Des gros tracteurs et des gros bras : c’est la méthode qu’a – encore une fois – choisi le monde agricole pour se faire entendre ces dernières semaines. Mais à l’ombre de ces actions médiatiques bruisse une autre révolte agricole, qui propose un avenir plus collectif et plus joyeux. Portée par des paysannes qui revendiquent la non-mixité comme un espace de choix pour s’émanciper, cette révolte s’appuie sur une longue tradition de groupes « femmes », nés dans le secteur au sortir de la guerre.
Être libres d’apprendre
La rencontre des Travailleuses de la terre, qui s’est tenue en septembre 2022 dans une ferme près de Rennes (Ille-et-Vilaine), est l’héritière d’une histoire de non-mixité vieille de plus de 50 ans dans le monde agricole. Parmi les objectifs de cette rencontre de deux jours : la réappropriation des savoirs techniques. « Il y avait des ateliers câblage de prises, moteurs deux et quatre temps, abattage de poules… » raconte Manon Lemeux, qui prévoit de s’installer prochainement comme agricultrice. En Isère, où ont eu lieu au même moment les Rencontres paysannes féministes, on pouvait apprendre à se servir d’une tronçonneuse et d’un poste à souder. Quel est l’intérêt de ces échanges de savoirs en non-mixité ?
« On peut poser toutes les questions qu’on veut, répond Manon Lemeux. Et on est libres d’apprendre sans le regard masculin qui, même sans être malveillant, nous place toujours dans un rapport de séduction et une recherche de validation. » Faire part de ses doutes ou de son ignorance à des collègues masculins, c’est plus difficile, rapportent les femmes qui ont pu bénéficier de ces espaces d’apprentissage en non-mixité. Elles s’exposent à des moqueries inconfortables qui s’ajoutent à un présupposé de moindre compétence, lassant à force d’être répété.
« Avoir une formatrice facilite l’identification des participantes », remarque Agathe Demathieu, ingénieure en mécanique et membre de l’Atelier paysan [1]. « L’exemple, c’est fondamental. Cela montre qu’on est capable. De conduire un tracteur, de faucher, de mener une exploitation... » pense la sénatrice Marie-Pierre Monier. Ces ateliers sont aussi l’occasion de concevoir des ergonomies de machines agricoles plus adaptées, comme les postes de conduite des tracteurs, généralement peu confortables pour les femmes, qui n’arrivent pas toujours à atteindre les pédales.
« Une femme qui avait de grandes surfaces nous a fait part de ses difficultés avec son enrouleur d’irrigation [sur lequel on rembobine les tuyaux d’arrosage, ndlr], très difficile à manier, rapporte Marie-Pierre Monier. La mise au point d’outils plus petits est vraiment nécessaire pour les femmes. Cela permet aussi à de nombreux hommes d’éviter des troubles musculo-squelettiques. »
Concilier travail agricole et travail domestique
Moins initiées que les hommes au maniement des machines lors de leurs formations initiales, les femmes disposent d’un temps de formation continue assez restreint. Agathe Demathieu a ainsi calculé que plus les formations proposées par l’Atelier paysan étaient longues, moins les femmes y participaient. Elles représentaient 57 % des participants aux formats d’initiation sur deux jours, mais seulement 20 % des participants aux formations avancées qui durent cinq jours. « Pour les paysannes installées, se libérer cinq jours d’affilée pour assister à une formation semble compliqué – d’autant plus pour les femmes qui ont des enfants en bas âge », note l’ingénieure. Ce problème d’organisation ne semble pas toucher les jeunes pères.
