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« Ces images de villes détruites, ça résonne avec notre histoire » : Saint-Nazaire s’ouvre aux exilés ukrainiens

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par Simon Mauvieux, Teresa Suarez

Dans la ville de Loire-Atlantique, les hébergements manquent pour accueillir durablement les personnes réfugiées venues d’Ukraine. À deux mois du début de la saison estivale, la mairie alerte et demande à l’État de prendre ses responsabilités.

En 1945, Saint-Nazaire était un champ de ruines. Dernier bastion des occupants allemands dans l’ouest de la France, la ville a été rasée par les bombardements alliés à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Quand, 77 ans plus tard, Annick, une Nazairienne retraitée, observe incrédule les photographies de la ville de Marioupol ravagée par les missiles russes, elle repense au destin de sa ville natale. « Ces images de villes détruites, ça résonne avec notre histoire ici, et avec la mémoire de ma famille, qui a accueilli des réfugiés nazairiens pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est ça aussi qui nous a décidés à accueillir des Ukrainiens », confie-t-elle. Comme sa mère alors, elle et son mari Yves sont devenus hébergeurs solidaires.

Ils sont une centaine de Nazairiens à accueillir actuellement des familles d’Ukrainiennes et d’Ukrainiens, en ville et dans ses environs, logeant près de 400 personnes. La solidarité a été au rendez-vous dès le début du conflit. Mais deux mois plus tard, l’hébergement citoyen risque d’atteindre ses limites.

Vue d'une partie du chantier naval de Saint-Nazaire.
Vue d’une partie du chantier naval de Saint-Nazaire, où travaillent des centaines d’Ukrainiens.
©Teresa Suarez

« On avait un vivier d’une centaine d’hébergeurs citoyens, qui ont tous reçu des familles. Maintenant, ces gens vont peut-être partir en vacances, ou recevoir de la famille. Et nous n’avons pas d’autres hébergeurs », alerte Christine Romanet, directrice du centre communal d’action sociale (CCAS), qui s’occupe du premier accueil des familles ukrainiennes à Saint-Nazaire. « L’hébergement citoyen ne pourra pas tenir sur la durée, s’inquiète aussi, Dominique Triogdet, élue adjointe à la solidarité, qui malgré sa voix calme ne peut retenir elle aussi son inquiétude. Nous sommes vraiment en grande tension au niveau de la ville et même de l’agglomération. »

Avec un taux de logement vacant de moins de 2 % et près de 4000 personnes en attente d’un logement social, l’agglomération de Saint-Nazaire manque déjà de logement. Avec la saison touristique qui arrive, la ville risque d’être vite à court de solutions.

Christine Romanet et Dominique Triogdet
Christine Romanet et Dominique Triogdet
Christine Romanet, directrice du centre communal d’action sociale de la ville, et Dominique Triogdet, maire-adjointe à la solidarité, devant la mairie de Saint-Nazaire.
©Teresa Suarez

Une pénurie de logements

Officiellement, 1500 réfugiés ukrainiens sont arrivés en Loire-Atlantique. Mais ces chiffres ne prennent en compte que les personnes enregistrées à la préfecture, ils sont donc largement sous-estimés. Car dans cette ville de 70 000 habitants, près de 600 ouvriers ukrainiens travaillent sur le chantier naval. Une grande partie d’entre eux a fait venir leur famille ou des amis proches, sans que la préfecture ne les aient forcément comptabilisés.

Dès le début de la guerre, la mairie a pris les devants pour organiser le suivi social et l’hébergement des nouveaux arrivants. Mais légalement, ce sont les préfectures, donc l’État, qui ont la responsabilité de loger sur le long terme les réfugiés. Jean Castex avait annoncé à ce sujet un dispositif exceptionnel de 100 000 places d’hébergement sur toute la France. À Saint-Nazaire, ce sont toujours, et avant tout, les citoyens et les services de la mairie qui portent, autant que possible, l’élan de solidarité.

Deux mois après l’arrivée des premières familles, la ville vient de passer le relais à deux associations mandatées par l’État pour s’occuper du suivi social, alors que le CCAS commençait à être débordé. Contactée, la préfecture a indiqué que ces associations avaient pour but de « préparer la recherche de solutions plus pérennes », une fois la médiation sociale effectuée avec les familles et les hébergeurs, sans en préciser les modalités.

Pour l’hébergement, la mairie est dans l’attente d’une réunion avec la préfecture, qui doit avoir lieu prochainement. Cela fait plusieurs semaines que la ville a lancé l’alerte face au manque de solutions de long terme. Mais construire de nouveaux logements prend du temps, et il est hors de question pour la ville d’envoyer ces réfugiés loin de Saint-Nazaire. Car ce n’est pas un hasard si la Loire-Atlantique est le département qui a attiré le plus d’Ukrainiens dans les Pays-de-la-Loire.

