Les traits sont tirés. Négociateurs, représentants d’ONG, journalistes... chacun regarde sa montre et n’a qu’une envie : que les heures de réunions et les nuits blanches s’achèvent sur un « accord » sur le climat. Même si celui-ci est « a minima ». Ce samedi, nombreux sont ceux qui arpentent les couloirs du Bourget avec leurs valises. « La fin de la COP est fixée par les horaires de vol de retour », ironise un fin connaisseur de ces négociations. Jusqu’au bout, le contenu de l’accord est resté secret. Toute la semaine, des compromis ont été passés derrière des portes closes réunissant négociateurs et décideurs politiques de chaque pays. La course à l’info pour les milliers de journalistes et ONG s’est parfois achevée dans les salles de repos.
Le texte final est finalement remis à 11h30 ce samedi 12 décembre en présence de François Hollande. « La seule question qui vaille, voulons-nous un accord ? », lance le président de la République. « L’accord décisif pour la planète, c’est maintenant. Il est rare d’avoir dans une vie l’occasion de changer le monde. » Comme dans une pièce de théâtre, les mots entonnés sont marqués d’intensité dramatique. La voix de Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et président de la COP21, s’éraille. « Ce texte que nous avons bâti ensemble constitue le meilleur équilibre possible permettant à chaque délégation de rentrer chez soi la tête haute avec des acquis importants. » Et de citer Nelson Mandela : « Cela semble toujours impossible jusqu’à ce que cela soit fait ».
A quelques kilomètres de là, des cornes de brume résonnent et une ligne rouge composée de milliers de personnes se forme à Paris, en guise d’alerte sur le niveau de réchauffement qu’il ne faut pas dépasser au risque de bouleversements imprévisibles de l’équilibre de la planète (voir notre reportage).
Les discussions se poursuivent. Comme à l’accoutumée, des rumeurs circulent sur des blocages. Les pays pétroliers refuseraient la mention des 1,5 °C à ne pas dépasser. Les États-Unis feraient barrage à toute contrainte trop forte sur leurs émissions de gaz à effet de serre et sur les financements. La présidence française parvient finalement à réunir toutes les parties autour d’un même texte, nécessairement revu à la baisse. Le délégué du Nicaragua qui pointe les failles de l’accord, tout en précisant que son pays ne fera pas obstruction, est hué dans la salle de presse. L’unanimisme doit prévaloir, à tout prix. Vers 19h30, les coups de maillet successifs marquent l’adoption de l’accord [1]. Mais que contient-il ? Un indicateur : à lire les communiqués des entreprises, celles-ci se satisfont d’un « accord historique ». Jean-François Julliard, directeur de Greenpeace, n’est pas étonné : « Tel que l’accord se présente, si vous voulez investir dans une nouvelle mine de charbon, le texte ne donne quasiment aucun élément pour vous persuader de ranger votre portefeuille ».
Un accord non contraignant qui entrera en vigueur en 2020
« Ce texte sera le premier accord universel de l’histoire dans les négociations climatiques », annonce François Hollande, à qui répond une salve d’applaudissements. « Nous avons là l’instrument juridique qui prend la suite du protocole de Kyoto, précise Pierre Radanne, spécialiste des questions énergétiques et climatiques. Pour la première fois, l’ensemble des pays de la planète sont engagés dans ce processus jusqu’en 2030, avec la volonté de ne pas dépasser les 2°C. » L’accord, qui entrera en vigueur en 2020, les incite même à poursuivre l’action pour limiter l’élévation des températures à 1,5°C [2]. Le texte rappelle la « responsabilité commune mais différenciée des pays » inscrit dans la Convention onusienne sur le climat de 2012. Il acte que « les pays développés doivent continuer à prendre la tête » des efforts de réduction d’émissions. Les pays en développement, eux, doivent « continuer à renforcer leurs efforts d’atténuation (...) à la lumière des différents contextes nationaux », formulation qui prend donc en compte leur niveau de développement.
