Dans la classe de Nina, enseignante à l’école Steiner de Vern-sur-Seiche [1], au sud de Rennes, il n’y a pas de notes, ni d’évaluation. « Quand on fait une dictée, on la corrige ensemble. Cela m’est égal de leur mettre une note ensuite, explique l’institutrice. Que vont-ils apprendre de plus ? Ils découvrent en corrigeant ce qu’ils peuvent améliorer. Cela leur donne confiance en eux. » Ici, pas de tension ni de compétition liées aux notes. Pas de pression. Juste le plaisir d’apprendre et de progresser.
L’abandon des systèmes de notation-sanction, une spécialité très française, fait partie des pistes évoquées par le ministre de l’Education, Vincent Peillon, dans son rapport sur la refondation de l’école. « Les notes organisent le bonheur de quelques élèves et le malheur de beaucoup d’autres, et c’est tout », résume, lapidaire, Jean-Jacques Hazan, président de la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) et défenseur convaincu des méthodes d’apprentissage « alternatives ». « Il faut transformer ce qui se passe en classe, en finir avec cette relation frontale entre élèves et enseignants. On veut qu’ils soient attentifs, polis et qu’ils ne bougent surtout pas. Ce n’est pas comme ça qu’ils vont réussir !, poursuit-il. Et si on veut faire fonctionner l’école autrement, ce n’est pas avec des pédagogues traditionnels que l’on va y arriver ».
Classes coopératives
La solution ? Des pédagogies modernes, actives, qui « suscitent le plaisir, l’intérêt, la curiosité ». En France, une centaine d’écoles expérimentent ces pédagogies innovantes. Environ 20 000 élèves y sont inscrits. Inspirés notamment par les pédagogues Steiner, Freinet ou Montessori, les enseignants accordent une place aussi importante aux maths et au français qu’aux activités artistiques, physiques, manuelles et sociales. Tout en utilisant des méthodes d’apprentissage différentes.
« Ces écoles ne mettent pas les savoirs savants au-dessus des autres, explique Marie-Laure Viaud, maître de conférence en Sciences de l’éducation et auteure de plusieurs livres sur l’éducation nouvelle. Toutes accordent une grande confiance aux ressources propres de chaque élève. Leur credo : on apprend mieux en faisant qu’en écoutant.
Freinet : favoriser « l’auto-apprentissage » de l’enfant
Les techniques pédagogiques de Célestin Freinet, instituteur français du début du 20e siècle, sont utilisées dans une vingtaine d’écoles publiques en France. Mais environ 10 000 enseignants sont formés à cette pédagogie. « Pour Freinet, ce qui motive un enfant, c’est de construire des projets qui s’adressent au monde extérieur », souligne Marie-Laure Viaud. Écrire un journal, monter une exposition, mettre en scène une pièce de théâtre... Une vraie mise en situation – qui donne plus envie de réussir – est préférée à la situation scolaire : « Si on fait un journal pour l’extérieur, on soigne l’écriture, on soigne la grammaire, on dessine de belles illustrations. En calculant le prix, on fait des maths... »
L’apprentissage de la confiance en soi est aussi un principe fort de cette pédagogie. C’est ce qu’apprécie Marianne, maman de Nelo, scolarisé à l’école Freinet de Rennes depuis 4 ans. « Les enseignants valorisent toujours ce qui a été réussi, même si c’est minime, pour reprendre ensuite avec l’élève ce qui peut être amélioré. Il y a un vrai apprentissage de la confiance en soi, un encouragement à comprendre comment on travaille, pourquoi on le fait et comment on s’organise pour réussir. » À l’école Freinet, les enfants travaillent aussi beaucoup sur la coopération. Ils sont dans des classes multi-niveaux, installés par petits groupes, au sein desquels les grands aident les petits. « Les enfants se font réciter mutuellement. L’absence totale d’esprit de compétition est un vrai confort », raconte Marianne.
Montessori : transformer la relation entre enseignant et élève
Maria Montessori, médecin italien, est une contemporaine de Célestin Freinet. Elle est à l’origine d’une autre méthode pédagogique novatrice, selon laquelle chaque enfant apprend à un rythme différent qu’il convient de respecter. « Elle a théorisé la notion de périodes sensibles au cours desquelles l’enfant est mieux à même d’apprendre telle ou telle chose », décrit Germaine Jallot, présidente du Centre de recherche d’études et de liaison des activités montessoriennes (Crelam).
