« Nous sommes à Sainte-Soline, dans les Deux-Sèvres, le 25 mars 2023. Il y a une réserve d’eau de substitution, ce que d’autres appellent une méga-bassine. Et devant, il y a des tribus qui forment une horde, les tribus de la contestation française. » En quelques phrases, le décor est planté. Micro à la main, un quinquagénaire svelte se lance dans une analyse de ce qu’il qualifie d’ « ultra-écologie » face à un parterre d’une centaine d’éleveurs réunis en assemblée générale à Ploufragan, commune des Côtes-d’Armor, le 1er décembre dernier. Le nom de l’orateur : Hervé Le Prince.
Ce communicant breton, expert en gestion de crise, a été invité ce jour-là par l’Union des groupements de producteurs de viande de Bretagne (UGPVB) pour décrypter « la mouvance antisystème qui cible les productions alimentaires ». Il dépeint un environnement « crisogène », « un terrain fertile pour toutes les idéologies et les gourous », qui résulte du réchauffement climatique. Avec à son compteur la gestion d’une cinquantaine de crises agricoles et agroalimentaires, l’homme se présente comme une « vigie de cette contestation ».
« Guerre alimentaire »
Hervé Le Prince rappelle les intrusions et les sabotages subis par le milieu agricole et agroalimentaire. « Tout ceci est-il comme on veut nous le faire croire un mouvement sociétal spontané ou y a-t-il des gens derrière tout ça ? Sans être complotiste, on va quand même se poser la question », avance-t-il. Sans ménager le suspense trop longtemps, il finit rapidement par trouver un coupable. « Il y a un pilote dans l’avion et il s’appelle les Soulèvements de la Terre ».
Le collectif écologiste concevrait une « stratégie délibérée vers un état insurrectionnel » grâce à leur « prise en main de 200 collectifs locaux » et une trentaine d’actions de blocage ou sabotage. Le communicant met en garde son auditoire contre la « montée en puissance d’une guerre alimentaire ». Il y aurait d’un côté, une minorité d’antispécistes et d’activistes climatiques « radicalisés » et de l’autre une majorité silencieuse qui soutient celles et ceux qui les nourrissent. Dans cette guerre imaginaire, Hervé Le Prince a clairement choisi son camp depuis de nombreuses années. Et il s’emploie à le défendre.
Des clients dans l’agroalimentaire
Autodidacte dans le domaine de la communication, Hervé Le Prince a d’abord travaillé dix ans chez le groupe de communication Euro RSCG/Havas Advertising avant d’ouvrir à Rennes en 2006 sa propre agence, NewSens. Spécialiste de la gestion de crise, de la stratégie d’influence et du lobbying, l’agence a dans son portefeuille de clients une majorité d’entreprises agroalimentaires (Euralis, Hénaff, Bridor, Daunat, Bordeau Chesnel, Savéol, Soréal, Le Duff, Nutrinoë…). Sa mission : protéger leur réputation.
Pour la sienne, l’agence peut compter sur ses salariés. En septembre 2020, l’une des consultantes toujours en poste s’est fendu d’un avis quatre étoiles sur Google, n’hésitant pas à louer le professionnalisme, le rapport qualité-prix et la réactivité des services qu’elle propose elle-même.
Fort de son réseau, Hervé Le Prince a contribué à la création en 2012 de l’association Agriculteurs de Bretagne, avec l’appui de plusieurs présidents de coopératives, dirigeants d’entreprises, la chambre d’agriculture bretonne et les syndicats majoritaires. Cette association compte aujourd’hui plus de 3 400 adhérents. À l’époque, le monde agricole breton est empêtré dans le scandale des algues vertes. Décision est prise de réagir en promouvant activement une image positive de la profession et en renouant le dialogue avec le consommateur.
« Affronter l’adversité animaliste »
C’est à l’occasion d’une autre crise que naît en 2017 les Z’homnivores, un collectif porté par plusieurs acteurs de poids : l’Association bretonne des entreprises agroalimentaires (ABEA), Produit en Bretagne, Agriculteurs de Bretagne, l’Association nationale interprofessionnelle du bétail et des viandes (Interbev) et l’UGPVB citée plus haut.
