Alternatives numériques

« Faire quelque chose, le partager », sans visée commerciale : le combat du logiciel libre n’est pas mort

Alternatives numériques

par Nils Hollenstein

Souvent bénévoles, les développeuses et développeurs de logiciels libres contribuent largement au monde numérique actuel. Deux libristes trentenaires témoignent d’un secteur en recomposition, sous pression des géants du numériques.

Les logiciels libres sont parfois perçus comme marginaux en dehors des cercles d’initiées. Pourtant, ils sont omniprésents dans notre quotidien numérique : le navigateur web Firefox, VLC, Libre Office, tous sont des logiciels libres.

Dans les années 1980, le mouvement du logiciel libre a connu un essor face au verrouillage du code informatique par les grandes entreprises de la Tech. D’abord centré sur un plan informatique, le mouvement s’est élargi, notamment à la lutte contre la propriété intellectuelle, des semences à la connaissance.

Sujet de prime abord technique, le logiciel libre induit une conception émancipatrice du numérique. Les quatre libertés essentielles au logiciel libre sont autant de droits pour les utilisateurrices : le droit d’exécuter le programme sans avoir à payer de redevance à quiconque, le droit d’étudier et de modifier son code source, le droit de redistribuer des copies exactes de ce logiciel, et le droit d’en redistribuer des versions modifiées.

Mais face à la montée en puissance des géants du numérique, « le combat du logiciel libre est moins prégnant que dans les années 1980 », constate Sébastien Broca, chercheur dans le domaine des communs numériques à l’université Paris 8. Google utilise lui-même le noyau libre Linux pour son système d’exploitation Android. Et Microsoft a racheté en 2018 la plateforme de développement collaborative GitHub.

« Les questions centrales du libre comme la propriété intellectuelle ne sont plus trop à l’agenda des débats autour du numérique, poursuit le chercheur. On peut dire que l’utopie du logiciel libre a en partie échoué : les logiciels libres se sont propagés partout, mais n’ont pas résolu le problème de plateformes comme Facebook, dont l’infrastructure repose sur du logiciel libre mais qui n’offre que peu, voire pas de garanties aux utilisateurs. »

Et pourtant, les développeuses et développeurs de logiciels libres, passionnées et bénévoles, sont toujours là. Gaëtan Chabert, alias Booteille, est bénévole à l’association de promotion du libre Framasoft depuis 2021. Le mot d’ordre de Framasoft, c’est « changer le monde, un octet à la fois ». « Ça, moi j’y crois », confirme Gaëtan.

Jeunesse bidouilleuse

« Je programme depuis que je suis adolescent. J’ai commencé en filant un coup de main à l’administrateur d’un site qui proposait des mangas », se souvient le jeune homme. « À 14 ans, j’avais ma première distribution Ubuntu-Linux [un système d’exploitation libre, ndlr]. Pour la faire fonctionner correctement, il fallait bidouiller. Je n’étais pas satisfaite du lecteur de musique, c’est comme ça que j’ai commencé à coder », rapporte de son côté Maud Royer, elle aussi développeuse libre.

Un jeune homme souriant de profil, avec des dreadlocks et une légère barbe. La photo est en noir et blanc.
Gaëtan Chabert, alias Booteille, officie bénévolement à Framasoft depuis 2021.
© Alan Arbaud

Les logiciels libres redonnent à l’utilisateur la capacité d’agir. « Pouvoir lire le code source, le modifier et contribuer au développement du logiciel constitue le meilleur moyen d’apprendre, souligne aussi la développeuse. Je me suis formée en autodidacte, comme beaucoup dans le libre. C’est souvent un apprentissage à côté d’autres activités, quand on a le temps. »

Les projets et logiciels libres sont en majorité développés et maintenus par des communautés de bénévoles, un héritage du milieu hacker. « Il allait de soi que les logiciels libres étaient écrits sur leur temps libre par des développeurs passionnés, dont les motivations étaient le désir d’apprendre, le plaisir de programmer et la volonté de faire (re)connaître leurs talents », retrace Sébastien Broca dans son ouvrage Utopie du logiciel libre.

Forces bénévoles

Mais cette situation se retrouve partiellement remise en cause par l’apparition des premières exploitations commerciales de logiciels libres, notamment via le développement d’une économie dite « open source ». « L’économie du logiciel libre repose sur une combinaison étonnante de travail bénévole et de travail salarié, et malgré la présence accrue des entreprises, les contributions gracieuses représentent toujours une part non négligeable du travail de programmation “libre” », nuance Sébastien Broca dans son ouvrage.

