Mégaphone à la main, un chef de village interpelle la population. Demain, leur explique-t-il, des hommes viendront de New Delhi avec du matériels high-tech, inconnus de bien des paysans indiens : un scanner d’iris, un enregistreur d’empreintes digitales, un appareil photo et un ordinateur portable. Une maison a été réquisitionnée pour l’occasion. Les villageois devront s’inscrire et passer entre les mains de cette équipe envoyée par le gouvernement, sous peine de ne plus percevoir les aides qui leurs sont attribuées. « Cela fait mal ? Pourquoi doit-on s’inscrire ? », interrogent certains. Le lendemain, une longue file d’attente s’étire.
Il s’agit de la plus vaste opération d’enregistrement biométrique du monde, concernant 17% de la population mondiale ! Le projet Aadhaar (« la base »), attribue ainsi aux résidents de l’Inde un numéro d’identité unique à douze chiffres. Avant d’en recevoir un, chacun doit se plier au jeu de l’identification en fournissant trois données biométriques : les dix empreintes digitales de la main, les deux iris et le portrait.
Un marché de 850 millions d’euros raflé par Safran
Les empreintes digitales et des iris peuvent être collectées à partir de l’âge de 5 ans. La photo n’est efficace qu’à partir de 15 ans. De nombreuses maternités ont ouvert leurs portes à ces « registrars » chargés de la collecte des données. Les nouveau-nés y sont scannés dès leur naissance. Les bébés reçoivent un numéro indépendant rattaché à la carte des parents jusqu’à l’âge de 5 ans. Ils devront ensuite se plier à une mise à jour biométrique jusqu’à 15 ans.
Le coût de cette gigantesque opération est estimé à 850 millions d’euros. C’est une entreprise française, Safran, qui a gagné le marché. Deux de ses filiales, Safran Identity & Security et L1 assurent 75 % des enregistrements. L’entreprise japonaise Nec se charge du quart restant de la population. Le groupe français fournit les scanners biométriques et le système permettant de ne pas enregistrer deux fois un même individu. Celui-ci serait capable de répondre à un million de requêtes par jour, 24h sur 24 et 7 jours sur 7.
Ce recensement numérique, lancé en 2010, va bon train. En six ans, un milliard d’identités digitales ont été créées, au rythme d’un million d’enregistrements par jour. Les 250 millions d’Indiens restants devraient intégrer la colossale base de données d’ici avril 2017. « À titre de comparaison, à ce rythme, la population française aurait été enregistrée en deux mois », déclarait fièrement un cadre de Safran. Les données biométriques seront stockées dans les serveurs de l’Autorité d’identification unique de l’Inde (UIDAI) à Bangalore. De quoi faire pâlir d’envie des agences de renseignements comme la NSA américaine...
Des millions d’Indiens inconnus des registres
Lancé par le Parti du Congrès (centre gauche), le projet a été poursuivi par les nationalistes du BJP, arrivés au pouvoir en 2014. Les dirigeants du pays justifient l’opération au nom de la lutte contre la corruption et le vol. Le gouvernement de New Delhi souhaitait également donner une existence officielle à des millions d’Indiens inconnus des registres administratifs. L’héritage de l’ancienne puissance coloniale britannique avait eu pour conséquence l’absence de carte d’identité dans le sous-continent.
L’inscription à Aadhaar s’accompagne de la création d’un compte bancaire. En avril 2016, 250 millions de comptes en banque avaient été ouverts, servant notamment à percevoir les allocations destinées aux personnes enregistrées. L’État indien verse 45 milliards d’euros par an d’aides sociales à 400 millions d’Indiens vivant avec moins d’un dollar par jour. Des aides pour prendre le train mais également pour acheter, via des magasins d’État, des produits de base ou des sources d’énergie.
Des recours d’ONG examinés par la Cours suprême
À l’origine du projet, Nandan Nilekani, le richissime PDG de la société informatique Infosys. C’est lui qui a poussé les gouvernements successifs à financer Aadhaar. Il a été le premier président de l’IUDAI et a pu lancer le processus avant même que les lois soient votées au Parlement. Malgré sa démission après la victoire du BJP, il continue de veiller au grain. « Le projet a pour objectif principal de renforcer l’égalité afin d’emmener le pays vers un développement équitable, notamment à travers l’intégration sociale et économique du plus grand nombre », indiquait-il en janvier 2013.