L’objectif est de faire la promotion du régime omnivore et de sauver la peau de l’élevage. Celui-ci se voit fragilisé par la démocratisation du végétarisme et du véganisme et la montée en puissance d’associations antispécistes comme L214, qui publie des vidéos choc prises dans des abattoirs et exploitations agricoles.
Certains membres fondateurs des Z’homnivores ont été victimes de ces vidéos comme Loïc Hénaff, ancien président de Produit en Bretagne, conseiller régional (sur la liste de l’ex-PS Loïg Chesnais-Girard) et PDG du Groupe Jean Hénaff, la célèbre marque bretonne de pâtés en boîte [1].
Afin d’aider « les hommes et les femmes de la filière animale à affronter l’adversité animaliste », Hervé Le Prince est devenu directeur délégué des Z’homnivores. Le changement de statut en association en mars 2023 vise à lui donner une portée nationale, en sortant des frontières bretonnes. La lecture des statuts apporte son lot de contradictions.
On lit que l’association est « un espace de réflexion libre et indépendant de toute contrainte politique et économique ». Quelques phrases plus haut, il est pourtant question d’« accompagner les acteurs économiques des filières alimentaires en réponse notamment aux remises en cause de la production ».
Fonds publics
Le crédo des Z’homnivores est la liberté alimentaire. « Au départ, il y a eu une prise de conscience assez brutale pour certaines entreprises et pour leurs salariés, qu’élever des animaux pour s’en nourrir déclenchait des réactions très vives, parfois passionnelles, dans la société d’aujourd’hui. Nous étions démunis pour prendre en compte cette nouvelle forme d’expression et nous avons commencé par un travail d’analyse pour comprendre, avec des philosophes, sociologues, agronomes, nutritionnistes, vétérinaires… de toutes sensibilités », explique Malo Bouëssel du Bourg, directeur général de Produit en Bretagne [2].
Ce travail s’est poursuivi par la création et la diffusion « d’outils pédagogiques » : site internet des Z’homnivores, formations en ligne, colloques… L’initiative a bénéficié de fonds publics via le soutien financier de la région Bretagne qui a versé à Produit en Bretagne une aide destinée aux Z’homnivores de 80 000 euros en 2022 et 60 000 euros en 2023.
« Brutalisation de l’écologie »
Cet argent sert notamment au travail d’Hervé Le Prince. À l’instar de sa présentation durant l’assemblée générale de l’UGPVB en décembre dernier, il multiplie les conférences sur l’activisme climatique et alimentaire, en France ou à l’étranger. Dernièrement, il a été invité par les Maraîchers d’Armor, les producteurs de la coopérative agricole Cavac, l’Association des transformateurs et commerçants de volailles dans les pays de l’UE, le Medef 29…
Hervé Le Prince intervient parfois aussi auprès des représentants des domaines skiables, mais en pointant du doigt les activistes climatiques qui remettent en cause « notre liberté de skier ». Selon lui, leur profil correspond à une minorité de néo-militants radicaux d’ultragauche, anti-capitalistes, wokistes, « issus d’une catégorie sociale extrêmement privilégiée, jeunes, urbains, européens blancs ». Des gagnants du système, qui ont « une fascination pour le recours à la violence » et savent médiatiser leur action pour faire évoluer la loi. « Ce qui m’inquiète, c’est la trajectoire de brutalisation de l’écologie », avertit-il.
Tous ces arguments font sourire Léna Lazare, l’une des porte-parole des Soulèvements de la Terre. « Il véhicule le fantasme selon lequel les Soulèvements seraient une organisation hyper structurée et pyramidale alors que ce n’est pas le cas, dit-elle. Il parle de brutalisation alors qu’il s’agit de désobéissance civile. »
Léna Lazare rappelle que bien avant les Soulèvements de la Terre, des mouvements ont aussi eu recours à des actions qualifiées de violentes, à l’instar du Front de libération de la terre à qui l’on attribue des sabotages et des incendies dès les années 1990. « En comparaison, nous sommes à un niveau de confrontation beaucoup moins élevé », défend-elle. Sa crainte : que le récit alimenté par Hervé Le Prince contribue « à renforcer les violences contre les activistes sur le terrain ».
