Françafrique

« Même quand vous avez une alternance au Sénégal, le programme est défini avec le FMI »

Françafrique

par Clair Rivière

Report des élections au Sénégal, dirigeants qui s’accrochent au pouvoir, putschs au Mali, Burkina Faso, Niger… L’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla analyse ces crises démocratiques au prisme de l’histoire de la Françafrique.

La Françafrique tangue. Au Mali, au Burkina Faso et au Niger, des régimes de militaires putschistes ont contraint ces derniers mois l’armée française à quitter leur territoire. Et depuis début février, le Sénégal connaît une crise électorale. Alors qu’un candidat d’opposition passait pour favori de la présidentielle du 25 février, le président Macky Sall a reporté le scrutin. Le 22 février, il a promis de quitter le pouvoir, mais sans donner de date pour l’élection.

Pendant ce temps, la répression des protestations contre ce qui est dénoncé comme un « coup d’État institutionnel » a fait quatre morts. Ndongo Samba Sylla, économiste sénégalais, intellectuel engagé contre le franc CFA, analyse ce moment dans le temps long. Il vient de publier De la démocratie en Françafrique : une histoire de l’impérialisme électoral (avec Fanny Pigeaud, La Découverte, 2024). Basta! l’a rencontré à Dakar.

Basta!  : L’été dernier, quand l’armée a renversé le président du Niger, la France a exigé « la restauration de l’intégrité démocratique ». Quand la présidentielle sénégalaise est reportée illégalement, le ton de Paris est bien plus timide. Comment interpréter cette différence de traitement ?

Portrait de Ndongo Samba Sylla
Ndongo Samba Sylla
Économiste sénégalais, il est directeur de recherche de la région Afrique d’International Development Economics Associates. Il a co-écrit avec la journaliste Fanny Pigeaud De la démocratie en Françafrique : une histoire de l’impérialisme électoral (La Découverte, 2024).
©Clair Rivière

Ndongo Samba Sylla : Il y en a qui parlent d’hypocrisie, de « deux poids, deux mesures ». Ce qu’on explique dans notre livre avec Fanny Pigeaud, c’est qu’il n’y a pas de diplomatie basée sur les valeurs de la part des pays occidentaux, et encore moins de la France. C’est-à-dire que quand le coup d’État civil ou militaire est effectué par des personnes loyales aux intérêts français ou occidentaux, il n’y a pas de problème. Mais quand ça vient des dissidents, là, c’est autre chose.

Le Sénégal est souvent présenté comme un exemple de démocratie. Selon vous, c’est un mythe. Pourtant, contrairement à ses voisins, ce pays n’a jamais subi de coup d’État militaire. Il a même connu deux transitions pacifiques, où le président sortant a accepté sa défaite par les urnes...

Le Sénégal a été érigé en symbole démocratique parce que la plupart des autres pays d’Afrique francophone ont connu des régimes hyper autoritaires, avec des dirigeants qui se maintiennent parfois en poste pendant des décennies [1]. Au Sénégal, il y a eu des conquêtes démocratiques certes, mais il ne faut pas oublier qu’elles ont été le fruit des luttes de mouvements qui ont été lourdement réprimés, comme le Parti africain de l’indépendance [formation de gauche contrainte à la clandestinité sous le règne de Léopold Sédar Senghor, le premier président du Sénégal indépendant, ndlr].

Par ailleurs, on confond souvent stabilité politique, relative, et démocratie. Au Cameroun par exemple, il n’y a jamais eu de coup d’État militaire. Cela en fait-il une démocratie ? Pour moi, la stabilité politique du Sénégal s’explique par deux facteurs : d’abord, on n’a jamais eu de leader qui ait contesté le pacte néocolonial. Et puis pendant longtemps, on n’a pas eu de ressources stratégiques : on n’avait que l’arachide, le poisson et le phosphate.

Maintenant qu’on a le gaz et le pétrole [l’exploitation de gisements offshore doit commencer cette année, ndlr], ça change beaucoup de choses. Ça suscite des appétits, non seulement au sein de la classe politique sénégalaise, mais aussi chez les acteurs externes, qui voudraient sécuriser leur part de marché dans ces nouveaux secteurs extractifs.

D’après vous, la tentative de « coup d’État institutionnel » du président Macky Sall s’inscrit dans l’histoire électorale de la Françafrique. En quoi ?

