Elevage intensif

Souffrance animale : comment l’agrobusiness s’échine à entraver toute avancée

Elevage intensif

par Axelle Playoust-Braure

La Commission européenne a annoncé une ambitieuse réforme pour améliorer le sort des animaux d’élevage. Mais elle traîne, sous la pression des lobbys de l’agroalimentaire. En France, le ministère de l’Agriculture freine tout changement de modèle.

Chaque année, en Europe, 700 millions de poules, cailles, lapins, truies, canards sont confinés dans de minuscules cages. Les truies en élevage intensif passent près de la moitié de leur vie dans des cages individuelles au sein desquelles elles sont bloquées en permanence. Neuf poulets sur dix en Europe sont « à croissance rapide » : leur génétique a été sélectionnée pour atteindre un poids d’abattage en seulement 35 jours.

Plus de 7 milliards de poulets sont abattus chaque année en Europe. Avant d’être tués, ils sont d’abord accrochés tête en bas, puis plongés dans des bains électriques censés les étourdir. Une fois à l’abattoir, les cochons sont généralement tués après avoir été exposés au CO2, méthode qui leur cause douleur, peur panique et détresse respiratoire [1] pendant des dizaines de secondes avant la perte de conscience. Les vaches laitières, les poissons ou encore les lapins ne bénéficient à l’heure actuelle d’aucune protection spécifique concernant leurs conditions d’élevage et d’abattage.

Une réforme qui traîne

Les données scientifiques en matière de bien-être animal ont significativement évolué pendant que les règles de l’Union européenne (UE) en la matière sont restées largement inchangées, certaines depuis plus de 20 ans. Ainsi, la plupart des scientifiques et des juristes reconnaissent désormais que les animaux ont des capacités psychiques, notamment émotionnelles [2]. De nombreuses pratiques toujours autorisées par l’UE ne le sont plus dans certains États membres, comme la Suède qui interdit les cases de gestation et de mise-bas pour les truies.

En mai 2020, sous la pression croissante de plusieurs ONG de protection animale, la Commission européenne annonce vouloir entreprendre une ambitieuse réforme législative visant à améliorer le sort de ces animaux. Il s’agit de faire évoluer les textes réglementant les conditions d’élevage, de transport et d’abattage, de façon à les aligner avec les connaissances scientifiques les plus récentes. La Commission européenne s’est notamment engagée à interdire l’élevage en cage. L’enjeu est aussi de proposer un système d’étiquetage relatif au bien-être animal sur les produits issus de l’élevage. La Commission s’était alors engagée à présenter cette stratégie pour le troisième trimestre 2023.

Case de mise-bas pour truies dans un élevage intensif, une pratique désormais interdite en Suède.
Case de mise-bas
Ces cases pour truies dans un élevage intensif relèvent d’une pratique désormais interdite en Suède.
© L214

Nous y sommes. Mais sous la pression du parti conservateur européen PPE et du lobby agricole Copa-Cogeca (l’union des deux plus importants syndicats européens de représentation des intérêts des agriculteurs, Copa, et coopératives agricoles, Cogeca), dont la FNSEA est membre, l’exécutif européen semble sur le point d’abandonner sa promesse. L’inquiétude est montée d’un cran le 13 septembre, en l’absence de mention du sujet lors du discours sur l’état de l’Union par la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen.

Cet « oubli » a fait bondir l’eurodéputée écologiste Caroline Roose. « Vous n’avez rien dit, pas une seule phrase, pas un seul mot sur la révision des règles européennes sur le bien-être animal. C’est pourtant l’un des pans du Green Deal les plus attendus par les citoyens européens », a réagi l’élue. Le sujet ne fait pas non plus partie des « priorités pour 2024 » listées par la présidente de la Commission dans sa lettre d’intention au Parlement.

Lobbying des coopératives agricoles à Bruxelles

La question intéresse en revanche beaucoup le groupe de pression Copa-Cogeca. Ces derniers mois, l’organisme a obtenu plusieurs rendez-vous avec les cabinets de commissaires européens sur cette réforme de la législation sur le bien-être animal.