Couverture noire du livre écrit par Sébastien Broca dont le titre en blanc et jaune est "Utopie du logiciel libre".
Utopie du logiciel libre, Sébastien Broca, Le Passager Clandestin, 2018

Dans ce contexte, se professionnaliser dans le domaine du logiciel libre n’est pas aisé. « Je programme depuis quinze ans, mais je ne suis pas un développeur professionnel, répond paradoxalement Booteille lorsqu’il se présente. Les projets libristes reposent sur la bonne volonté de quelques personnes donatrices. Donc, on voit plutôt des bénévoles faire ça après leur travail. » Gaëtan Chabert considère son temps trop limité pour en faire une profession viable.

Maud Royer, elle, est développeuse freelance et partage son temps entre sa profession et diverses activités militantes. Responsable des outils numériques de La France insoumise pendant six ans, elle a entre autres développé le réseau social militant de l’Action populaire sur la base de logiciels libres. Elle mène aussi d’autres projets personnels en parallèle et déplore « quatre à cinq projets inachevés » qu’elle ne pourra jamais finir faute d’être « payée pour le faire ». « Toute personne qui fait du logiciel libre se retrouve dans cette situation, regrette-t-elle. Mais étant aussi militante LGBT et féministe, je dois faire des choix d’agenda. »

Une femme aux cheveux longs et portant une veste noire regarde l'objectif en souriant.
Maud Royer, développeuse freelance et militante, travaille uniquement avec des logiciels libres.
©Stéphane Burlot

Maud Royer inscrit également sa pratique professionnelle rémunérée dans la ligne de son engagement libriste. « Je travaille seulement pour des clients qui font du logiciel libre, donc globalement avec une éthique professionnelle proche de la mienne, dit-elle. Concrètement, je n’ai quasiment jamais touché à du Microsoft et les gens avec qui je travaille n’y ont souvent jamais touché non plus. »

Femme, développeuse, libriste, Maud est un profil assez rare dans le milieu. Les femmes sont sous-représentées dans les contributions libristes des 50 dernières années, comme l’a montré une récente étude. Même si leurs contributions ont connu une augmentation ces toutes dernières années, elles ne s’élevaient encore qu’à 10 % du total des contributions libristes en 2019.

Partage communautaire

Même si le travail de développement répond, dans un premier temps, à leurs besoins, les logiciels développés par Maud Royer et Gaëtan Chabert sont souvent mis à disposition du public ensuite. « C’est le principe dans la communauté du libre : je peux faire quelque chose pour moi, le partager et, sur un malentendu, ça va sans doute servir à pas mal de personnes », s’enthousiasme Gaëtan Chabert. Il a ainsi développé deux extensions pour Firefox, baptisées Invidition [1] et PeerTube Companion, qui redirigent les pages YouTube vers une autre interface. Il s’agit autant d’éviter le pistage de Google que de faire connaître les plateformes alternatives à YouTube comme PeerTube, développée par Framasoft.

Pour Maud Royer, « mettre la main à la pâte pour apprendre une nouvelle technologie ou un nouveau langage informatique est essentiel et structurant dans son quotidien de développeuse. « Il y a beaucoup de logiciels libres que j’ai codés moi-même pour acquérir de nouvelles compétences via des projets précis. » Publiés ensuite en ligne, ces logiciels libres circulent et peuvent être utiles à tout le monde. « C’est ça la magie du logiciel libre : vous codez un logiciel, vous le publiez en ligne et même sans en faire la promotion, vous pouvez voir plus d’une centaine de personnes l’utiliser », vante la développeuse.

Accompagner un public plus large à l’utilisation des divers logiciels libres existants, c’est un enjeu clé aujourd’hui pour Gaëtan Chabert. Engagé dans la formation aux enjeux du numérique, le développeur est pleinement mobilisé pour la nouvelle campagne « Collectivisons Internet / Convivialisons Internet » (COIN-COIN) de l’association Framasoft. Celle-ci vise entre autres à mettre en lien des hébergeurs de services libres avec des associations, pour assurer une formation de leurs membres.

Nils Hollenstein

Photo de une : "Let’s leave Planet GAFAM", Illustration réalisée pour l’association Framasoft par David Revoy, CC-BY 4.0

Notes

[1Invidition n’est plus maintenue actuellement.