« Au vu des violences qui nous sont faites et qui suppriment nos innocentes vies, ce serait à tout le moins le moment de faire profil bas. Pour ne pas dire : levez-vous aussi pour la France ! et mettez de côté vos petits soucis ! [...] Respectez vos choix : vous vivez ici, respectez-nous. » Du « vous », du « nous », beaucoup de flou dans ces mots écrits par une main énervée sur le panneau d’une exposition, programmée dans le cadre d’une semaine d’échange intitulée « Égalité trahie ». Cet événement, organisé par l’association Tactikollectif, place Micoulaud, au cœur du quartier des Izards, dans le nord de Toulouse, devait être militant et festif. Il s’est transformé en une catharsis locale.
Entre le 12 et le 19 novembre, des concerts, des débats, et une exposition sur l’impact des contrôles au faciès étaient programmés. Mais suite aux attentats du 13 novembre à Paris et à Saint-Denis, le débat du samedi a été annulé, et les organisateurs ont renoncé à passer de la musique sur les stands censés accueillir les visiteurs de l’exposition. « On s’est contentés d’aller à la rencontre des gens et d’engager la discussion avec eux, raconte Salah Amokrane, coordinateur de Tactikollectif, une structure qui associe action culturelle, engagement citoyen, lutte contre les discriminations et histoire de l’immigration. Inscrire ce type d’exposition dans le quotidien du quartier, c’est utile, ça permet de recréer du « lien social » même si ce terme est galvaudé. » Mais là, la thématique a percuté l’actualité. « Ce qui m’inquiète le plus pour la suite, c’est le climat que va générer la mise en application de l’état d’urgence. »
32 perquisitions, un fusil à pompe saisi
Entre le 15 et le 23 novembre, la police et la gendarmerie ont mené des interventions sur l’ensemble du département. Bilan : « 32 perquisitions administratives, 9 gardés à vue et 4 assignations à résidence », indique la préfecture de la Haute-Garonne, qui ne souhaite pas donner d’informations supplémentaires sur les « dispositifs policiers » déployés sur Toulouse. Le communiqué de presse du 16 novembre assure que ces perquisitions administratives sont sans lien « avec l’enquête en cours sur les attentats du 13 novembre à Paris » [1]. La police peut saisir téléphones portables et ordinateurs. Le communiqué suivant précise que sont visés « des individus suspects à différents titres ». Ce sont essentiellement les grands ensembles de la ville qui sont ciblés : le Mirail, Bellefontaine, Bagatelle et les Izards, où seul un fusil à pompe a été trouvé dans la nuit du lundi 16 au mardi 17.
Près de 4 000 personnes vivent aujourd’hui dans le quartier des Izards, où, à partir des années 70, les « pieds-noirs » rapatriés d’Algérie ont laissé la place à des immigrés essentiellement maghrébins et à une population de gitans sédentarisés. La France entend parler des Izards pour la première fois en mars 2012, car Mohamed Merah, l’auteur des tueries de Toulouse, y a passé sa petite enfance. Deux ans plus tard, en août, retour en tête des manchettes suite à des règlements de compte liés au trafic de stupéfiants, qui font quatre morts en quelques mois. Le quartier est classé en zone de sécurité prioritaire (ZSP) depuis novembre 2012, et le taux de chômage y dépasse les 30 %.
« Les gens sont choqués et je peux assurer qu’il n’y a aucune ambiguïté »
Quelques jours après le 13-Novembre, en journée, aucune présence policière n’est visible. « Les petits dealers du quartier ont repris leur boulot dès le lundi qui a suivi », raconte Céline Penetro, responsable du centre social. Mais un militant du Tactikollectif qui y vit rapporte que plusieurs interventions nocturnes ont bien eu lieu, durant lesquelles des jeunes ont été « provoqués, insultés », et des portes, « défoncées, comme d’habitude... », lors des perquisitions. « Il faut juste que les jeunes n’entrent pas dans ce jeu », espère-t-il. Objet d’un programme de renouvellement urbain qui doit accentuer sa connexion avec le quartier voisin de Borderouge, récent et plutôt résidentiel, les Izards sont équipés depuis septembre de six nouvelles caméras de vidéosurveillance [2].
Pour épier une population soupçonnée d’empathie avec les djihadistes ? Salah Amokrane écarte d’un revers de la main cette idée selon laquelle les quartiers populaires auraient tendance à se « solidariser » avec les auteurs des attentats. « Les gens sont choqués, et je peux assurer qu’il n’y a aucune ambiguïté dans les propos de celles et ceux avec qui j’ai échangé. Ce qui est saisissant, en revanche, c’est le décalage entre le discours médiatique et la perception des habitants du quartier. Ce que les gens entendent, c’est que ce sont les musulmans qui ont fait ça, que c’est leur faute. Et il y a une vraie angoisse sur ce qui va leur tomber dessus après ça. »
Dans le bureau de Céline Penetro, une affichette de la préfecture donnant un numéro vert pour prévenir la « radicalisation violente et l’enrôlement djihadiste » est punaisée au mur. « Nous n’avons pas voulu le mettre en avant à l’accueil », assure-t-elle. Le lundi suivant les attentats, des mères du quartier ont souhaité parler des événements et faire part de leurs craintes. « Difficile de dénouer exactement les peurs agissantes, mais ce qui est surtout remonté, c’est par rapport à leurs enfants : le milieu dans lequel ils vont grandir, la société dans laquelle ils vont vivre... Voilà leurs réactions. Mais les journaux locaux génèrent une vision de ce qui se passe et de ce qui se dit dans ces quartiers qui est très éloignée de la réalité », déplore-t-elle.