Le chantier naval, point de convergence des Ukrainiens

Le cœur de la ville ouvrière et maritime de Saint-Nazaire, c’est son chantier naval, l’un des plus gros d’Europe. 6000 ouvriers y travaillent à la construction de paquebots. Le chantier peut être aperçu à des kilomètres à la ronde, avec ses grues et ses immenses immeubles flottants, prêts à se déverser sur les mers du monde.

Parmi les ouvriers qui y travaillent, on compte donc 600 Ukrainiens, principalement des travailleurs détachés d’entreprises d’Europe de l’Est. Quelques-uns sont partis combattre en Ukraine. Beaucoup sont restés pour continuer à travailler. La majorité des familles qui sont arrivées à Saint-Nazaire, ce sont les leurs.

« C’est plus difficile de travailler en ce moment. Tout le monde s’est posé la question de rentrer ou pas, mais tout le monde comprend qu’en restant ici, ils peuvent aider leurs familles », dit Roman dans un français parfait. L’homme de 37 ans, ukrainien, est assistant administratif pour une entreprise lituanienne spécialisée en soudure et en tuyauterie.

Portrait de Roman
Roman
Roman, 37 ans, est Ukrainien et assistant d’administration au sein d’une entreprise lituanienne à Saint-Nazaire.
©Teresa Suarez

La majorité de ces ouvriers viennent de Mykolayiv, une ville portuaire et industrielle comme Saint-Nazaire, située sur les rives de la mer Noire. D’habitude, ces ouvriers travaillent par période de trois mois ici, avant de repartir sur d’autres contrats, en Estonie ou ailleurs, puis de revenir. Ils gagnent entre 2000 et 3000 euros par mois à Saint-Nazaire, quand le salaire moyen en Ukraine est de 300 euros. Ceux qui n’ont pas fait venir leurs familles ici les ont déplacées en Estonie. « L’entreprise prend en charge l’évacuation des familles », assure Roman.

« J’entends encore les sirènes au téléphone »

Lui a construit sa vie en France, avec son épouse et ses enfants. Il a toutefois conservé des attaches en Ukraine. Ses parents et sa sœur vivent encore là-bas. « Je prends de leurs nouvelles, ils étaient réfugiés à Lviv, mais sont rentrés à Kyiv récemment. J’entends encore les sirènes au téléphone, mais ils sont rassurés de ne plus être encerclés par l’armée russe », décrit-il. Sa femme, elle, vient de Boutcha, une ville au nord de Kyiv, occupée pendant des semaines par les soldats russes, dans laquelle des centaines de civils ont été assassinés, violés, torturés. La Cour pénale internationale et dix États ont ouvert des enquêtes pour crimes de guerre commis par l’armée russe en Ukraine.

« Pour les ouvriers, Saint-Nazaire c’est l’endroit où ils travaillent et l’Ukraine, c’est là où ils ont leur vie, leur famille, leur maison », résume Roman. Ces ouvriers sont hébergés dans des appartements payés par leurs entreprises. Souvent en colocation, ils ne peuvent pas vivre au même endroit que leurs familles venues les rejoindre aujourd’hui. Dans cet entre-deux, leurs proches peinent à se projeter. « J’ai appelé beaucoup de familles pour leur demander si elles souhaitent rester ici ou rentrer en Ukraine. C’est là que j’ai senti l’incertitude, ils n’arrivent pas à savoir. C’est compliqué pour des personnes de 40, 50 ans, qui ont tout en Ukraine, de s’imaginer recommencer une vie ici », confie l’assistant administratif.

Travailler pour éviter le déclassement

Dans le centre-ville, un ancien magasin de jouets abrite le cœur battant de la solidarité nazairienne : l’association Droujba, un mot qui signifie « amitié » en ukrainien et en russe. Fondée au lendemain de l’invasion russe par trois Ukrainiennes qui vivent en France, l’association fédère 200 bénévoles, qui récupèrent des dons, distribuent des denrées alimentaires, envoient en Ukraine des vêtements ou du matériel médical. L’organisation avance à tâtons, s’adapte, agit dans l’urgence. Elle propose des cours de français, de dessin, de sport et des ateliers pour les enfants…

Jean-François Mahot, vice-président de l'association Droujba.
Jean-François Mahot
Jean-François Mahot, vice-président de l’association Droujba, cherche un carton pour préparer un colis d’aide à l’Ukraine.
©Teresa Suarez

Au rez-de-chaussée, un homme, casquette sur la tête, entre timidement dans les locaux où des dizaines de kilos d’aliments sont disposés sur des tables. Paul*, trentenaire, ingénieur en construction navale, vient tout juste d’arriver en ville. Parti de Mikolayiv, il est passé par la Pologne, puis l’Estonie et a décidé de venir ici pour travailler au chantier. Alors qu’on lui donne un sac rempli de biens de première nécessité, il repart discrètement, sans oser demander davantage d’aide.

