Le « Village du peuple » sera-t-il expulsé ce 6 octobre 2020 ? Installé dans une ancienne ferme à Donges, en Loire-Atlantique, ce squat est occupé par des jeunes refusant l’extension de la zone industrielle de la commune. Dimanche 14 septembre, dans la grange bordée d’un oléoduc et d’une ligne très haute tension, ils sont une quarantaine : des militants écologistes, quelques zadistes de Notre-Dame-des-Landes, des riverains et des Ligériens, venus « défendre l’estuaire de la Loire » grignoté par l’industrie, mais aussi et surtout chercher des parades face à un autre projet, plus important encore : le projet de « parc écotechnologique » du Carnet prévu de l’autre côté du fleuve, rive sud.
Ce parc industriel, porté par le Grand port maritime (GPM) de Nantes-Saint-Nazaire menace 110 hectares d’espaces naturel, dont 51 hectares de zone humide, ainsi qu’une bonne partie des 116 espèces animales et végétales protégées qui y vivent. Un écosystème privilégié qui pourrait être englouti sous le béton, via un projet d’aménagement « clés en main » permettant aux industriels de ne plus s’encombrer de demandes d’autorisations ou de réalisations d’études environnementales. Les collectivités le font pour elles, en amont. « Des espèces comme le phragmite aquatique, l’oiseau le plus menacé au niveau européen, sont sacrifiées. C’est un scandale ! », s’insurge Yoann Morice, l’un des porte-parole de Stop Carnet, collectif qui a dressé une zone à défendre (ZAD), le 31 août dernier, à l’entrée du site, afin d’empêcher le début des travaux.
Après le nucléaire, les énergies du futur
Conçu il y a plus de dix ans, à 45 kilomètres en aval de Nantes, loin des radars médiatiques, le projet d’aménagement du Carnet, vise à créer une « zone dédiée à la recherche-développement, à des tests, à la production, à l’entretien et à logistique » dans le domaine des énergies renouvelables. Pourtant Le Carnet ne fait parler de lui que depuis la publication, il y a un an, par le Grand port maritime, d’un appel à projets à destination des investisseurs français et étrangers. Une poignée de paysans bio et d’habitants des environs décident alors de créer « Stop Carnet ». Parmi eux, Yoann Morice, élevé au biberon des manifestations, dans le sillage de ses parents : dans les années 1980-90, l’État désirait implanter au Carnet une centrale nucléaire. Il finira par plier devant la force de la contestation. Mais l’ancienne île rattachée à la rive par les remblais successifs continue d’attiser les convoitises.
Transformer en vitrine des énergies du futur une « réserve foncière » inexploitée de 110 hectares, tout en préservant les 285 hectares d’espaces naturels restants : sur le papier, l’idée défendue par le Grand port de Nantes-Saint-Nazaire et la plupart des collectivités concernées est séduisante. Le gouvernement en a même fait l’un de ses atouts phares à l’occasion du salon « Choose France ! » organisé à Versailles le 20 janvier dernier. Pour conforter la place de pays le plus attractif d’Europe acquise par la France l’an dernier, le gouvernement mise sur ce type de vitrines. L’atout principal des sites comme le Carnet ? Ils sont livrés aux investisseurs français et étrangers « clés en main », c’est à dire prêts à l’emploi.
Finies les procédures interminables pour obtenir les autorisations et lancer les travaux. Comme l’explique le ministère de l’Économie, « un site industriel clés en main est un site pour lequel les procédures administratives relatives à l’urbanisme, l’archéologie préventive et l’environnement ont été anticipées afin d’offrir à l’investisseur une disponibilité immédiate ou à très court terme. » Pour le gouvernement, « l’accélération des procédures obligatoires préalables à une implantation industrielle » est « une priorité ». Mais cette « accélération » visant à « concrétiser des projets complexes en moins de six mois » risque fort de faire passer les questions écologiques au second plan.