Un enthousiasme qui ne fait guère l’unanimité. Un an après avoir déclaré que l’inscription Aadhaar devait être basée sur le volontariat, la Cour suprême indienne examine plusieurs recours depuis le 7 octobre 2016. Dans le collimateur de plusieurs ONG et associations, la légalité de cette collecte de masse, les violations potentielles de la vie privée, et le caractère obligatoire ou non de l’inscription sur la base.
Surveiller la population ?
Les 140 millions d’utilisateurs de gaz subventionné, très utilisé en bonbonnes pour la cuisine dans les endroits non reliés à un réseau, doivent obligatoirement fournir leur numéro Aadhaar depuis le 30 novembre 2016. La Société indienne du pétrole a même ouvert des centres d’enregistrement pour recenser les personnes qui n’ont pas encore été scannées. Plusieurs États de la fédération ont cependant refusé de conditionner la subvention à l’enregistrement des données.
Plusieurs universités exigent également le précieux sésame biométrique pour pouvoir s’inscrire, bénéficier d’une bourse, ou obtenir son diplôme. La compagnie des chemins de fer compte également demander l’inscription à Aadhaar en cas d’achats de billets à tarif réduit. L’engouement est tel que mêmes les prêtres s’y sont mis. Des religieux du temple de Devta Chitai Golu demandent aux futurs mariés de présenter préalablement leur carte biométrique.
Le gouvernement a annoncé à l’automne sa décision de conserver sept ans les informations de toutes les transactions ainsi effectuées via le numéro d’identification. Les agences gouvernementales pourront obtenir un accès à toutes les données si la sécurité nationale est en jeu. Une annonce survenant après une série de manifestations étudiantes dans tout le pays. Les ONG redoutent que les autorités indiennes se servent des données pour surveiller la population afin d’endiguer toute contestation sociale et politique. Autre motif d’inquiétude, la sécurité des données. Le vol des données personnelles d’un demi-milliard d’utilisateurs de Yahoo en septembre a ravivé les réticences.
Un secteur d’activité florissant
« Les leçons que nous pourront tirer du projet pourraient très certainement intéresser d’autres gouvernement », estime Nandan Nikelani. Du côté des grandes entreprises chargées de l’intendance, on se frotte les mains. Car le marché est vaste. Sur le continent africain, Safran Identity & Security a créé un fichier électoral biométrique à la demande du gouvernement kenyan. « En 2013, nous avons aidé le pays à établir et à maintenir un registre de votants de 14,3 millions de personnes en moins de 30 jours, juste avant les élections », indique la multinationale française. En 2014, l’entreprise a permis la vérification du droit de vote de 6 millions d’Égyptiens. En Côte d’Ivoire, la filiale de Safran a produit 11 millions de cartes d’identité et 9 millions de cartes d’électeur.
Enfin, aux États-Unis, c’est une filiale de Safran I&S qui gère la base d’empreintes digitales du FBI et de la police new-yorkaise. L’entreprise s’occupe en outre de la base de données des permis de conduire pour une quarantaine d’États américains.
L’entreprise est considérée comme l’un des fleurons du secteur d’activité. Pourtant, malgré un chiffre d’affaires de 1,9 milliards d’euros représentant 11% du chiffre d’affaires du groupe, Safran envisage de vendre sa filiale. Le groupe négocie avec Advent Technologies, un fonds de capital investissement américain.
Les réfugiés de guerre n’échappent pas non plus à l’enregistrement biométrique. IrisGuard, une entreprise jordanienne, a mis en place un système de scanning de l’iris dans un supermarché du camp d’Azraq, qui accueille 30 000 réfugiés syriens dans le désert jordanien. Une fois l’oeil reconnu, le système déduit le montant des courses de l’allocation mensuelle accordée aux réfugiés par le Programme alimentaire mondial.
85% de réfugiés syriens qui vivent dans les villes jordanienne utilisent ainsi la reconnaissance oculaire pour retirer leur allocation. Décriée il y a encore quelques années (lire notre article ici), le fichage biométrique massif et l’amalgame entre citoyenneté – la carte d’identité – et données bancaires ou commerciales, est désormais un marché lucratif.
Nadia Djabali