Mais les méthodes d’Hervé Le Prince ne font pas l’unanimité dans les rangs des éleveurs. Président de la chambre d’agriculture d’Ille-et-Vilaine et producteur de laits bio, Loïc Guines estime qu’ « on n’a pas besoin d’un discours qui s’arcboute sur un modèle agricole dépassé. Les éleveurs évoluent dans le bon sens, notamment sur les questions de bien-être animal. »
« Presse militante »
Quelle est aujourd’hui l’influence réelle des Z’homnivores ? D’un point de vue politique, quelques élus ont manifesté un soutien à leurs actions comme les députés bretons Didier Le Gac (Renaissance) et Marc Le Fur (Les Républicains) ou encore l’ancien député creusois Jean-Baptiste Moreau (Renaissance). Le collectif a été auditionné en mars 2023 par le Sénat dans le cadre d’une mission d’information sur la viande in vitro. Il affirme aussi être à l’origine d’un amendement sur la souveraineté alimentaire à l’article 1 de la proposition de loi sur la performance de la Ferme France. Ce que dément le sénateur Franck Menonvile qui a déposé l’amendement.
Les Z’homnivores ont aussi produit une dizaine de contenus digitaux avec plus ou moins de succès. Sur Youtube, la majorité de leurs vidéos ne dépassent pas le millier de vues à l’instar de leur dernière réalisation qui dépeint une sombre France où les rayons des supermarchés sont vides et le rationnement imposé. « Il est encore temps d’éviter le pire scénario, protégeons ceux qui nous nourrissent ! » alerte l’association. Sa page Facebook et son compte X plafonnent à un millier d’abonnés. Dans ses conférences, Hervé Le Prince qualifie de « presse militante » les médias qui n’épousent pas ses convictions, une catégorie dans laquelle il range Le Monde, Libération, Basta!, Blast ou Splann ! Il s’en est même pris au Parisien.
Le bilan des activités de l’année 2023 des Z’homnivores fait état d’une « fiche de lecture et d’analyse » des articles et du livre Silence dans les champs (Arthaud, 2023) écrit par le journaliste rennais Nicolas Legendre. Ancien correspondant du journal Le Monde en Bretagne, celui-ci a enquêté plusieurs années sur le système agro-industriel.
Cette « fiche de lecture », qui aurait dû rester secrète, mais qui a fini par fuiter, attaque violemment le travail du journaliste. Il y est qualifié de militant de la post-vérité, de journaliste à scandale faisant partie du « système Léraud », en référence à la journaliste Inès Léraud, connue pour ses enquêtes sur les algues vertes.
« Comme toujours dans cette littérature activiste, Nicolas Legendre use d’une réécriture militante de la réalité et des faits dans un but non avoué : initier une théorie du complot », dénigre Hervé Le Prince. Ce qu’il présente comme du « pseudo-journalisme » a été récompensé en novembre dernier par le prestigieux prix Albert-Londres qui couronne l’excellence dans le domaine du journalisme.
La logique d’argumentation d’Hervé Le Prince dans cette note semble finalement en miroir de ce qu’il dénonce vigoureusement chez les activistes climatiques et alimentaires : vision binaire, la victimisation, registre catastrophiste… Contactés, ni l’UGPVB, ni Interbev, ni l’ABEA, ni Hervé Le Prince n’ont souhaité répondre à nos questions.
Solenne Durox
Photo de Une : conférence de Hervé Le Prince le 25 mars 2023 en Bretagne, lors de l’assemblée générale de l’Union des groupements de producteurs de viande de Bretagne (UGPVB)/©Solenne Durox