L’histoire longue ne permet pas de prédire ce qui va arriver. Mais depuis 1960, dans les 16 pays de la zone franc historique (c’est-à-dire les 16 pays qui à un moment donné ont utilisé le franc CFA), il y a eu plus de 150 dirigeants. Parmi eux, on n’en trouve pas un seul qui ait été vraiment critique de la Françafrique et qui soit arrivé au pouvoir via des élections normales. Sur 63 années post-indépendance, il n’y a pas eu de tel cas. Bassirou Diomaye Faye [le principal candidat de l’opposition au Sénégal, ndlr], qui était le favori de l’élection, aurait pu être le premier. Je me suis demandé : s’il gagne les élections, est-ce qu’il va pouvoir gouverner ? S’il arrive au pouvoir, est-ce qu’il ne risque pas de lui arriver quelque chose ? Parce que ça aurait été absolument inédit. Donc quand Macky Sall a reporté le scrutin, je me suis dit que c’était conforme à la logique historique de la Françafrique. Mais l’histoire n’est pas terminée, on verra.

Le Conseil constitutionnel a finalement acté le report de la présidentielle du 25 février, tout en annulant son décalage au 15 décembre. Le scrutin doit donc se tenir dans quelques semaines ou dans quelques mois, à une date encore inconnue. Une élection « fair-play » est-elle possible au Sénégal ?

Ça dépend de quel degré de fair-play on parle. Cette année, on observe une tendance lourde : les Sénégalais veulent l’alternance. Alors, dans un contexte de vigilance populaire, cette alternance est possible, mais ça ne sera jamais un scrutin vraiment fair-play, ne serait-ce que parce que le fichier électoral n’est ni équitable ni transparent.

C’est ce que vous écrivez dans le livre : pour influer sur une élection, il n’est pas indispensable de bourrer les urnes de manière grossière, comme on vient de le voir aux Comores pour la présidentielle de janvier. Cela peut aussi avoir lieu en amont du scrutin...

Le Sénégal est un champion de l’eugénisme électoral : les pouvoirs en place ont toujours réussi à déterminer qui a le droit de se présenter et qui a le droit de voter. En 2019, Macky Sall n’aurait pas pu gagner la présidentielle dès le premier tour sans la mise hors jeu de ses deux principaux opposants, qui ont été liquidés par la voie judiciaire.

Par ailleurs, le fichier électoral a été conçu de manière à maximiser l’électorat dans certains bastions du pouvoir et à le restreindre dans certains fiefs de l’opposition. Dans le département de Dakar, plutôt favorable à l’opposition, le nombre d’électeurs recensés a diminué d’environ 19 000 entre 2012 et 2019, alors qu’en toute logique démographique, il aurait dû augmenter de plusieurs dizaines de milliers.

Les premières victimes de cet eugénisme électoral sont les jeunes, parce qu’ils ont tendance à davantage voter pour l’opposition. Donc on ne fait pas de gros efforts pour faciliter leur enrôlement. Pour la présidentielle à venir, la période de révision des listes électorales n’a duré qu’un mois, entre avril et mai 2023. Seules 280 000 personnes se sont inscrites, alors que le potentiel de nouveaux électeurs était de 2,5 millions.

Un autre problème, dites-vous, c’est que quel que soit le dirigeant qui arrive au pouvoir, la politique économique reste sensiblement la même. Est-ce pour cela que vous parlez d’« alternances sans alternatives » ?

Sur le plan économique, il n’y a pas d’option de changement. Même quand vous avez une alternance au Sénégal, le programme est défini avec le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, etc. Il faut être attractif vis-à-vis du capital financier international. On ne sort pas de ce que l’économiste malawien Thandika Mkandawire appelle les « démocraties sans choix ».

Depuis les « programmes d’ajustement structurel » imposés par les institutions financières internationales à partir des années 1980, l’Afrique francophone est devenue une sorte de « bancocratie », dites-vous…

Une personne tient une affiche sur laquelle il est écrite "Non au report-Macky dégage"
Manifestation contre le report de l’élection présidentielle, Dakar, le 17 février.
©Florian Bobin.

Dans pas mal de pays, les positions de Premier ministre, ministre des Finances voire même de chef d’État sont occupées par des gens qui ont été les interlocuteurs ou qui viennent directement du FMI ou de la Banque mondiale, par exemple. Ces gens ont permis la douloureuse dévaluation du franc CFA [le 11 janvier 1994, du jour au lendemain, le franc CFA a perdu la moitié de sa valeur, ndlr].