L’accord ne prévoit cependant aucune contrainte. Sa mise en œuvre est soumise à la bonne volonté des États. « La contrainte se joue au niveau des verbes (comme "doivent" ou "devraient" par exemple, ndlr) utilisés pour chaque action demandée aux États, précise Célia Gautier du Réseau action climat (RAC). La contrainte juridique est beaucoup plus forte lorsque ces grands accords internationaux sont traduits dans la législation nationale et des plans nationaux plus ambitieux. »
« Ce texte final est insuffisant pour enrayer le péril climatique »
Selon le groupement intergouvernemental des experts du climat (Giec), atteindre les 2°C implique de réduire de 40 à 70 % les émissions mondiales de gaz à effet de serre d’ici 2050, et même de 70 à 95 % pour ne pas dépasser 1,5 °C de réchauffement. Cet objectif de long terme n’apparait pas dans le texte. Pur affichage ? Quel sens accorder à ces « 2°C », alors que seul est mentionné que « les parties doivent atteindre un pic mondial des émissions de gaz à effet de serre dès que possible » ? Toujours selon le Giec, ce pic des émissions doit être atteint au plus tard aux environs de 2020. « Ce texte final est insuffisant pour enrayer le péril climatique », souligne Célia Gautier. « Le mode d’emploi présenté est vague et le calendrier repousse les efforts à plus tard. »
Dans les semaines qui ont précédé la COP, 188 pays sur 195 avaient remis leurs « contributions nationales » dans lesquelles ils présentent les efforts qu’ils envisagent pour lutter contre le changement climatique. Si l’on se fie à ces promesses de réduction, on s’achemine vers une augmentation de plus de 3° C des températures. Un seuil mettant en péril l’avenir de millions de personnes [3]. « Il faut absolument que les États renforcent leurs engagements pour contenir la hausse des températures en-deçà de 2 °C », alerte Célia Gautier. L’Union européenne affiche par exemple un objectif de réduction de ses émissions de gaz de serre de seulement 40 % d’ici à 2030, par rapport au niveau de 1990. Sans même préciser ce sur quoi s’engage chacun des États membres.
L’initiative d’une coalition « pour une haute ambition » a fait flop
Les engagements des pays sont annexés à l’accord, mais ils n’en font pas partie stricto sensu. Étant volontaires, ils n’ont pas de valeur contraignante. Pour pousser les pays qui font preuve de mauvaise volonté à accentuer leurs efforts, un « dialogue facilitateur » doit être engagé entre les parties signataires sur leurs niveaux d’engagements respectifs. Un bilan de ces engagements sera réalisé en 2023. Il pourra ensuite amener à leur révision tous les cinq ans. « Mais la révision à la hausse de ces engagements restera dépendante de l’interprétation du texte et de la bonne volonté des États », prévient Attac France. En clair, un pays qui continuerait à polluer allègrement ne sera pas sanctionné, encore moins obligé de réduire ses émissions de carbone.
Le premier rendez-vous de 2023 semble trop tardif quand on sait que la trajectoire des émissions pour les dix prochaines années est décisive pour la suite. « Si on attend plusieurs années pour revoir ces objectifs, nous sommes dans le couloir de la mort », analyse Hindou Ibrahim, de l’Association des femmes des peules autochtones du Tchad, un pays particulièrement frappé par les dérèglements climatiques. « Au lieu de prendre le problème à bras le corps aujourd’hui, l’accord repousse les échéances à 10 ou 15 ans », résume Jean-François Julliard, de Greenpeace. L’Union européenne, les États-Unis, le Brésil et quelque 80 pays en développement ont communiqué sur leur volonté de prendre les devants en s’engageant à une première révision de l’accord avant 2020, dans le cadre d’ « une coalition pour une haute ambition ». Mais cette initiative a fait flop... Dès le lendemain de l’annonce, seuls 15 pays ont rejoint la coalition.
