La nouvelle a provoqué la stupeur. Dans l’après-midi du 11 juin, le gouvernement grec a décrété la fermeture immédiate de la radio-télévision publique (ERT). Les forces de l’ordre ont pris le contrôle des émetteurs, alors que les salariés refusaient de quitter les lieux et continuaient de diffuser leurs propres informations. Et les écrans noirs sont progressivement apparus sur les canaux des trois chaînes de télévision. Les radios publiques se sont tues à leur tour. A l’annonce de la nouvelle, plusieurs milliers de personnes ont convergé vers le siège de l’ERT, occupé par les journalistes, les techniciens et les employés du service public.
« J’ai appris l’annonce officielle à 18h. Je ne réalise pas encore », témoigne Tasos, technicien en CDD à la télévision publique. Le jeune homme regarde sa montre. « A partir de minuit je ne serai plus payé. Je suis allé ramasser mes affaires et mon ordinateur au cas où la police bloquerait l’accès du siège demain. » Bureaux et couloirs sont en pleine ébullition. Dehors, journalistes, artistes et députés des partis d’opposition se succèdent au micro, devant une foule de 10 000 personnes venues protéger la télévision d’une intervention des forces de l’ordre. Quand résonne le début de la première émission émise par la radio clandestine grecque pendant la résistance à l’occupation nazie, en 1941. Tout un symbole, alors que la démocratie grecque est mise entre parenthèse depuis que la Troïka (FMI, Commission européenne, Banque centrale européenne) impose ses plans d’austérité successifs.
Une partie de la population privée d’informations
Le gouvernement justifie sa mesure par l’injonction de la Troïka de supprimer 2 500 postes de fonctionnaires d’ici juillet. En fermant la radio-télévision et en licenciant ses 2 650 employés, le Premier ministre, Antónis Samarás, réalise d’un coup cet objectif. ERT et ses trois chaines de télévision constituent « un cas exceptionnel d’absence de transparence et de dépenses incroyables », a affirmé le porte-parole du gouvernement en annonçant la fin des programmes. « Cette décision est prise en dehors de toute raison. La télévision publique ne pèse pas sur le budget national car elle est financée par la redevance et la publicité, explique à Basta! Nicky Tselika, rédactrice en chef du journal télévisé de l’ERT. L’État va même perdre de l’argent avec cette décision, car les chaines de télévision étaient excédentaires. »
Les véritables raisons de cette brutale décision ne seraient pas uniquement économiques. « Ils diminuent le nombre d’employés et œuvrent en faveur des chaînes privées, dont plusieurs sont contrôlées par des groupes du BTP », avance George Katerinis, du syndicat national des journalistes Poesy. Les chaînes privées récupèreraient ainsi l’audience, la manne publicitaire et les émetteurs de l’ERT. « La télévision publique était la seule à avoir une information à peu près neutre. Et la seule à émettre sur tout le territoire, jusque dans les îles grecques. Le gouvernement ferme l’accès à l’information à une partie de la Grèce, ajoute-t-il. C’est aussi la seule chaine à avoir des programmes éducatifs. Tout cela s’arrête ce soir. »
Dérive autoritaire
« La télévision publique est la seule à parler des grèves et des mouvements sociaux, analyse Adonis Kashitas, qui a travaillé pendant 30 ans comme cameraman. Ils veulent détruire tout mouvement de contestation, à commencer par l’information ». « Le gouvernement a complétement dévalorisé notre travail ces dernières années, complète Nicky Tselika. Voir les gens exprimer ainsi leur solidarité nous touche beaucoup. » Les principaux partis d’opposition sont venus apporter leur soutien aux employés de la radio-télévision publique : Syriza (la coalition de la gauche radicale), les « Grecs indépendants » (droite souverainiste opposée à l’austérité) et le KKE (Parti communiste), qui propose de diffuser les émissions de l’ERT sur la chaîne qu’il possède. Le parti néo-nazi Aube dorée (7% aux dernières élections) a annoncé qu’il soutenait la fermeture.
Cette suppression, en 24h, des principales chaînes de télévision du pays marque une nouvelle étape dans la possible dérive de la Grèce vers un régime autoritaire. La Constitution et le fonctionnement parlementaire ont déjà été largement bafoués par la coalition de droite et de centre-gauche lors des votes des mémorandums successifs soumis par la Troïka. Le gouvernement a cependant réussi à réveiller les ardeurs des défenseurs de la démocratie, épuisés par trois ans de manifestations et de grèves vaines. Les journalistes sont déterminés à occuper le bâtiment, tant que les forces de l’ordre ne réussissent pas à faire évacuer les lieux. Sur les chaines privées, les journalistes ont cessé leur travail jusqu’à 1h du matin en solidarité avec leurs collègues. Une grève générale est prévue jeudi à Athènes.
Ivan du Roy et Agnès Rousseaux
Voir la vidéo : Les images que la télévision publique grecque ne diffusera pas