Les données du registre européen des lobbys [3] nous apprend notamment que le 18 juillet dernier, la Copa-Cogeca avait un rendez-vous au cabinet du commissaire européen au commerce et vice-président de la Commission européenne [4]. Le 27 juin, déjà, le lobby avait rencontré le cabinet du commissaire à l’agriculture [5]. En mars, le groupement agricole avait même eu un rendez-vous sur le sujet du bien être animal directement avec une commissaire, celle responsable de la Santé et à la Politique des consommateurs [6]. La Copa-Cogeca avait déjà eu deux rendez-vous en février avec les collaborateurs des commissaires à l’agriculture et au commerce sur le sujet.

Dans le même temps, l’association Welfarm ou la LFDA (Fondation droit animal, éthique et sciences), elles aussi inscrites au registre des lobbys européens, n’ont obtenu aucun rendez-vous avec les cabinets de commissaires, sur ce sujet qu’elles défendent.

Concertation « au pas de course »

En France, le ministère français de l’Agriculture a organisé une concertation, de mars à juin dernier, regroupant ONG de protection animale et professionnels de l’élevage (instituts techniques, interprofessions et syndicats représentant les intérêts des différentes filières). Au programme, quatre groupes de travail pour échanger sur le bien-être des animaux – c’est-à-dire les souffrances – pendant l’élevage et le transport, mais aussi sur la formation des éleveurs et l’accompagnement de la transition. Les ONG ont vite déchanté.

Des poulets sont entassés par milliers dans un bâtiment fermé.
Élevage intensif de poulets
Pihem, Pas-de-Calais - avril 2021
© L214

« On avait beau parler d’une même voix, répéter les mêmes points de vue, notre poids était très limité », regrette Sandy Bensoussan-Carole, chargée d’études sur le bien-être animal chez Welfarm, ONG pour la protection des animaux de ferme. Le rapport de synthèse du groupe « bien-être animal en élevage » que basta! a pu consulter, montre que 64 % des parties prenantes représentaient des organismes professionnels de l’élevage, 8 % des organismes scientifiques, et seulement 15 % des ONG de protection animale. « Il ne faut pas se mentir : les professionnels toutes filières confondues, et d’autant plus la FNSEA, ont l’oreille du ministre », critique la responsable.

Des mécontentements concernant les modalités d’organisation de la concertation se sont aussi fait entendre. « 70 participants en visio, ce n’était pas simple, rapporte Nikita Bachelard, chargée d’affaires publiques à la Fondation droit animal, éthique et sciences (LFDA). On avait la possibilité de réagir dans “le chat”, mais pas de s’étendre et d’avoir de vraies discussions. » Un point également relevé par Christelle Dumont, cheffe de mission bien-être animal chez Interbev (interprofession au service de la promotion de la viande) au moment de la concertation : « C’est vrai que la méthodologie n’était peut-être pas propice à l’efficacité. On était nombreux et il y avait énormément de points à traiter en une seule réunion. »

De son côté, Agathe Gignoux, chargée d’affaires publiques à l’ONG CIWF France, déplore une concertation « menée au pas de course », avec seulement deux réunions par groupe de travail. « Ce n’était pas suffisant pour aboutir à quelque chose. Mais plus que ça, c’est l’attitude des filières qui était bloquée. »

Gagner du temps

Pour les filières d’élevage, la priorité semble être de gagner du temps. La teneur des échanges concernant les mutilations en élevage en est une bonne illustration. En système intensif, la coupe des cornes des bovins (écornage), de la queue des porcs (caudectomie) ou encore du bec des volailles (épointage) est pratiquée de façon routinière, pour limiter les dégâts causés par certains troubles du comportement développés en élevage, notamment les comportements d’agression.

Des porcs sur caillebotis, bloqués dans des cages qui les empêchent de se mouvoir.
Elevage intensif de cochons dans la Marne, 2023
Des porcs sur caillebotis, bloqués dans des cages qui les empêchent de se mouvoir.
© L214

Les données scientifiques établissent clairement que les comportements d’agression entre congénères sont particulièrement prégnants lorsque les animaux sont confinés en grand nombre dans des environnements dépourvus de stimuli [7]. C’est le cas, notamment, pour la quasi-totalité des cochons élevés en France : 95 % d’entre eux le sont sur caillebotis, un sol ajouré ne permettant pas la présence de litière et donc les activités de fouille, d’exploration et de manipulation. Certains se tournent alors, par dépit et frustration, vers le mâchouillage de la queue d’autres cochons.