Assis sur un banc en face de la devanture jaune et bleue de l’association, Paul évoque son épouse, ukrainienne, et ses enfants, restés sur place. « Les Ukrainiens n’aiment pas quitter leur pays », dit-il avec le sourire. Pour l’instant, il dort chez un ami et ne dispose pas de la précieuse autorisation provisoire de séjour. Il ne sait même pas s’il en aura le droit. Car même s’il vivait en Ukraine depuis douze ans, il est originaire du Cameroun, et n’a pas la nationalité ukrainienne. « J’ai parlé à des proches dans le même cas que moi, et ça a été difficile pour eux », confie-t-il. Jean-François Mahot, vice-président de l’association, lui conseille quand même d’aller au CCAS. Paul hésite, de peur de ne pas paraître assez ukrainien et de se faire renvoyer au Cameroun. Ce qu’il veut avant tout, c’est travailler ici, pour aider sa famille et les convaincre de venir à leur tour.

Rester ou rentrer, le dilemme impossible

Irina, Ira et Natasha posent dans le jardin d'Annick et Yves.
Irina, Ira et Natasha
Irina, Ira et Natasha posent dans le jardin d’Annick et Yves.
©Teresa Suarez

Hébergés chez Annick et Yves, un couple de Nazairiens à la retraite, Natasha, Ira et Irina font passer le temps comme elles peuvent. Elles échangent timidement avec leurs hôtes grâce à une application de traduction. Des phrases parfois décousues sortent de leurs téléphones à travers une voix robotique, transformant l’incompréhension en éclats de rires. Arrivées le 23 mars, elles viennent de Tchernihiv, à 150 kilomètres au nord de Kyiv. La ville a été presque totalement détruite dans les premières semaines de l’invasion russe. Les trois femmes ne savent pas combien de temps elles resteront en France. Ce dont elles sont sûres, c’est qu’elles souhaitent repartir en Ukraine le plus rapidement possible. « J’ai un fils en Ukraine, je veux vraiment rentrer chez moi », dit Natacha, qui était contrôleuse de bus à Tchernihiv.

Sans dire un mot, Irina sort son téléphone et montre des photos qu’elle vient de recevoir. Des centaines de personnes sont allongées par terre dans une immense usine, certains sont blessées. Ce sont les dernières nouvelles qu’elle a reçues de Marioupol, où des milliers de civils et de combattants étaient encore retranchés dans l’usine Azovstal. « On ne regarde pas trop l’actualité à la télé, on n’ose pas », confie Annick. Le père d’Irina est militaire. Au téléphone, il refuse de lui raconter ce qu’il vit.

Le smartphone sert de traducteur
Le smartphone sert de traducteur entre les personnes réfugiées et les familles d’accueil.
©Teresa Suarez

Bernard et Lyne, deux retraités, accueillent une famille depuis vingt jours. Ils hébergent Ola et ses enfants, Datcha, 10 ans et son fils Nikita, 15 ans, ainsi que sa jeune nièce, Katerina. Tous viennent de Mykolayiv. Le mari d’Ola travaille lui aussi au chantier naval, depuis six ans. Lorsqu’on leur demande si elles veulent rester ici ou rentrer en Ukraine, c’est Datcha, la plus jeune, qui répond comme une évidence « Ukraine !  », en levant les bras en l’air. Les visages sont fermés et les mots sont rares. Seul Datcha et son insouciance d’enfant arrivent à décrocher quelques rires.

Se raccrocher à son avenir, coûte que coûte

« Ils ne sortent pas beaucoup, décrit Bernard. Ils travaillent six à huit heures par jour, ils sont extrêmement studieux. » Datcha s’occupe en prenant des cours de danse en ligne, pendant que Katerina et Nikita poursuivent leur scolarité à distance. Elle veut devenir infirmière, lui, mécanicien sur un chantier naval, comme son père.

Ola et sa famille
Ola et sa famille
Ola, ses enfants Datcha et Nikita, et sa nièce Katerina, sont originaires de Mykolayiv.
©Teresa Suarez

Tous veulent rentrer en Ukraine pour reprendre leur vie d’avant. Le pourront-ils ? Nikita veut aller étudier la construction navale à Odessa, mais la ville se trouve sous le feu de l’armée russe. Son port a été grandement endommagé. Ola et Natasha se demandent si leurs maison seront encore debout à leur retour. Ira et Irina aimeraient trouver un travail ici, « mais sans parler le français, c’est compliqué », concèdent-elles. Le seul point d’accroche pour toutes ces personnes, c’est Saint-Nazaire et son chantier naval.

La mairie et les Chantiers de l’Atlantique tiennent à retenir les centaines d’ouvriers ukrainiens de la ville, et donc leurs familles. Pendant que l’État traîne des pieds pour les loger durablement, sur le chantier, à la mairie ou chez les hébergeurs, la vie suit son cours, dans l’urgence, vers un avenir incertain.

Simon Mauvieux

Photo de une : Ira et Irina racontent leur voyage sous le regard d’Yves. ©Teresa Suarez