L’adulte est un « accompagnant », qui doit créer un environnement permettant à l’enfant de développer ses potentiels. Et lui laisser le temps de faire les choses lui-même. Maria Montessori a créé du matériel pédagogique pour favoriser cet « auto-apprentissage » de l’enfant : pour empiler, pour compter... « Pour elle, il est primordial de laisser à l’enfant le temps de se construire. Respecter son rythme et ses besoins permet de susciter son intérêt », résume Germaine Jallot. Une trentaine d’écoles françaises appliquent la méthode Montessori.
Steiner : une éducation ouverte sur le monde
Quant aux écoles Steiner, basées sur la pédagogie de ce philosophe autrichien de la fin du 19e siècle, elles accueillent environ 2000 élèves en France, dans 20 établissements scolaires et jardins d’enfants. « Pour résumer, j’aime dire que l’on s’adresse à la tête mais aussi au cœur et au corps, décrit Nina, enseignante. Quand on étudie la grammaire, on parle du pays des mots où vivent les chevaliers du nom, qui ne sortent jamais sans leurs écuyers déterminants. » Quand arrive le temps des maths, Nina invite ses élèves à former des petits groupes, qui vont et viennent selon qu’ils étudient les soustractions, les additions ou les divisions. « Les enfants ont besoin d’incarner les notions pour mieux les appréhender », explique Nina.
La pédagogie Steiner mise aussi sur l’ouverture sur le monde, avec l’apprentissage de deux langues vivantes dès le cours préparatoire, et des stages dans les secteurs agricole, industriel et social, au collège et lycée. Plus de 250 000 élèves dans le monde fréquentent ces écoles. Les dérives sectaires de certains établissements étaient pointées du doigt par un rapport parlementaire en 1999, mais les écoles Steiner ont finalement été dédouanées de cette accusation.
Des écoles pour privilégiés ?
Ces pédagogies alternatives ne sont pas similaires. « Il y a des différences pédagogiques, bien sûr, mais aussi politiques », remarque Marie-Laure Viaud. « En proposant une autre façon d’apprendre, qui permette aux enfants de développer leur esprit critique et d’agir collectivement, Freinet avait comme idée d’émanciper les classes populaires. » De nombreuses écoles Freinet (toujours publiques) sont encore aujourd’hui implantées dans des quartiers populaires. A la différence des écoles Montessori et Steiner : « Elles ont un statut d’écoles privées : seuls les enfants des classes privilégiées peuvent les fréquenter », précise l’universitaire.
Car le prix est parfois prohibitif. En région parisienne, les parents doivent débourser environ 600 euros par mois et par enfant. En province, les tarifs sont généralement moins élevés. Il faut compter de 85 à 276 euros par mois (en fonction des revenus de la famille) à l’école Montessori de Rennes, et entre 200 et 610 euros par mois pour l’école Steiner de Vern-sur-Seiche. « Mais, au-delà de ces questions de prix, il n’y a pas cette idée d’émancipation politique chez Steiner et Montessori. On est plus sur de l’épanouissement personnel », ajoute Marie-Laure Viaud.
Les devoirs, obstacles au plaisir d’apprendre
Un épanouissement qui peut aussi passer par une absence de « devoirs » à faire à la maison. Plutôt très bien vécue par les enfants et parents des écoles alternatives, cette absence de travail à emmener à la maison, est l’une des propositions amenées par le rapport de Vincent Peillon. « Les devoirs ne servent à rien d’autre qu’à abrutir les mômes et se fâcher avec eux tous les soirs », lâche Jean-Jacques Hazan, de la FCPE. « Ce dont la société a besoin, c’est de gens autonomes, qui savent travailler avec les autres. Or, les devoirs à la maison, c’est chacun dans son coin. Ce n’est pas la bonne méthode. »
Le rapport sur la refondation de l’école ne pose pas la question de ce qu’est un devoir, regrette Catherine Chabrun, rédactrice en chef du Nouvel éducateur, la revue des pédagogues Freinet. « C’est important qu’un enfant puisse travailler sur ses apprentissages avec un peu de recul. Mais ce temps d’autonomie doit être inclus dans le temps scolaire. Et pas assimilé à une aide aux devoirs qui viendrait après l’école. Nous sommes de toute façon pour la suppression de ce terme de devoirs, qui n’inclut pas du tout le plaisir d’apprendre. »
Supprimer les devoirs ne signifie pas ne rien faire avec ses enfants, ou ne plus les aider. Les activités éducatives et intellectuelles que l’on peut assurer à la maison ne manquent pas : « On peut lire un livre ensemble, regarder le cahier d’école pour voir ce qui a été fait. Apprendre à se servir des proportions et des règles de trois en faisant la cuisine. Bref, il n’y a pas que la page 73 du livre de grammaire ou de maths », illustre Jean-Jacques Hazan. On peut aussi discuter de ce qui était bien à l’école pour avoir envie d’y retourner.