Les filières ont néanmoins joué sur l’incertitude pour repousser toute réglementation contraignante sur les mutilations, habilement rebaptisées « pratiques potentiellement douloureuses » au fil des discussions. Une méthode éprouvée de « fabrique du doute ». Le principe : demander encore et toujours de nouvelles études, tant sur les causes des comportements d’agression que sur les implications socioéconomiques des solutions proposées par la recherche en bien-être animal.

L’interprofession porcine Inaporc a ainsi cru utile de rappeler que « ce n’est pas parce que les bâtiments seront adaptés [en remplaçant les caillebotis par de la litière] qu’il n’y aura pas de problème de caudophagie [mordillage de la queue par un congénère] ». En ce qui concerne l’épointage des volailles, le Comité national pour la promotion de l’œuf (CNPO) a avancé l’idée qu’il existe de multiples facteurs (luminosité, température, alimentation...) influençant le comportement de picage, justifiant ainsi le maintien du statu quo : « Des réponses plurielles à ce problème multifactoriel n’ont pas encore pu être trouvées. »

« La multifactorialité n’est pas un argument pour ne pas réglementer, sans quoi on ne réglementerait pas grand-chose », a réagi la Fondation 30 Millions d’Amis. Nikita Bachelard déplore de son côté une solution de facilité : « Au lieu de revoir fondamentalement le modèle d’élevage, on opte pour davantage d’études, à la recherche d’une solution miracle, alors que les données scientifiques sont depuis longtemps à notre disposition. »

Les considérations économiques priment

Éviter la mutilation, la restriction alimentaire, l’utilisation de cages, donner aux animaux davantage d’espace... Ces pistes de solutions relatives aux souffrances animales ont été détaillées dans une série d’avis scientifiques produits ces derniers mois par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Ces recommandations ont été balayées d’un revers de main par les filières, qui jugent l’EFSA déconnectée des réalités socioéconomiques de l’élevage et demandent davantage d’évaluations d’impact pour chiffrer les coûts de la transition.

D’autres considérations économiques sont régulièrement remises sur la table par le gouvernement français. L’élevage français risque de perdre en « compétitivité », pointe-t-il. Les surcoûts de production liés à l’amélioration du bien-être animal risquent de favoriser les importations de produits issus de pays moins-disants sur le sujet, aucune mesure de bien-être animal ne saurait être adoptée sans « mesures miroir », a ainsi rappelé Marc Fesneau, ministre français de l’Agriculture.

« Ce genre de raisonnement à consommation constante néglige la possibilité de réduction conjointe de la production et de la consommation, répond Brigitte Gothière, cofondatrice et porte-parole de L214, qui n’a pas été conviée à la concertation. Si on continue d’élever et de consommer autant d’animaux qu’aujourd’hui, évidemment que ça ne marchera pas. » Le 3 octobre, le nouveau vice-président exécutif chargé du Pacte vert, Maroš Šefčovič, a finalement annoncé que la Commission européenne présenterait en décembre un texte sur la protection des animaux pendant le transport – l’un des quatre volets initialement promis.

Alors qu’une révision complète est pressante, « la vie de milliards d’animaux et les attentes de millions de citoyens européens sont ignorées  », s’est insurgé l’Eurogroup for Animals. Pour maintenir la pression, l’ONG lance une nouvelle campagne de mobilisation, avec le mot d’ordre « Publiez la proposition ».

Axelle Playoust-Braure

Photo de une : Élevage intensif de cochons (Marne) - 2023 / © L214

Boîte noire

Contacté par basta!, le ministère de l’Agriculture n’a pas donné suite à nos questions.

Notes

[1Voir ce rapport.

[2En 2018, l’Anses a ainsi établi qu’il fallait aussi « se soucier de ce que l’animal ressent, des perceptions subjectives déplaisantes, telles que la douleur et la peur, et rechercher les signes d’expression d’émotions positives comme la satisfaction ou le plaisir ».

[3À retrouver ici.

[4Le Letton Valdis Dombrovskis.

[5Le Polonais Janusz Wojciechowski.

[6Stella Kyriakides, chypriote.

[7Lire notamment à ce sujet les travaux de l’EFSA ainsi que cette étude.