Ils ont reformaté le cadre des politiques macroéconomiques selon le logiciel conservateur néolibéral de l’Union européenne avec les critères de convergence de Maastricht. Ils ont plaqué tout ça sur nos économies. Ils ont réalisé ce qu’ils ont appelé « l’indépendance des banques centrales ». Sauf que les banques centrales de la zone franc sont devenues indépendantes de leur propre gouvernement, mais pas du Trésor français...

Ce qui est intéressant, c’est que même dans les régimes où les militaires sont au pouvoir, ils s’empressent parfois de nommer des gens issus des institutions financières internationales. Finalement, qui que soit votre dirigeant, il lui faut montrer patte blanche : son adhésion à l’orthodoxie économique. Or la démocratie suppose qu’il y ait plusieurs options.

Couverture du livre De la démocratie en Françafrique
De la démocratie en Françafrique-Une histoire de l’impérialisme électoral, Fanny Pigeaud, Ndongo Samba Sylla, La Découverte, 2024.

Au Mali, au Burkina Faso et au Niger, les militaires qui ont pris le pouvoir ont obtenu le départ de l’armée française. Ces putschs marquent-ils une certaine fin pour le système françafricain ?

On ne sait pas encore. Ce qui est paradoxal en tout cas, c’est que personne n’aurait pu imaginer que les troupes françaises partiraient aussi vite. Sous un régime dit démocratique, ça aurait été très peu probable, sinon impossible. Mais avec des régimes militaires, en quelques mois, c’est fait. C’est très révélateur de la nature du régime dit « démocratique » dans ces pays : un régime basé fondamentalement sur la renonciation à la souveraineté nationale et l’absence de perspectives économiques porteuses. Parfois, les coups d’État s’inscrivent dans une logique de rupture avec cet ordre néolibéral dit « démocratique ». Ça ne veut pas dire qu’ils vont réussir.

Quoi qu’il en soit, on observe que les populations sont en révolte contre la Françafrique. Les jeunes ne veulent plus de dirigeants soumis aux intérêts de l’Occident. C’est vrai aussi au Sénégal. Ils disent : « Nous n’avons rien contre les Français, mais ayons des partenariats qui soient bénéfiques, vous ne pouvez pas venir exploiter nos ressources, nous humilier en permanence. Respectez-nous. » Certains dirigeants africains essayent de surfer sur ce discours pour s’imposer.

Dans les trois pays putschistes dont on a parlé, les militaires ont une pratique du pouvoir très autoritaire. Certains de leurs partisans justifient ces excès en prétendant que la démocratie est une construction occidentale qui ne conviendrait pas à l’Afrique. Qu’en pensez-vous ?

Dans le livre, nous plaidons pour ce que nous appelons une « démocratie substantive ». Nous nous insurgeons contre ceux qui disent que les peuples ne savent pas voter et contre ceux qui prétendent que pour des raisons culturelles, il ne peut pas y avoir de démocratie en Afrique. Nous disons que le système qu’on dit démocratique n’est pas démocratique. C’est un système d’oligarchie libérale avec des tendances autoritaires, hyper répressives. En Occident non plus, il n’y a pas de pays démocratique de notre point de vue.

Mais la démocratie est l’idéal. Il faut s’approprier ce concept. Défendre l’égalité politique suppose aussi de créer les performances économiques souhaitées par les peuples, notamment de garantir à tout un chacun les conditions d’une vie digne et libre.

Partout, l’Occident a essayé d’imposer sa forme « démocratique libérale » à lui. Il prétend que toute autre forme politique ne serait pas légitime, pas « civilisée ». Mais l’égalité peut être mise en forme différemment au plan institutionnel. Il faut que nous libérions notre créativité et notre imaginaire politiques pour trouver des formes autres qui permettront d’obtenir plus de liberté, plus d’égalité et plus de solidarité.

Propos recueillis par Clair Rivière

Photo de une : Manifestation contre le report de l’élection présidentielle, Dakar, le 17 février. C’était la première fois depuis le mois d’octobre qu’un rassemblement revendicatif était autorisé dans la capitale. /©Florian Bobin

Suivi

Mise à jour du 23 février à 16h : Une première version de cet entretien faisait état de trois morts depuis le début de la répression des manifestations contre le report des élections. Nous avons actualisé à quatre morts.

Notes

[1C’est notamment le cas au Cameroun, où Paul Biya est président depuis 1982.