Une autre place pour les parents
Les parents doivent aussi trouver leur place dans l’école. Il est très important, pour les enfants, de se savoir encadrés par une communauté éducative qui ne s’arrête pas aux portes de leur établissement scolaire. A l’école Freinet de Rennes, les parents ont une salle réservée, dans laquelle ils peuvent venir à n’importe quel moment de la journée. « Quand Nello était en CP, se souvient Marianne, l’enseignante nous demandait de rester un peu pour lire des histoires aux élèves. Et si on a des compétences en boulangerie, en roller ou tout autre domaine, on est toujours les bienvenus pour venir les partager avec les enfants. »
Autre moment apprécié par la maman de Nello : « L’heure des parents », qui se tient tous les deux mois et au cours de laquelle les enfants choisissent de parler d’un de leurs travaux. « Ils détaillent leur démarche, nous disent là où ils se sont trompés, pourquoi, etc. On est vraiment dans le pourquoi et le comment de l’apprentissage, c’est passionnant. » Nina confie de son côté ne pas compter le temps qu’elle passe avec les parents de ses élèves à échanger sur les journées des enfants.
De bons résultats scolaires
Ces pédagogies réussissent-elles mieux que celles qui dominent l’Éducation nationale ? Quel bilan dresser de la trentaine d’écoles Montessori, des vingt écoles Steiner et Freinet, ou de la demi-douzaine d’écoles « éducation nouvelle » ? « Les travaux existants montrent que dans l’enseignement primaire, la majorité de ces écoles réussissent au moins aussi bien, voire mieux, que les écoles standards en ce qui concerne les acquis scolaires », observe Marie-Laure Viaud. Surtout dans les milieux réputés « difficiles ». Ces écoles parviennent à susciter le plaisir d’apprendre. De la maternelle au lycée, les élèves disent y venir avec plaisir.
Leur réinsertion dans le circuit scolaire « traditionnel » se passe plutôt bien, même s’ils ont besoin d’un temps d’adaptation. « Entre 15 et 45 % des élèves ressentent des difficultés, explique Marie-Laure Viaud. Mais tous les travaux montrent aussi que ces difficultés sont transitoires : au bout de quelques mois, elles sont dépassées. » Une étude de 2006 publiée dans la revue Science a montré que des enfants de classes sociales défavorisées envoyés à l’école Montessori sont mieux préparés que leurs « collègues » en lecture et en maths. A long terme, les élèves des écoles différentes peuvent même s’adapter mieux que les autres à leur nouvel environnement. Et leurs résultats scolaires sont bons. Un an après avoir quitté la classe de Première des écoles Steiner-Waldorf, les élèves ont un taux de succès au Bac de 85% [2].
Très peu d’incivilités
De quoi faire rêver l’école française : entre 2000 et 2009, selon l’OCDE, la proportion d’élèves de 15 ans en échec scolaire est passé de 15 à 20%. Et l’écart de niveau entre le groupe des meilleurs et celui des plus faibles s’est accru. Pire : la France est aujourd’hui l’un des pays où les inégalités sociales pèsent le plus dans la réussite scolaire.
Autre atout de ces écoles alternatives : le climat, plus serein que dans le système classique. « Partout, l’ambiance est très calme : pas de violence, très peu d’incivilités et de dégradations », note Marie-Laure Viaud. « Cela fait un siècle qu’on sait que ça marche mieux. » Ces expériences pédagogiques essaimeront-elles un peu plus à l’avenir dans l’Éducation nationale ? « C’est quand même un gros chantier », prévient Jean-Jacques Hazan. « Il faut transformer les pratiques et les mentalités de centaines de milliers de personnes. » Un bouleversement du quotidien. « Tant qu’on sera, au collège, sur le modèle une heure, un prof, une discipline, on ne pourra pas changer grand chose », avance Catherine Chabrun, du Nouvel éducateur. Pour le moment, les collèges et lycées différents se comptent d’ailleurs sur les doigts des deux mains. « Les syndicats butent là dessus », regrette-t-elle. Contactée par Basta!, la FSU, principal syndicat enseignant, n’a pas répondu. L’enjeu est pourtant de taille : il s’agit, selon Catherine Chabrun, de « ré-enchanter les profs avec une autre manière de faire ».
Nolwenn Weiler
– Une : Bernard Jourdain
– Illustrations : le blog de Marine Baro, institutrice en école Freinet.