C’est une mauvaise surprise qui est arrivée début août, en plein cœur de l’été, dans la boîte mail de l’association lyonnaise Keep Smiling : un procès verbal de réquisition de la part de la gendarmerie nationale de Saint-Marcelin, en Isère. Keep Smiling travaille sur ce qu’on appelle de la réduction des risques dans les événements festifs, comme les free party, les soirées techno et électro et les festivals, en particulier dans la région Rhône-Alpes. Ses animateurs et bénévoles y informent les fêtards sur les risques liés à la consommation de drogues, mais aussi sur la sexualité ou les risques auditifs.
Le PV daté du 4 août demande à la présidente de l’association de « bien vouloir fournir toutes les informations » en sa possession concernant l’organisation récente d’une free party dans le département de l’Isère : c’est-à-dire « les noms prénoms, date et lieux de naissance, cordonnées téléphoniques et adresses des organisateurs ayant sollicités l’intervention de votre association sur l’événement ». Dit autrement, la gendarmerie demande à Keep Smiling de dénoncer les organisateurs de l’événement. Si elle ne s’exécute pas, l’association risque 3750 euros d’amende. « D’autres poursuites ne sont pas exclues », nous précise un salarié de Keep Smiling.
Le 9 septembre, c’est au tour d’une autre association qui fait de la réduction des risques en événements festifs, Techno +, de recevoir un PV similaire pour les mêmes raisons. Il émane cette fois du procureur de Nantes « demandant de donner les coordonnées des organisateurs d’une free party qui aurait eu lieu du 14 août au 15 août », indique Techno + par mail. L’association nie avoir été présente lors de l’événement.
« Nous somme financés par le Fonds de lutte contre les addictions pour ce genre de stands »
« Notre association n’était pas présente à cette soirée alors que le PV de réquisition affirme qu’un stand de Techno+ a été vu sur place. Les flyers de Techno+ sont mis à disposition de tous via notre site internet ou dans nos locaux à Paris, Nantes et Bordeaux et ce sont les plus utilisés en free party pour délivrer des informations sanitaires », nous répond l’association. « Nous supposons que ce stand est l’initiative d’un
e ou plusieurs teufeurs es. Nous saluons, encourageons et accompagnerons d’ailleurs tous les personnes qui s’engagent dans ce genre de démarche. Nous somme même financés par le Fonds de lutte contre les addictions pour favoriser ce genre de stands en free party », ajoute-t-elle.La réduction des risques liés aux consommations de drogues est reconnue comme un outil important de santé par les pouvoirs publics depuis les années 1990. Elle est aujourd’hui encadrée par la loi santé de 2016. Mais depuis le début de la pandémie, la répression des free party sont l’objet d’un zèle de plus en plus marqué des forces de l’ordre.
Dans la nuit du 31 décembre 2020, une rave party à Lieuron, en Bretagne était venu clôturer une première année de pandémie et de restrictions sanitaires, avec plus de 2000 personnes. Des participants, dont les bénévoles des associations de réduction des risques, ont été verbalisés pour non-respect du confinement. Un jeune homme, suspecté d’en être l’organisateur, avait été placé en détention provisoire pendant trois semaines. Lors de la fête organisée six mois plus tard à Redon, les 18 et 19 juin 2021, les gendarmes ont gravement blessé des teufeurs, dont un a eu la main arrachée par une grenade. Déjà, en juin 2019 sur les quais de Loire à Nantes, l’intervention brutale de la police pour éteindre un sound system avait provoqué une panique. Steve Maia Caniço avait ensuite été retrouvé noyé. L’ex-préfet de Loire Atlantique vient d’être mis en examen pour cette intervention, pour homicide involontaire, aux côtés de son directeur de cabinet et du commissaire chargé des opérations.
« Avec ce PV de réquisition, la police et la justice tentent de se servir du lien de confiance nécessaire entre les organisateur.ice.s et les acteurs de la réduction des risques pour réprimer les free party. Mais cette action n’entraînera ni l’arrêt ni la diminution du nombre de fêtes, a alerté Keep Smiling dans un courrier adressé fin août à la Direction générale de la santé, à la déléguée interministérielle à la Jeunesse et à la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca). Le courrier était signé par une douzaine d’associations, dont Médecins du Monde. En tentant de criminaliser une fois de plus les acteurs de réduction des risques, la seule conséquence sera d’empêcher l’accès des publics concernés aux actions de réduction des risques et de discréditer une fois de plus cette politique de santé publique », poursuivait l’association lyonnaise.
« La justice balaye des années de travail »
Aujourd’hui, Techno + et Keep Smiling ont décidé de communiquer au grand jour sur ces difficultés. « Nos deux associations, historiquement liées à la fête libre, sont subventionnées pour intervenir depuis 25 ans dans les fêtes techno alternatives, que l’évènement soit légal ou illégal. Nous permettons un accès à la santé et à l’information sur les risques liés aux pratiques festives, nous prenons en charge, si besoin, les personnes en difficultés, se défendent-elles. En nous demandant de briser cette confiance mutuelle, la justice balaye des années de travail et se met entre nous, associations de santé, et notre public, les fêtard.e.s. »
Ces pressions de la part des forces de l’ordre interviennent alors même qu’en juillet, la délégation interministérielle à la jeunesse rappelait noir sur blanc, dans une instruction aux préfets et aux recteurs d’académie « relative aux rassemblements festifs à caractère musical » que : « la réduction des risques et des dommages sanitaires, psychologiques et sociaux associés est encadrée par la loi et permet en milieu festif, d’intervenir sur les lieux de l’événement pour informer, prévenir, repérer et prendre en charge les usagers ».
La réduction des risques sur les lieux des fêtes est bel et bien utile, selon le ministère de la Jeunesse. En plus, précise bien l’instruction, « les acteurs intervenant au titre de la mission de réduction des risques bénéficient d’une immunité pénale dans le cadre de ces actions » [1]. Il se pourrait bien que sur le sujet, les positions divergent entre les ministères de la Jeunesse et de la Santé d’un côté, et le ministère de l’Intérieur de l’autre. Au final, c’est la santé publique qui risque d’en pâtir.
Rachel Knaebel
Photo : CC BY-NC-ND 2.0 GO chang via flickr.