Plus de 9 000 km séparent Paris et Antananarivo, capitale de Madagascar. Près de 11h de vol. Les passagers d’Air France sagement installés dans leurs fauteuils ont tout le temps de pianoter sur leur écran vidéo. Une rubrique intrigue. La compagnie aérienne déclare agir « pour que le transport aérien fasse partie de la solution dans la lutte contre le changement climatique ». Diantre. Au menu : une vidéo sur un projet de lutte contre la déforestation à Madagascar financé par Air France, en partenariat avec la Fondation GoodPlanet, créée par Yann Arthus Bertrand, ETC Terra [1] et le WWF, la célèbre ONG avec un panda comme logo.
« Le transport aérien représente 2 à 3 % des émissions globales de gaz à effet de serre, alors que la déforestation équivaut elle à 15 % de ses émissions », pointe la compagnie aérienne. En réduisant le taux de déforestation, il s’agit de préserver « plus de 35 millions de tonnes de carbone stockées » [2]. 470 000 hectares de nouvelles aires protégées – environ deux fois le Luxembourg – auraient ainsi été créées depuis 2008 dans le cadre du projet holistique de conservation des forêts (PHCF). « Ce projet inclut un volet de développement visant à aider les populations locales à mieux gérer leurs activités et à mieux vivre. Mais aussi un volet scientifique, en phase avec nos préoccupations sur le changement climatique », nous explique Pierre Caussade, ancien directeur « développement durable » d’Air France. Alors que la compagnie prétend « faire du ciel le plus bel endroit de la terre », que se passe-t-il réellement 10 000 mètres plus bas ? Si le client d’Air France peut se déculpabiliser – la pollution générée par son vol semble être « compensée » –, qu’en est-il des communautés concernées par la lutte contre la déforestation ?
Richesse biologique, pauvreté socio-économique
Sur la piste qui mène de Fort Dauphin à la nouvelle aire protégée d’Ifotaka, au sud-est de l’île, les traces de la colonisation française sont encore là. D’immenses monocultures de sisal, plantes à fibres servant à fabriquer du cordage, s’étendent sur des dizaines de kilomètres. Elles laissent soudainement place à des forêts épineuses adaptées à un climat sec. Entre les innombrables cactus et aloès, s’élèvent des fantiolotse, une espèce de bois que l’on trouve uniquement dans cette région. C’est de ses feuilles que se nourrissent les lémuriens, ces animaux qui contribuent à la célébrité de « l’île rouge ». Madagascar n’a pas été choisie au hasard par Air France pour reverdir son image : 80 % de la faune et 90 % de la flore ne se rencontrent nulle part ailleurs dans le monde.
Ces fantiolotse sont aussi précieux pour les villageois malgaches. « Mon mari a fait la maison à partir de ce bois-là », témoigne Faramandimby, une jeune mère de famille attelée à fabriquer une natte. Quinze troncs ont ainsi été nécessaires pour construire sa maison dont la surface atteint à peine 9 m2. « Pourquoi ne pas l’avoir fait plus grande ? Regardez autour de vous, toutes les maisons sont construites sur ce modèle ». Avant d’ajouter timidement que « les clous sont aussi trop chers ». Faramandimby fait partie des 92 % de la population malgache vivant avec moins de deux dollars US par jour, sur les 22 millions d’habitants que compte l’île. Madagascar est avec l’Afghanistan et Haïti le pays le plus frappé par la malnutrition.
Restriction de l’accès aux ressources naturelles
Avec la mise en place de l’aire protégée par le WWF et la fondation GoodPlanet, Faramandimby et son mari devront désormais demander un permis de coupe payant. La forêt dans laquelle ils vivent a été délimitée en plusieurs zones avec des droits d’usage extrêmement variables. « Vous voyez cette limite bleue ? Elle indique la fin de la zone "fady" c’est-à-dire où tout est interdit. C’est une forêt sacrée car nos morts sont enterrés ici. Et là, commence la zone prioritaire de conservation. »
Désormais, la pratique traditionnelle qui consiste à brûler la végétation pour cultiver (le « hatsaky »), est interdite partout dans l’aire protégée. Cette pratique agricole traditionnelle est en effet considérée par le WWF comme l’un des principaux moteurs de la déforestation. Quant aux autres activités dont dépendent les villageois – pâturage des zébus, coupe de bois, collecte de bois de chauffe, de plantes médicinales et de miel –, elles sont désormais encadrées par le « COBA », l’association locale en charge de la gestion de la forêt.
