Carlos Latuff est caricaturiste pour divers journaux et organisations syndicales brésiliennes. Il est spécialement connu pour ses dessins consacrés au conflit israélo- palestinien, et pour ses illustrations des inégalités et des violences policières au Brésil. Khalid Gueddar est caricaturiste pour divers journaux marocains – Al Asr, Demain Magazine – et a aussi dessiné pour le site français Bakchich. Il a été condamné au Maroc à de la prison avec sursis pour ses dessins sur la famille royale.
Basta! : Peut-on tout dessiner ?
Carlos Latuff : Les caricaturistes ont beaucoup de responsabilités. Chacun est libre de faire tous les dessins qu’il souhaite. Mais il doit s’en sentir responsable. Tu es libre par exemple d’offenser des mères mais il faut que tu t’attendes à des réactions. Dans le cas de Charlie Hebdo, nous ne défendons évidemment pas les gens qui n’aimaient pas ces dessins et qui ont pris des kalachnikovs pour tuer des caricaturistes. Ce qui s’’est passé à Charlie Hebdo est un massacre. Mais le débat qui a suivi n’a pas soulevé les bonnes questions. Nous avons besoin d’analyser la situation, le contexte géopolitique et historique. Le problème avec les caricatures de Mahomet, c’est qu’elles devraient être discutées à la lumière de l’islamophobie galopante en Europe. Attaquer les musulmans est devenu un sport national. L’incitation à la haine ne relève pas de la liberté d’expression. L’enjeu, c’est de montrer du respect et d’avoir du sens commun.
Khalid Gueddar : Oui, on a le droit de tout dessiner, dans le respect bien sûr. Parce que le dessin, ce n’est pas l’insulte. Si je te dessine, cela ne veut pas dire que je t’insulte. Le dessin est seulement un moyen d’expression. Si on parle du prophète ou de Dieu, il faut le dessiner. Souvent, je n’ai pas été d’accord avec le contenu des dessins de Charlie Hebdo parce que je les trouvais provocants. Mais Charlie a une histoire éditoriale exceptionnelle, qui remonte à Hara Kiri. Ils se sont battus pour briser le maximum de tabous. Mais son lectorat est très ciblé : ils s’adressent aux Français. Contrairement à ce que certains pensent, ce n’est pas un journal international comme le Monde ou Courrier International. A l’inverse, pour moi, le point fort d’un dessin est qu’il soit compréhensible par tout le monde, sans commentaire. Aussi bien par des Chinois que des Canadiens ou des Africains. Il faut que son interprétation soit globale.
Carlos Latuff, vous avez représenté le Premier ministre d’Israël, Benyamin Netanyahou, tordant le cadavre d’un enfant palestinien, avec des bulletins de vote qui sortent et tombent dans une urne. Que répondez-vous à ceux qui vous accusent d’antisémitisme ?
Carlos Latuff : Sur la liberté d’expression, discutons justement des raisons pour lesquelles on ne peut pas dessiner Netanyahou sans être traité d’antisémite. Ce dessin m’a valu d’être désigné comme la troisième personnalité la plus antisémite du monde [par le Centre Simon Wiesenthal, basé à Los Angeles, en 2012]. Beaucoup de mes dessins ont été censurés et interdits en Europe, au Canada et aux États-Unis pour avoir critiqué l’apartheid israélien. Or, s’attaquer à Netanyahou, c’est s’attaquer à la politique menée par Israël, mais certainement pas s’attaquer aux juifs ou au judaïsme. Si les dessins peuvent permettre de soulever quelques questions, c’est un premier pas. Les dessins que je fais, en particulier au sujet de la Palestine, ne sont pas professionnels : je n’en tire pas profits, je refuse d’être payé pour ces dessins. Les Palestiniens peuvent les utiliser librement. En espérant que ces dessins puissent créer une conscience sur la cause palestinienne. Les artistes ont une responsabilité.
Khalid Gueddar, dans votre pays, le Maroc, vous avez reçu de nombreuses pressions contre votre travail...
Khalid Gueddar : Au Maroc, il y a trois grands tabous : le sexe, la religion et la politique. J’ai été interdit de travailler pendant deux ans. Les autorités m’ont demandé de quitter le Maroc, de retourner en France. J’ai refusé. En 2009, j’ai été condamné à quatre ans de prison avec sursis à cause d’un simple dessin sur un cousin du roi Mohammed VI. C’était la première fois qu’on dessinait un membre de la famille royale. Heureusement, avec le printemps arabe, l’équation a changé. La constitution a été modifiée, la sacralité du roi du Maroc supprimée. Désormais, on peut le dessiner. Le défi, maintenant, c’est de passer du principe à l’action... Mais c’est une question de temps.
Craignez vous pour votre vie ?
Carlos Latuff : Faire des dessins sur les violences policières au Brésil, contre [le président] Al Sissi en Égypte, ou pour dénoncer l’État islamique, peut vous mettre dans la ligne de tir. En tant que caricaturiste, il y a beaucoup de sujets potentiellement dangereux. Être tué pour avoir donné son opinion, c’est malheureusement le monde dans lequel on vit. A vrai dire, si je dois être tué pour des dessins soutenant la Palestine, je l’accepte car cela revient à mourir pour quelque chose en lequel je crois. Mais être tué pour avoir fait des dessins sur Mahomet... Si nous devons mourir pour quelque chose, il faut que ce soit pour une cause importante. Tous – journalistes, caricaturistes – pouvons être dans la ligne de tir à un moment donné selon les critiques émises. Mais nous avons besoin de rejoindre des causes plus importantes que de se moquer des musulmans.
Khalid Gueddar : La liberté d’expression ne doit pas avoir d’autres limites que les lois du pays qui sont là pour la protéger. Quand j’ai une idée, je la couche sur le papier. Je ne me demande pas comment elle sera reçue. Je le fais parce que je crois que c’est la vérité pour moi. Parfois, peut-être, j’ai tort. Mais c’est de la satire : on se moque de tout et on passe un message qui peut être politique, social. Il faut faire ce métier par amour. Il y a des risques. Nous avons été condamnés au Maroc. Les dessinateurs et journalistes de Charlie Hebdo sont morts. Mais le dessinateur est pour moi le soldat de premier rang qui reçoit la première balle dans la bataille. Un dessin peut changer beaucoup de choses.
Recueillis par Simon Gouin et Sophie Chapelle
A cet atelier du Forum mondial des médias libres participait également Sébastien Boistel, journaliste au mensuel Le ravi.
Photos : Nathalie Crubézy / Collectif à-vif(s)
– A l’occasion du Forum social mondial, la rédaction de Basta! est à Tunis cette semaine.