La conciliation entre le travail domestique et le travail agricole faisait partie des thèmes de discussion des Travailleuses de la terre. Il faut dire qu’il y a là de quoi faire, tant la confusion entre les deux sphères est importante dans les fermes, au détriment des femmes le plus souvent. « Les normes de rendement des fermes se basent sur le travail domestique gratuit des femmes qui n’est jamais comptabilisé, avance Gwennenn Montagnon, installée en polyculture élevage et en Gaec [Groupement agricole d’exploitation en commun, ndlr] avec son compagnon. On paye une personne alors qu’elles sont deux à travailler. C’est cela qui a permis de rendre l’alimentation pas chère. »
Avec les Elles de l’Adage, un collectif d’une dizaine de femmes dont elle fait partie, Gwenen Montagnon réfléchit à cette invisibilité du travail des femmes. Parmi les solutions à l’étude de leur petit groupe [2] figurent les banques de travail, qui permettraient par exemple d’échanger une demi-journée de maraîchage ou une demi-journée de baby-sitting contre un panier de légumes.
« Casser le schéma capitaliste »
Sa collègue Lucie Rigal estime que « les installations collectives peuvent permettre de casser le schéma capitaliste qui s’appuie sur la famille nucléaire, où la femme est exploitée à la maison et l’homme, en dehors ». Installée en Gaec avec son frère, elle explique qu’ils ont tous les deux eu à cœur de se « déspécialiser » : « On ne voulait pas que mon frère s’occupe que des machines, et jamais de ses enfants, et inversement pour moi. J’avais moins de compétences que lui en électricité et en plomberie, par exemple. Mais on a décidé ensemble qu’il fallait me laisser le temps de réapprendre. J’ai mené des chantiers dans lesquels il n’est pas intervenu. » De son côté, son frère a choisi de passer beaucoup de temps auprès de ses enfants, de ne pas laisser ce travail à sa seule compagne. « Ce sont des choix qui font qu’on a eu moins de temps pour le travail de production de la ferme, prévient Lucie Rigal. Du coup on n’a pas décollé tout de suite économiquement. »
Toutes ces réflexions, Lucie et Gwennenn les élaborent en lien étroit avec leurs collègues féminines, prolongeant des pratiques déjà anciennes. « Dans le monde agricole perdure une longue tradition d’engagement des femmes en non-mixité, avec des commissions féminines dans tous les syndicats et organisations agricoles, précise la sociologue Rose-Marie Lagrave. Dans les commissions "agricultrice", s’élaborait un travail syndical entre femmes qui était ensuite reversé dans les structures mixtes. Ces commissions femmes étaient des espaces nécessaires pour s’enhardir à prendre la parole en séance plénière devant les hommes. C’était des lieux de formation et de réassurance pour elles. »
« Dès les années 1960 en Aveyron, des agricultrices se sont réunies pour améliorer leurs conditions de travail et de vie, situe Alexandre Guérillot, sociologue. À l’époque, elles réclamaient de ne plus cohabiter avec leurs belles-familles qui les exploitaient volontiers. Et elles voulaient pouvoir mettre en place leurs propres ateliers de production. » En Ille-et-Vilaine, à la même époque, elles questionnent la pertinence du surinvestissement matériel dans les fermes. « Combien de fermes sont encombrées de matériel qui traîne dans la cour ? » demandent-elles lors de l’AG du Centre national des jeunes agriculteurs de juillet 1957. « Le matériel ménager utilisé tous les jours n’est-il pas plus rentable, plus nécessaire ? » interrogent celles qui doivent alors cumuler deux journées et s’entendre dire qu’elles ne travaillent pas…
Moteurs de la transition
« Ces femmes ont été pionnières, mais pour des raisons presque opposées à celles des groupes féministes qui décident de se retrouver en non-mixité pour faire sécession, reprend Rose-Marie Lagrave. Au sein des commissions femmes de la FNSEA ou de la Jac, il s’agissait de se former pour pouvoir mieux coopérer avec les hommes. Il y avait toujours cette idée d’être complémentaires des hommes. Toutes les femmes ont souligné l’importance dans leur vie professionnelle et personnelle de ces groupes non mixtes. »