De l’amende à la prison
Mis en place par le WWF, cette association est constituée de membres élus par les villageois. Elle gère les revenus issus des permis de coupe, des droits d’entrée dans l’aire protégée et des sanctions appliquées aux personnes qui défrichent pour cultiver. Pour surveiller les potentiels « fraudeurs », l’association a aussi mis en place une police de la forêt (Polisin’Ala). « Notre travail consiste à poursuivre les gens qui font le défrichement. On les informe qu’il ne faut pas défricher et on alerte les membres de l’association », témoigne Farasoa, un ancien patrouilleur, rémunéré sous forme de per diem.
Une personne prise en flagrant délit risque une amende de 60 000 Ariary (21 euros) et un zébu, ce qui constitue une somme exorbitante pour les malgaches [3]. Si la personne n’est pas en mesure de payer, la sanction peut aussi être pénale, de 6 mois à un an d’emprisonnement, confirme un représentant de l’administration. « Cela nous conduit parfois à dénoncer notre propre famille, regrette Farasoa. Mais nous n’avons pas le choix, la loi forestière doit être appliquée ». Dans les airs, le passager d’Air France qui visionne la vidéo vantant le projet n’en saura rien. A moins qu’il ne regarde à son retour ce court film de Basta! réalisé au cœur de la forêt protégée.
« Pas suffisamment de terres pour nourrir nos familles »
Source de tensions et de conflits au sein de la communauté, ces sanctions financières et pénales ont-elles pour autant contribué à réduire la déforestation ? L’administration locale assure que « les dégâts forestiers diminuent beaucoup », mais demeure dans l’incapacité de fournir des données précises à ce sujet. A l’échelle nationale, un rapport montre au contraire que le défrichement s’est accéléré ces dernières années dans les forêts épineuses. « Le défrichement se poursuit en cachette », confirme le maire d’un village. Qui constate que les sanctions sont de moins en moins appliquées. « Quand le gendarme comprend que la personne ne pourra pas payer, il la relâche », confie-t-il. Outre les patrouilles au sol, le WWF a également mis en place une surveillance aérienne. Selon l’ONG, le passage de l’avion aurait « un effet dissuasif » à l’égard des défricheurs qui « agissent à l’abri des regards ».
Jeune agriculteur, Mahasambatse a déjà vu plusieurs fois « l’avion du WWF » au-dessus de sa maison. Dans les jours qui suivent le survol, il est généralement convoqué à la mairie avec d’autres villageois. Les photos des nouveaux défrichements leur sont montrées. « L’agent du WWF est présent et nous dit qu’il nous faut protéger la forêt. On fait tous mine d’acquiescer car l’on sait bien que l’on n’a pas le droit de défricher. Mais on le fait quand même car il n’y a pas suffisamment de terres pour nourrir nos familles. » Comme d’autres, Mahasambatse a vu ses terres cultivables incluses dans l’aire protégée. Il s’est rabattu sur la culture de quelques parcelles le long de la rivière, mais les inondations sont fréquentes. « Quand l’eau monte, on perd toutes nos cultures. Alors on se rend en haut de la forêt pour défricher et avoir un peu de terrain à cultiver. »
Compenser les pollutions d’autrui ou se nourrir ?
Mahasambatse ne dispose pas de titres fonciers pour ses terres agricoles, comme l’essentiel de la population malgache [4]. Légalement, presque toutes les forêts naturelles à Madagascar appartiennent à l’État. Pour formaliser l’occupation sur le terrain, les paysans défrichent, ce qui leur permet de conserver le terrain. C’est justement cette pratique agricole qui est dans le viseur du WWF. Le fait de brûler pour cultiver rendrait la terre infertile au terme d’une ou deux saisons agricoles seulement. Ce qui conduit les petits paysans à défricher de nouvelles terres assez régulièrement.
Pour y remédier, le WWF déclare développer une agriculture de conservation : des « techniques agricoles adaptées, rentables et durables tout en gérant les ressources naturelles de manière efficace ». Selon le maire d’un village, des formations ont bien été mises en place, mais sans suivi sur le long terme. « Il y avait plusieurs projets de cultures maraîchères et d’apiculture dans notre commune mais le WWF a fait des formations de seulement deux mois, parfois deux jours. Cela ne suffit pas pour pérenniser l’activité. » L’ONG a bien créé une pépinière dans la commune concernée, mais sa taille très réduite témoigne du caractère insuffisant de ces compensations.