Les Pays de la Loire se distinguent déjà par un des plus forts taux d’artificialisation des sols
Le label « clé en mains » est l’une des déclinaisons du « Pacte productif » annoncé le 25 avril 2019 par Emmanuel Macron. Il vise à « réindustrialiser » la France pour atteindre le plein emploi d’ici 2025. Quitte à s’arranger un peu avec le droit et les règlements. Dans le cas du Carnet, l’étude d’impact commandée par le Grand port de Nantes-Saint-Nazaire justifie l’artificialisation de ce site par le fait que cet aménagement serait en phase avec la politique énergétique de l’Europe, avec la lutte contre le changement climatique et avec le renforcement de l’indépendance énergétique nationale. Les auteurs de l’étude y voient un « projet d’intérêt public majeur ».
« Argument irrecevable », rétorque Chloé Gerbier, de l’association Notre affaire à tous, qui défend le collectif Stop Carnet. La juriste invoque une jurisprudence du Conseil d’État datant de mai 2018, selon laquelle « une raison d’intérêt public majeur ne peut justifier à elle seule la destruction d’espèces protégées ». C’est pourtant ce que la préfète de Loire-Atlantique a entériné en donnant son feu vert au projet en juillet 2017. Quant à l’argument de l’emploi, souvent invoqué dans de tels projets, il paraît peu convaincant dans un département où le chômage (6,4 %) se situe bien en deçà de la moyenne nationale (7,6 %). En revanche, les Pays de la Loire se distinguent par un des plus forts taux d’artificialisation des sols (12 %).
Au Carnet, conformément aux vœux du gouvernement, la voix est libre pour les investisseurs : l’étude d’impact et l’avis de l’autorité environnementale ont été publiés en 2016. L’enquête publique a été réalisée l’année suivante et la préfète a donné son feu vert dans la foulée. Pourtant, les zones d’ombre restent nombreuses. Quelle crédibilité accorder à l’étude d’impact et à l’enquête publique alors que le dossier présenté par le Grand Port demeure très imprécis et que les maîtres d’ouvrage n’ont toujours pas été désignés ?
À ce jour, aucune entreprise n’a répondu à l’appel d’offre lancé par le port il y a plus d’un an… D’autre part, pourquoi avoir choisi ce site « d’importance écologique majeure » (dixit l’autorité environnementale) alors que des alternatives beaucoup moins destructrices étaient possibles dans l’estuaire ou à proximité, notamment sur des friches industrielles ? Enfin, qu’est-ce qui garantit l’efficacité écologique des mesures compensatoires et qu’est-ce qui justifie l’obtention d’une dérogation préfectorale aux « interdictions d’atteinte aux espèces protégées » ?
Laboratoire de la « simplification administrative » et de l’industrialisation « clés en main »
« Il nous semble que le choix de ce site était décidé d’avance », résumaient en février 2017 dans un courrier au commissaire-enquêteur l’association France nature environnement (FNE)-Loire Atlantique, la Ligue de protection des oiseaux (LPO 44), Bretagne vivante et SOS Loire vivante. « Nos association restent très réservées sur ce projet », concluaient-elles. Engagées depuis 2009 dans une concertation avec le port, FNE, la LPO et Bretagne vivante ont fini par être utilisées comme caution environnementale par le Grand port. Très discret dans sa communication, celui-ci n’oublie jamais de rappeler la « coopération étroite » qu’il entretient avec ces associations.
Dans le dossier du Carnet, véritable laboratoire de la « simplification administrative » et de l’industrialisation « clés en main », le Grand port, administré par des représentants de l’État, de la Région et du département, avance comme un navire amiral. Principal employeur du département, le complexe industrialo-portuaire de Nantes-Saint-Nazaire, compte plus de 25 000 salariés, un chiffre en forte hausse ces dernières années. « Le Grand port est une grosse machine. Il n’a pas de compte à rendre aux citoyens. C’est l’État dans l’État », affirmait le 21 septembre sur la radio locale RCF le maire de Saint-Viaud [1], Roch Chéraud, pourtant favorable au projet. Parmi les élus censés promouvoir ces nouveaux aménagements, deux poids lourds du Parti socialiste ont manifesté leurs doutes ces dernières semaines : Philippe Grosvalet, président du département Loire-Atlantique, et David Samzun, maire de Saint-Nazaire.