Incertitude des financements après 2020
La question des financements a été la plus grande source de tensions. Seront-ils finalement sur la table, ces 100 milliards de dollars par an promis aux pays en développement depuis 2009 pour faire face aux conséquences du changement climatique ? Les 100 milliards apparaissent bien dans la décision (et non dans l’accord) comme « un plancher », qui est donc appelé à être relevé. Le texte précise qu’« un nouvel objectif collectif chiffré » d’aide financière devra être avancé « avant 2025 ». Pour Armelle Lecomte, d’Oxfam, « l’accord reconnaît que davantage d’argent sera nécessaire. Mais il n’y a aucune garantie sur le long terme pour les financements. On ne sait pas s’ils continueront à croitre. » Des promesses vagues, donc.
Les ONG voulaient une révision régulière des objectifs. Or, il est aujourd’hui difficile de savoir ce qu’il se passera après 2025. Alors que les pays riches, historiquement responsables du réchauffement climatique, n’ont jamais débloqué les financements nécessaires, ils tentent ici de se dédouaner de leurs responsabilités. « Il y a eu beaucoup d’annonces unilatérales ces dernières semaines qui ont pu rassurer un certain nombre de pays vulnérables sur les financements prévus dans les cinq ans, observe Armelle Lecomte. Mais il n’y a rien de solide sur le long terme. » Toute « responsabilité ou compensation » des pays du Nord pour les préjudices subis par les pays en développement est passée à la trappe.
Les énergies renouvelables quasiment absentes
Le seuil visé est donc celui des 1,5°C. Comment le respecter ? « 1,5°C ne veut rien dire si on ne gèle pas l’extraction des combustibles fossiles. Sinon, c’est de l’hypocrisie », souligne Nnimmo Bassey, des Amis de la Terre. Plusieurs études préconisent de laisser dans le sol plus des deux tiers des réserves prouvées de pétrole et de gaz afin de ne pas dépasser les 2 °C de réchauffement global maximal d’ici la fin du siècle [4]. Nulle trace du terme « fossiles » dans le texte qui ne mentionne pas non plus le « désinvestissement des énergies fossiles », ni la sobriété énergétique...
Le terme « renouvelables » est lui présent une seule fois dans le texte. Ce dernier pointe « la nécessité de promouvoir l’accès universel à l’énergie durable dans les pays en développement, en particulier en Afrique, en renforçant le déploiement d’énergies renouvelables ». Si cette phrase est un premier pas, plusieurs ONG regrettent que l’attention portée aux énergies renouvelables soit trop limitée dans le texte et que le cap de 100 % d’énergies renouvelables à l’horizon 2050 ne soit pas partagé par la communauté internationale. Le terme énergie « atomique », lui, est bien présent. L’Association nucléaire mondiale (World Nuclear Association) qui regroupe les acteurs de la filière nucléaire (comme Areva, EDF et Engie) s’est fendue d’un communiqué en milieu de semaine soulignant la nécessité de doubler la capacité nucléaire pour rester en-deçà des 2° C... [5]
Accaparement des terres et géo-ingénierie
Certaines formulations du texte sont des plus mystérieuses. L’accord évoque par exemple un « équilibre entre les émissions anthropiques par les sources et les absorptions anthropiques par les puits de gaz à effet de serre » après 2050... Que cache cette étrange formule ? « Cela ouvre la porte à l’utilisation massive de techniques inappropriées telles que le stockage et la séquestration du carbone, la compensation carbone et la géo-ingénierie », analyse Attac France. La géo-ingénierie consiste à manipuler l’atmosphère ou les océans pour tenter d’agir sur la température globale de la planète [6].
L’accord international réduit aussi les terres agricoles et les forêts à des « puits et réservoirs de carbone ». Une vision qui heurte Maureen Jorand, du CCFD-Terre Solidaire. « Les terres ne sont pas des calculettes à carbone ! Des populations vivent dessus, et en vivent aussi, souligne t-elle. Cela ouvre la porte à une financiarisation accrue de la nature et aux accaparements de terre. Surtout cela permettra de dédouaner les plus grands pollueurs qui au lieu de réduire leurs émissions, iront séquestrer du carbone, en particulier dans les pays du Sud ».