Pour GoodPlanet/ETC Terra, interrogés par Basta!, arriver à « un arrêt intégral de la déforestation » dans les zones protégées, tout en diffusant des « techniques alternatives » à l’ensemble des habitants, est « tout simplement impossible compte tenu du grand nombre de ménages à accompagner vers des pratiques plus durables. » « Un programme de cette ambition n’a pas des résultats conformes partout », observe Pierre Caussade d’Air France. La priorité a donc été donnée à la lutte contre la déforestation. Les compensations pour les villageois, dont les zones disponibles pour l’agriculture et la collecte de bois ont été restreintes, viendront plus tard. Eux ne sont pas clients d’Air France, et n’ont pas d’émissions de CO2 à compenser... Juste besoin de manger.
« Vivres contre travail »
Pour beaucoup de villageois, tous agriculteurs ou éleveurs, le sentiment demeure latent d’être seulement sanctionné sans percevoir aucun bénéfice. C’est le cas de Vakisoa. Mis à part le riz, du fait de l’aridité du climat, il cultive de tout sur sa parcelle qui longe la rivière : manioc, patates douces, maïs, haricots, citrouilles, pastèques, bananiers, canne à sucre, arachides, pommes de terre, oignons, choux fleur, tomates... Malgré tous ses efforts, il peine lui-aussi à nourrir sa famille. « Le WWF avait promis qu’il nous donnerait du matériel agricole, notamment des pompes à eau pour améliorer nos rendements le long de la rivière. Mais nous ne l’avons toujours pas reçu ».
Quelques familles bénéficient du programme « Vivres contre travail », financé par le Programme alimentaire mondial. Elles perçoivent de la nourriture en échange du reboisement encadré par les agents locaux du WWF. Manahira, un vieil homme dont la vision baisse, se réjouit d’avoir perçu quelques sacs de riz durant les deux semaines où il a participé au reboisement de fantiolotse. Mais combien sont-ils à pouvoir en bénéficier ? Et surtout, pour combien de temps ? « Ce sont toujours les membres des associations locales qui sont prioritaires », dénonce Manjavalo, un habitant qui n’a jamais été sollicité pour ces travaux. « De toute manière, ce n’est pas suffisant. Le travail dure un an et l’année suivante, ça n’arrive plus. »
Les grands perdants de la finance carbone
La première phase du projet a été financé à hauteur de 5 millions d’euros par Air France, et s’est terminée fin décembre 2012. L’un des objectifs était de faire progresser les connaissances scientifiques sur le carbone forestier. D’après les résultats des études menées, les forêts humides de Madagascar contiendraient environ 90 tonnes de carbone par hectare contre seulement 17 pour les forêts épineuses du sud (lire notre article). Une deuxième phase est en cours de finalisation et pourrait être de nouveau cofinancée par Air France à hauteur d’un million d’euros, « sous réserve d’un partenariat à finaliser », indique la compagnie [5]. WWF et GoodPlanet/ETC Terra ont annoncé vouloir concentrer leurs activités sur les forêts humides qui captent plus de carbone. Les populations vivant à l’intérieur des forêts épineuses ne savent pas encore que leur lieu de vie n’est plus considéré comme prioritaire. La restriction de leurs droits à la terre ne sera donc jamais suivi par les compensations promises.
Interrogée à ce sujet, la fondation GoodPlanet regrette que nous n’ayons pas visité leurs réalisations « dans un contexte moins difficile [celui des forêts humides] », où la déforestation serait bien mieux enrayée. Basta! se serait volontiers rendu sur place, mais les promoteurs du projet ont refusé de nous ouvrir leurs portes pour notre reportage.
En atterrissant, défraîchi par ses 11 heures de vol, le client d’Air France ne sera peut-être pas tout à fait convaincu par l’utilité réelle du projet de lutte contre la déforestation à Madagascar. Ce n’est pas dramatique. La compagnie lui propose une deuxième option : compenser ses émissions en versant 30 euros à un projet de fabrication de cuiseurs solaires dans les pays andins... Un programme là encore porté par GoodPlanet.
Texte, photos et vidéo : Sophie Chapelle
@Sophie_Chapelle sur twitter