Ironie de l’Histoire : il y a exactement 30 ans, le FN réalisait sa première percée électorale. Et c’était lors d’un scrutin européen, déjà. Avec 10,95% des voix, Jean-Marie Le Pen talonne alors le Parti communiste de Georges Marchais. 2,2 millions d’électeurs se portent vers le parti d’extrême droite – ils sont plus du double aujourd’hui – qui devient le 4e parti de France. Rares sont ceux qui prédisent, à ce moment, que le FN va s’installer durablement dans le paysage politique français.
Ironie de l’histoire, toujours, cette percée de l’extrême droite se produit un an après le « tournant de la rigueur » décidé par le gouvernement socialiste : gel des salaires, programme de privatisations et dérégulation des marchés financiers constituent la nouvelle politique économique de François Mitterrand. Même l’islamophobie fait alors son apparition, le pouvoir transformant en problème musulman les grèves ouvrières à l’usine Citroën d’Aulnay et de Talbot à Poissy, auxquels, en 1984, participent de nombreux travailleurs immigrés. Pendant ce temps, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, les tenants du néolibéralisme passent à l’offensive. La grande restructuration se prépare : la compétition entre tous dans un marché globalisé et dérégulé. Mais pour le FN, c’est « la faute aux immigrés ».
Difficile de concevoir alors la violence des renoncements à venir
30 ans plus tard le résultat est là. L’histoire se répète, en pire. Avec 2,5 millions de chômeurs et de précaires en plus. Une crise mondiale qui n’en finit pas. Une Europe menacée de régression sociale. Les mêmes causes amènent souvent les mêmes effets. Pourtant, bien des choses ont changé. Plus personne, ou presque, ne croit en la chimère de changements portée par François Hollande, second président « socialiste » de la Ve République. Y compris au sein de son propre camp.
Ce n’était pas le cas en 1984. L’ampleur et la violence des renoncements à venir étaient, encore à l’époque, difficilement concevables. Depuis, le néolibéralisme a fait son œuvre et montré son vrai visage : celui de la finance dérégulée, de la compétitivité globalisée, de l’incertitude permanente pour les travailleurs, de la brutalité managériale et des profits fous pour quelques-uns. Le PS n’a fait qu’accompagner le mouvement. L’Union européenne également. Aujourd’hui, à la différence de 1984, le peuple de gauche ne se berce plus d’illusions. Le champs est donc ouvert à l’imagination, à l’invention.
L’écologie est aussi durablement sortie de la marginalité
Depuis 30 ans, l’écologie est aussi durablement sortie de la marginalité où elle était cantonnée. Le progrès technologique était en marche, pour le bénéfice de tous, croyait-on : des améliorations continues, de génération en génération. Le dérèglement climatique nous a rattrapés. Les cancers causés par l’amiante ou les pesticides aussi. L’industrie chimique s’est convertie aux biotechnologies, multipliant les risques. Sans oublier l’ombre des catastrophes nucléaires civiles, qui ne relèvent plus de la science-fiction. Un monde plus anxiogène, certes, mais un monde où la prise de conscience de la fragilité de l’Humanité se répand. Le productivisme à tout prix et la frénésie technologique ne rendent plus béats. De nouvelles manières de faire, de produire, de travailler s’expérimentent et séduisent de plus en plus. Et se multiplient.
La démocratie – représentative – s’est certes affaiblie. Elle sort décrédibilisée de 30 années d’engagements et de promesses trahis, 30 années de montée en puissance du « marché » face au politique. Mais l’accès à l’information plurielle, aux contre-pouvoirs de toute sorte, s’est généralisé. De nouveaux mouvements sociaux, de nouveaux collectifs, ont émergé. De nouvelles configurations politiques également, de Grenoble (où l’alliance entre écologistes et Parti de gauche a remporté la mairie) à la Grèce (où la gauche radicale incarnée par Syriza est arrivée en tête avec 27%) ou l’Espagne (où à elles deux, une alliance entre écologistes et communistes et la formation Podemos – « Nous pouvons » – issue du mouvement des indignés, ont attiré près de 20% des suffrages). Avec leurs limites, leurs tâtonnements, mais ils sont là. A la portée de tous, pour peu qu’on prenne la peine de s’intéresser au monde qui nous entoure, de ne pas sombrer dans la peur de la moindre altérité, et de refuser les solutions trop simples et les bouc-émissaires faciles.
Nous ne sommes plus en 1984. L’extrême droite a franchi un nouveau palier. La brutalité du capitalisme financier n’a cessé de s’intensifier. Mais les chimères d’antan n’ont plus cours. Hors de question de se lamenter pendant trente nouvelles années ! Place à la créativité collective et politique.
Ivan du Roy
Photo CC Ted van den Bergh #OccupyAmsterdam