Interrogée par Basta! sur l’utilité de ce projet et sur son impact environnemental, Christelle Morançais, la présidente (Les Républicains) de la Région, nous renvoie vers le Grand port maritime. Grand port dont elle préside pourtant également le conseil de surveillance… En réalité, ce qui se joue ici dépasse de loin les rives de la Loire : entourées de laboratoires de recherche et développement (Nantes), de sites tests (Le Croisic), d’usines de production et d’infrastructures portuaires adaptées (Saint-Nazaire), les réserves foncières du Carnet offrent « l’écosystème » économique idéal pour un gouvernement qui rêve de faire de la France le leader européen des énergies marines renouvelable.
Projet de loi ASAP : « Une menace pour le dialogue social et l’environnement »
Mais selon l’ex-député LREM Matthieu Orphelin, désormais coprésident du groupe Écologie Démocratie Solidarité (EDS) à l’Assemblée, il n’est pas trop tard pour repenser le projet du Carnet. L’ancien vice-président de la Région Pays de la Loire invite les responsables à « privilégier la reconquête de friches industrielles plutôt que de venir consommer des espaces naturels ». « Bétonner d’abord pour faire venir ensuite des entreprises sans qu’on ait de détails sur le projet, ce n’est pas sérieux ! », insiste-t-il. Avec son groupe parlementaire, Matthieu Orphelin a déposé plusieurs amendements au projet de loi « d’accélération et de simplification de l’action publique » examiné à l’Assemblée nationale depuis le 28 septembre. En procédure accélérée…
Le texte prévoit notamment de raccourcir les délais d’autorisation pour l’implantation de nouveaux sites industriels et de limiter certaines enquêtes publiques à une simple consultation électronique. « Une menace pour le dialogue social et l’environnement », s’inquiète le groupe EDS dans un communiqué : « Les dispositifs prévus par ce texte réduisent considérablement la place laissée aux études d’impact, aux procédures propres aux installations classées et à l’information du public en amont de projets dont la nature crée des risques pour la santé, la sécurité ou l’environnement. »
Comme de nombreuses autres associations de défense de l’environnement, Notre affaire à tous est également très critique au sujet de cette future loi. « Elle va toucher énormément d’installations », prévient la juriste Chloé Gerbier. « D’une manière générale, nous sommes dans un grand mouvement de détricotage systématique du droit de l’environnement. » Le 17 septembre dernier, l’association a déposé un recours en annulation devant le Conseil d’État contre 66 nouveaux sites « clés en mains » annoncés en juillet par le gouvernement. Ce qui porte à 78 le nombre total de sites ainsi offerts aux investisseurs, sur l’ensemble de l’Hexagone. Énergie, transports, entrepôts et bureaux, agroalimentaire…
La gamme d’activités accueillies est large et souvent très peu précise. Parmi les sites annoncés, il y a un autre Grand port, celui de Dunkerque. « Ce site est plus avancé que le Carnet puisque la dalle de béton est déjà posée, poursuit Chloé Gerbier. Ils ont commencé à vendre des bouts de terrains à différentes entreprises, dont Clarebout », fabricant de produits surgelés à base de pomme de terre. « Grâce » au principe d’implantation « clés en main », « Clarebout n’aura pas besoin de dérogation au titre des espèces protégées car celle-ci a déjà été obtenue par le Grand port pour l’ensemble du site, déplore la juriste. En fait, il n’y a tout simplement plus d’espèces à protéger ».
Samy Archimède (texte et photos).
Photo de Une : Le Carnet, 29 août 2020. Journée de mobilisation et d’information organisée par le collectif Stop Carnet.