« J’espère qu’il va pas se faire sauter ici, celui-là ! »
Au pied d’une barre, deux hommes vêtus d’une kamis blanche et arborant la toison caractéristique des salafistes – collier de barbe fourni, lèvre supérieure rasée – devisent tranquillement. Un poil méfiant, ils disent tous les deux s’appeler Abdallah. L’un d’eux raconte que, le matin même, dans le bus, une femme s’est adressée au chauffeur en le désignant de la tête : « J’espère qu’il va pas se faire sauter ici, celui-là ! ». « Je l’ai regardée et je lui ai dit : “Bonjour Madame” », raconte-t-il d’un air pincé. « Moi, je ne vais pas en ville, assure l’autre. Nous sommes tristes de ce qui s’est passé, ce ne sont pas des musulmans qui ont fait ça, vous devez le dire, il faut rassurer les gens. » Et de donner rendez-vous le lendemain à la petite mosquée du quartier, « inch Allah ».
Une mosquée réputée tranquille, transgénérationnelle, et dont les responsables ont renoncé à mener la grande prière du vendredi après les plaintes de quelques riverains pour des questions de stationnement. Alors, le vendredi, des jeunes du quartier prennent leurs voitures pour amener les anciens à la prière à Colomiers, juste à côté. Le Tactikollectif doit, lui, compter sur quelques salariés et une poignée de militants pour mener ses actions de terrain, ses ateliers, des fêtes, ou animer le centre de ressources.
« Difficile de dire avec précision ce qui a été raté au cours des dernières années, souligne Salah Amokrane, mais je vois au moins deux choses : nous n’avons pas formé de relève militante, et nous n’avons pas été suffisamment crédibles pour proposer une alternative ». En 2001, le Tactikollectif a pourtant été à l’origine de la liste Motivés, qui a recueilli 12,5 % au premier tour des municipales et qui à envoyé quatre élus, dont Salah Amokrane, au Capitole (bâtiment qui héberge l’hôtel de ville et un théâtre). Une expérience, inédite à l’échelle nationale, qui a marqué la génération quadra des militants des quartiers. Mais pas la suivante. « La plupart des ados et des jeunes du quartier ne savent pas ce que nous avons fait », reconnaît Salah. Quant à l’alternative, « on a envie de se dire que si il y avait une autre offre révolutionnaire, une partie de ceux qui rejoignent Daech s’y joindraient. Mais, de fait, cette offre n’existe pas aujourd’hui. Et ça, ce n’est pas que de notre faute... »
« Ne pas regarder ailleurs »
Dans un texte écrit quelques jours après les attentats ( « Là où nous sommes ») il invite à « ne pas regarder ailleurs ». « Une bonne partie des gamins qui font ces attentats viennent de nos quartiers, constate-t-il. Même si ce n’est pas le cas de tous, ce n’est pas anodin. La situation dans les quartiers de ce pays est d’abord et avant tout le résultat de choix politiques. Mais malgré tout, cela ne nous est pas complètement extérieur. » Il a été un peu agacé par les messages reçus d’autres organisations, amies, appelant à être vigilants sur l’islamophobie, évoquant la Palestine ou la politique extérieure de la France, alors que « les cadavres étaient encore chauds » à Paris. Sans pour autant goûter la contribution du compère Magyd Cherfi dont, à l’inverse, le texte intitulé Carnage vire un peu trop, à son goût, au chant d’amour patriotique.
« Notre conviction n’a pas changé, c’est en étant présents et encore présents dans les quartiers que nous progresserons vers plus d’unité, de solidarité et de démocratie. C’est en soutenant les expressions des habitants experts de leur vie, que nous ferons émerger les alternatives et l’espoir démocratique », précise également le Tactikollectif. Après la révolte de novembre 2005, le collectif toulousain avait été, avec le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) et l’association lyonnaise Divers cité, à l’origine de la création du Forum social des quartiers populaires (FSQP), une tentative de fédérer les mouvements et les organisations des banlieues et de l’immigration. Après quelques années d’existence, le FSQP a fait long feu (lire notre reportage à l’époque). « J’ai acquis la conviction que ces tentatives politiques n’ont de sens que si elles ont un ancrage local », assure Salah.
À l’entrée du métro, trois jeunes patientent. Quand on leur demande s’ils comptent aller voir le concert du groupe La Rumeur, le soir même, dans la salle voisine du Métronum, un silence gêné s’installe. Puis l’un d’entre eux lance, l’air inquiet : « Vous parlez de Daech ? » Plutôt que « groupe de rap », il avait compris « groupe d’arabes »... Ses potes se moquent de lui. À quelques centaines de mètres dans leur dos, place des Faons, où des barres ont été détruites en 2013, des groupes d’hommes et de femmes tuent le temps en discutant sur des bancs. Ce sont des familles syriennes arrivées au printemps dernier, fuyant Daesh ou les bombardements aveugles du régime de Bachar el-Assad, et installées dans des logements vides de la cité. Depuis, certaines ont pu s’installer dans la région. Lundi 16 novembre, ceux qui sont encore aux Izards ont observé la minute de silence, avec tout le monde. Le « eux » et « nous » est moins flou.
Emmanuel Riondé (texte et photo)