« La nuit, je me réveille et je ne vois que du flic ! » À 62 ans, dont quarante passés à combattre des grands projets industriels, Hubert Morice en a côtoyé des uniformes, des gendarmes mobiles et des bottes de CRS. Mais jamais au point d’en perdre le sommeil. Le 6 juin dernier, ce paysan bio à la carrure imposante participe, avec ses camarades du collectif Stop Carnet, à une manifestation contre le « parc éco-technologique » que le Grand port maritime de Nantes-Saint-Nazaire veut implanter au Carnet, site naturel convoité par l’État depuis un demi-siècle. Le projet, dédié aux énergies renouvelables, menace 51 hectares de zones humides et 116 espèces animales et végétales protégées. Le militant est alors violemment interpellé par les gendarmes : sa tête heurte le sol et il perd connaissance pendant quelques secondes avant d’être traîné, puis jeté dans un véhicule [1].
Les médecins qui l’examinent le jour même puis cinq jours plus tard attestent de multiples contusions sur son corps. Il se trouve en « état de sidération » et présente des « signes d’anxiété », constatent-ils. Trois mois après les faits, Hubert Morice n’en revient toujours pas : « J’ai été menotté, j’ai subi sept interrogatoires en garde à vue, j’ai eu plusieurs semaines d’arrêt de travail et vingt séances de kiné. Et maintenant, je vais voir un psychiatre. »
Lutte contre l’implantation d’une centrale nucléaire au Carnet dès les années 1980, lutte contre les OGM puis contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes… Depuis qu’il milite, le sexagénaire affirme n’avoir jamais subi un tel traitement. « Avant, on pouvait aller au contact des gendarmes sans risquer de se faire casser la gueule. Aujourd’hui, je passe pour un voyou, un terroriste. » Le militant écologiste comparaîtra le 8 novembre prochain au tribunal d’instance de Saint-Nazaire, pour « menaces de commettre un crime ou délit sur personnes dépositaires de l’autorité publique. »
« Je ne compte plus le nombre de gendarmes qui patrouillent sur ma ferme »
La pression judiciaire sur les militants a clairement augmenté ces dernières années. Pour avoir préparé un rassemblement non déclaré l’an dernier sur le Carnet, quatre personnes ont été convoquées au tribunal correctionnel de Saint-Nazaire. Dont Hubert Morice et son fils Yoann, cofondateur de Stop Carnet et paysan lui aussi. « Les procès pour des motifs ridicules, c’est nouveau », relève ce dernier. Pour le jeune homme, cela ne fait aucun doute : « Après Bure[le projet d’enfouissement de déchets radioactifs dans la Meuse, ndlr], la lutte du Carnet est la plus réprimée de France. » « La plupart des militants restent très peu de temps, ils se fatiguent très vite », confirme Alix, 33 ans. Engagé depuis la naissance du collectif, il a réussi à se préserver en retournant régulièrement à Nantes.
Depuis le 31 août 2020, date d’installation d’une nouvelle zone à défendre (ZAD) à l’entrée du Carnet, la tension est montée d’un cran. « Je ne compte plus le nombre de gendarmes qui patrouillent sur ma ferme et celle de mon père, ni le nombre d’hélicoptères qui passent au-dessus de nous », lâche le trentenaire. Gabriella Marie, une des porte-parole du collectif, a elle aussi assisté à la multiplication des vols stationnaires au-dessus de sa maison : « Un jour, j’ai cru qu’il allaient arracher la croix qui est sur le toit tellement ils étaient bas ! » se rappelle-t-elle.
En Loire-Atlantique, la grande peur des pouvoirs publics, c’est de voir une nouvelle ZAD prendre racine. Le 23 mars 2021, plus de 400 gendarmes sont intervenus pour déloger les quelques dizaines de zadistes installés au Carnet. Une étrange opération, se souvient Léo* : « Le jour de l’évacuation, on a été escortés à pied, comme dans une manif, par les gendarmes jusqu’à l’entrée de Paimboeuf. Il y avait des gens au bord de la route qui nous prenaient en photo. On avait l’impression d’être parqués comme un troupeau. On a vécu ça comme une humiliation. »
Projet de surf park : menaces de mort sur Facebook
Et puis, il y a ce « climat de haine » que Yoann Morice a senti monter dans le pays de Retz à partir de décembre 2018. Avec les collectifs Terres communes et ZAP la vague, il tente alors de mettre en échec un projet de surf park que des entrepreneurs veulent construire à Saint-Père-en-Retz. S’ensuivent des menaces de mort et des appels à brûler sa ferme publiés sur Facebook par des riverains. Le 20 juillet 2019, la tension est à son comble : des agriculteurs, accompagnés de riverains, arrivent en tracteur pour déloger eux-mêmes les opposants au surf park qui voulaient organiser un festival de résistance sur un des terrains menacés par le projet.