En France comme en Chine, des collectivités locales s’engagent
Ségolène Royal, ministre de l’Écologie, a fortement communiqué sur un autre texte, mentionné dans l’accord et intitulé « l’agenda des solutions » [7]. Son objectif : valoriser les initiatives volontaires de différents acteurs (villes, régions, entreprises...) pour atteindre les objectifs de réduction des émissions fixés à l’échelle de leur pays. « Près de 80 villes, régions, provinces ou États fédérés, soit 615 millions d’habitants, se sont engagés à réduire de 80 à 95 % leurs émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050 par rapport à 1990 », se félicite Mathieu Orphelin, porte-parole de la Fondation Nicolas Hulot. Onze villes ou provinces chinoises – qui représentent le quart des émissions chinoises – se sont par ailleurs engagées à atteindre leur pic d’émissions de gaz à effet de serre en 2020, soit dix ans avant l’objectif affiché par la Chine.
Mais certaines ONG pointent l’absence de garde-fous. Aucun critère clair permettant d’éviter les atteintes à l’environnement et aux droits des populations n’a par exemple été défini. « En novembre, on a directement interpellé François Hollande en soulignant notre inquiétude quant à la présence d’initiatives portées par Total et d’autres entreprises d’énergies fossiles, ou par l’agriculture industrielle fortement émettrice de gaz à effet de serre », souligne Maureen Jorand. La majorité des entreprises souscrivant à cet agenda le font sous des ombrelles du secteur privé comme le World Business Council for Sustainable Development (WBCSD), qui regroupe plus de 190 entreprises. Il n’est donc guère étonnant que des pratiques qui s’apparentent à l’agriculture climato-intelligente, promues par l’agro-industrie (comme l’a montré notre enquête), figurent dans cet agenda. Bien loin des pratiques agro-écologiques portées par les mouvements paysans.
Quand le commerce et la croissance prévalent sur le droit des peuples
L’accord note « l’importance de la justice climatique », une notion chère aux mouvements sociaux. Mais il relègue la question primordiale des droits humains, des populations indigènes et de la sécurité alimentaire au second plan [8]. Alors que les brouillons d’accord se sont succédé ces derniers jours, une notion a surgi dans la dernière ligne droite, celle de « croissance économique » accolée à celle de « développement ». « Il y a une improbable recherche de compatibilité entre une croissance globale, les questions climatiques et le développement, déplore Geneviève Azam de l’association Attac. À moins de recourir aux techniques de la géo-ingénierie, je ne vois pas comment nous pourrions concilier les trois. »
Le commerce semble donc avoir une longueur d’avance, y compris lorsqu’il s’agit de sanctionner les pays qui ne respectent pas les règles établies par les accords de libéralisation du commerce et de l’investissement. Rien de tel n’existe concernant la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre. Aucun mécanisme n’est mis en œuvre pour sanctionner les États qui ne prendraient pas des engagements suffisants, qui ne les mèneraient pas à bien ou qui refuseraient de revoir à la hausse leur ambition. « On a besoin d’une réforme des Nations Unies, mais ce n’était pas le mandat de cet accord, appuie Pierre Radanne. Il faut effectivement raccrocher le système de l’Organisation mondiale du commerce au système des Nations unies. » En clair, soumettre les règles du commerce international à l’objectif climatique, pour entamer un début de changement. En attendant la prochaine conférence qui se tiendra à Marrakech en novembre 2016, les négociateurs se pressent pour rejoindre l’aéroport. Ils peuvent s’envoler tranquilles : toute régulation du secteur de l’aviation – qui représente 5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre – a été exclue de l’accord.
Photo de une : rassemblement pour la justice climatique le 12 décembre à Paris / © Myriam Thiébaut
Photo de la tribune de la COP21 avec François Hollande / CC COP21
Autres photos : Sophie Chapelle