’est accompagné d’une mise à disposition de lieux sûrs, la crainte d’une arrestation et d’une reconduite à la frontière a probablement dissuadé les migrants sans titres de séjour d’accéder à ces centres. Les autorités locales ont recensé 10 000 personnes réfugiées dans les hébergements d’urgence mais on peut se demander où sont passées les 90 000 personnes qui vivaient dans des bidonvilles désormais réduits à néant ?

Exclusion des migrants de l’accès aux services publics

Mes recherches en cours sur la gestion du Covid et la crise de l’eau à Mayotte avaient déjà permis de relever ces mécanismes d’exclusion des précaires des dispositifs d’urgence. Plusieurs acteurs associatifs et membres de services sanitaires avaient alors fait part de leurs difficultés à mettre en oeuvre une gestion de crise sur un territoire où une grande partie de la population craignait les autorités publiques.

L’idée selon laquelle les populations les plus précaires seraient injustement favorisées par l’État durant les crises est tenace à Mayotte : elle suscite des tensions croissantes au sein de la société mahoraise. Ces dernières années, la montée des discours anti-migrants, notamment politiques, a été spectaculaire, tout comme la progression du Rassemblement national. Marine Le Pen a recueilli 42,68 % des suffrages en 2022 alors qu’elle ne recueillait que 2,77 % en 2012. Cette évolution est à mettre en perspective avec les difficultés d’accès aux services publics qui alimentent les discours stigmatisants envers l’immigration.

« Des années de politiques publiques défaillantes »

En 2023, la crise de l’eau (avec un arrêt de la distribution d’eau potable pendant plusieurs jours consécutifs) avait réactivé ces tensions. Lors de mon enquête, les acteurs associatifs et les autorités sanitaires m’avaient rapporté une polémique autour de l’installation des rampes d’eau qui illustre bien la problématique de l’exclusion des populations immigrées des services publics. Alors que plus de 60 % des personnes vivant dans des maisons en tôle n’ont pas d’accès à l’eau potable, les autorités sanitaires avaient préconisé l’installation de points d’eau aux abords des bidonvilles afin de limiter la propagation du virus. Dans un contexte de rareté des ressources naturelles et étatiques, cette décision avait soulevé le mécontentement d’une partie de la population mahoraise, entraînant le refus des maires d’installer ces dispositifs.

Aujourd’hui, dans l’hexagone, des voix s’élèvent sur les réseaux sociaux et dans les médias pour pointer du doigt les migrants à Mayotte, comme si les migrants étaient, au fond, responsables du drame dont ils sont les premières victimes. À grand renfort de raccourcis, des « experts » autoproclamés véhiculent des représentations stéréotypées d’un territoire mal connu, projeté sous les feux médiatiques par une immense tragédie. Cette instrumentalisation occulte les problèmes posés par des années de politiques publiques défaillantes, et en premier lieu, par les opérations de délogement qui ont fragilisé les populations les plus vulnérables.

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.