« Nous avons vu arriver une vraie milice. Ils voulaient clairement s’en prendre à moi », assure Yoann Morice. Les faits se déroulent en présence de plusieurs élus locaux et sous les yeux de la gendarmerie qui tarde à s’interposer. L’opération est pilotée par la FNSEA du département, comme le prouve ce surprenant communiqué. Une sorte d’opération « Demeter » avant l’heure. Cinq mois plus tard, en effet, le ministère de l’Intérieur annonçait la création de la cellule Demeter, dispositif national de coopération entre la gendarmerie et la FNSEA, visant à « assurer la sécurité des agriculteurs ».
« J’ai été consterné par le niveau de violence sociale »
Opération collective anti-zadiste, mais aussi ballots de paille brûlés, vol de foin, caravane renversée, sucre déversé dans le réservoir d’un véhicule, intrusion violente en pleine nuit dans plusieurs propriétés… En l’espace de deux ans, combien d’actes d’intimidation et de malveillance ont été commis contre les opposants au surf park et au projet du Carnet, et contre leurs familles et leurs amis ? Le plus souvent, les victimes n’osent pas porter plainte et quand elles le font, les gendarmes ferment les yeux. « Le plus dur pour le moral, c’est la pression que des citoyens ordinaires mettent sur nous », confie Yoann Morice, qui a mis des mois à se remettre des violences dont il a été la cible.
Des citoyens qui cherchent à se faire justice eux-mêmes, le spécialiste du vigilantisme Laurent Gayer, chercheur au CNRS, en a croisé beaucoup lors de ses recherches en Inde et au Pakistan. Avant l’été, il s’est rendu dans le pays de Retz. Et son constat est sans appel : « J’ai été consterné par le niveau de violence sociale : la tension, l’ostracisme et la manière dont des militants peuvent littéralement être mis au ban par la communauté villageoise, marginalisés, harcelés par la population. Il y a une tension ordinaire extrêmement importante. Et elle risque d’augmenter dans les années à venir, à mesure que les luttes sociales et environnementales vont gagner en intensité. »
Le Carnet : illégalité de la ZAD ou illégitimité du projet ?
Les maires de la communauté de commune de Sud Estuaire (Loire-Atlantique) n’ont pas la même analyse. Le 10 mars dernier ils ont porté plainte pour incitation à la haine et au meurtre, suite à des inscriptions – sur des panneaux de circulation et sur les réseaux sociaux – attribuées aux zadistes. Sylvain Scherer, le maire de Frossay (divers-droite), une des deux communes sur lesquelles le parc éco-technologique du Carnet doit être implanté, reproche aux opposants ne pas « respecter la démocratie et les décisions [de construire ce parc] » Interrogé par Basta!, l’édile fustige à la fois l’illégalité des actions des zadistes et le désintérêt de la majorité de ses administrés pour l’avenir de leur commune. Dans le même temps, il estime que ce projet venu de l’Élysée a été « très mal vendu », imposé à la population sans véritable débat publique. « On a merdé », confesse l’édile.
Sylvain Scherer maintient néanmoins que ce grand projet pourrait apporter des emplois locaux à un Sud Estuaire sous-industrialisé par rapport au nord. Mais sa pétition en faveur du projet, lancée il y a un an, plafonne à 377 signatures. Celle du collectif Stop Carnet, en revanche, va bientôt atteindre les 11 000. De son côté, le grand port maritime de Nantes-Saint-Nazaire prétend que le projet n’est plus à l’ordre du jour. Aucune entreprise ne s’est portée candidate pour intégrer le parc de 110 hectares. Les membres du collectif Stop Carnet sont pourtant persuadés que les travaux d’aménagement vont reprendre. Mais par peur de la répression, beaucoup ont quitté la zone.
Ceux qui restent ont décidé de relancer le combat en construisant une maison de la résistance à deux pas du Carnet et en créant des convergences avec d’autres luttes environnementales dans le Grand Ouest. Bourrache* fait partie de ce petit groupe d’irréductibles. Bien que peu exposée aux menaces (elle n’habite pas dans le pays de Retz), la jeune femme préfère garder l’anonymat, échaudée par par la répression qui s’est abattue sur ses camarades. Mais sa détermination reste intacte : « On se battra contre le projet du Carnet jusqu’à ce qu’il soit abandonné. »
Samy Archimède
*Les prénoms ou noms ont été modifiés
Photo de une : Des agriculteurs favorables au projet accueillent les opposants avec des boues d’épuration (Le Carnet, 29 août 2020) / © Samy Archimède.