Cette idée de complémentarité avec les hommes semble toujours d’actualité, si l’on en croit un texte de la Coordination rurale (syndicat minoritaire classé à droite [3]) qui s’intéresse au rôle « central » des femmes : « Nous ne faisons pas du militantisme féministe, nous faisons du militantisme égalitaire qui accepte les différences, mais dans leurs complémentarités. »
On assiste donc aujourd’hui à un renouveau des dynamiques de non-mixité, plutôt portées par les organisations relevant de l’agriculture paysanne : Confédération paysanne, Associations pour le développement de l’emploi agricole et rural (Adear), et Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural (Civam). Il existe une douzaine de groupes non mixtes dans le réseau Civam. Plutôt mal vus au début, ces groupes ont fini par gagner en légitimité. Mais Sixtine le Prioux, coordinatrice femmes et milieu rural au sein de cette organisation, regrette de « devoir sans arrêt justifier la non-mixité ». Elle rappelle que « c’est un outil transitoire de transition agroécologique, qui permet aux femmes de mettre en place des changements de pratiques sur leurs fermes. Il ne s’agit pas simplement de bien-être intello. »
Plusieurs études ont en effet démontré que les groupes non mixtes sont des moteurs dans la transition des fermes vers des modèles plus résilients. « Beaucoup de conversions à l’agriculture biologique se font sous leur impulsion, dit Émilie Serpossian, animatrice au sein d’un Civam. L’enjeu de l’agroécologie, c’est d’être en collaboration avec le vivant. Or, du fait de leur expérience de travail de care (soin), qui impose de prendre en compte des besoins multiples, les femmes ont acquis des compétences sur cette collaboration. C’est pourquoi il est plus facile pour elles de se mettre à l’agroécologie [4]. »
Agriculture paysanne et écoféminisme
« Dans les discussions que j’entends au sein des groupes non mixtes, il y a une remise en cause perpétuelle, quelque chose d’infini dans le souci de s’améliorer en termes de préoccupations environnementales et de qualité du travail », relève Manon Lemeux. « Pour nous, c’est important de poser qu’avec nos expériences de femmes paysannes travaillant avec le vivant, nous avons une expertise sur le sujet, ajoute Gwennenn Montagnon. Nous revendiquons d’avoir des choses à dire sur des questions telles que la mort animale par exemple. »
Le sujet a été longuement abordé lors des rencontres des Travailleuses de la terre. « La mort dans les abattoirs ne nous convient pas, complète Lucie Rigal. Comment fait-on pour se la réapproprier ? Nous avons mis en place des ateliers d’abattage et j’ai pu accompagner des femmes à tuer leur premier animal, en prenant en compte les affects, le besoin de soins, de douceur, leurs pleurs... » Lucie et Gwennenn revendiquent un féminisme « incarné ». « Il s’agit de partir de nos savoir-faire, vécus et expériences afin de créer du savoir qui émerge du terrain et ne plus laisser aux seuls intellectuels l’apanage d’écrire notre histoire, précise Lucie Rigal. Nous voulons creuser le lien ténu entre agriculture paysanne et écoféminisme et voir comment les articuler pour donner une nouvelle dimension à nos luttes et pratiques paysannes ! »
« Les agricultrices qui se revendiquent de l’écoféminisme sont de plus en plus nombreuses, remarque Rose-Marie Lagrave. On assiste à une rencontre entre des agricultrices qui pensent à partir de leurs expériences quotidiennes et des chercheuses qui analysent à partir d’ enquêtes pour proposer des théories. Les théoriciennes sont reliées à celles qui travaillent la terre, telle Geneviève Pruvost [chercheuse au CNRS, sociologue du travail et du genre, diplômée de permaculture, ndlr], pour ne citer qu’elle. » Toutes les paysannes évoluant au sein de groupes non mixtes racontent l’apaisement que ces moments de rencontres leur procurent. Et la joie aussi d’évoluer dans des espaces libres de domination.
Nolwenn Weiler
Photo de une : ©Maylis Rolland/Hans Lucas