Margaux, Clément, Magali, Mathieu. Deux couples de paysans, les uns en maraîchage bio, les autres éleveurs de vaches Aubrac. Installés à Haute-Rivoire, une commune du Rhône, ils ont décidé de créer une « banque d’entraide » – une structure informelle qui est aussi fréquemment appelée « banque de travail ». « Magali et Mathieu ont des bâtiments, des vaches, des prés, sur un site où ils n’habitent pas, contrairement à nous, illustre Margaux. Comme on est présents sur la ferme les soirs et week-end, on fait des petites choses pour eux qui leur évitent de revenir. En parallèle, on échange de la main d’œuvre et du matériel pour éviter de l’avoir en doublon. »
Faut-il y voir là de simples coups de mains ? En pratique, les deux fermes ont souhaité formaliser leurs échanges et ont mis en place un tableau en ligne où chacun note ses heures de main d’œuvre et d’utilisation de matériel. « On a pris le temps de définir la valeur de chaque chose. Si l’on fait une heure de main d’œuvre par exemple, on accumule dix points, détaille Margaux. Certains matériels correspondent à quinze points de l’heure. Chacun sait où on en est. Ainsi les relations sont plus claires entre nous. Si les coups de main sont comptés, cela évite des rancœurs, et de donner l’impression parfois qu’il n’y a pas de réciprocité. C’est plus sain. »
« Ce que tu donnes à ton voisin te revient nécessairement, et vice versa »
Sociologue rurale, Véronique Lucas travaille sur la coopération de proximité en agriculture. Elle définit les banques d’entraide comme « un système de comptabilisation des services pouvant être échangés entre agriculteurs ». Pour ce faire, les paysans s’inspirent des barèmes souvent édités par les chambres d’agriculture ou les Cuma (coopérative d’utilisation de matériel agricole) [1]. Les paysans définissent ensemble une certaine valeur pour l’utilisation du matériel prêté – tracteur, remorque, etc – et des heures passées – comme chauffeur par exemple. Souvent, le barème fonctionne avec un système de points, dans lequel un point correspond par exemple à un euro. Tout au long de l’année, les agriculteurs comptabilisent les points en fonction des services échangés.
Ils profitent d’une réunion, souvent annuelle, pour faire le compte de tout ce qui a été mis à disposition des autres. Certains groupes décident de solder leurs comptes par un échange de monnaie. D’autres aspirent à éviter tout échange d’argent et préfèrent rester sur de l’échange de main d’œuvre ou de mise à disposition de matériel, conscients que des occasions de « rendre » se présenteront nécessairement dans les mois suivants.
« L’objectif est de ne pas s’échanger d’euros mais dans l’hypothèse où quelqu’un serait trop déficitaire, on se laisse la possibilité de remettre à zéro avec de l’argent », précise Margaux. « Dans la banque de travail, tu es assuré de la réciprocité », constate Paul-Adrien Vasse, auteur d’un mémoire sur le sujet [2]. Pour les détracteurs du système, il n’y a pas besoin de compter, pas besoin de barème, ce serait naturel... sauf que cette logique de don contre don se heurte parfois à des limites. Avec les banques d’entraide, ce que tu donnes à ton voisin te revient nécessairement, et vice versa. Tu n’as pas à te soucier du fait que quelqu’un te doive de l’argent. Les choses sont formalisées. »
Gagner du temps et limiter l’endettement
L’entraide est historiquement assez présente en élevage ou sur les travaux agricoles nécessitant beaucoup de main d’œuvre. Jusqu’au milieu du 20e siècle, les chantiers de récolte de blé autour des batteuses à grain favorisent ainsi le travail collectif. Les banques d’entraide, plus formelles, vont se mettre en place dans l’après-guerre. « A l’époque, la Jeunesse agricole catholique ainsi qu’une élite d’agriculteurs assez aisée, sont soucieux de moderniser l’agriculture, d’augmenter la productivité, tout en gardant la maitrise du métier », relate Véronique Lucas. « Jusque-là, les petits agriculteurs devaient se tourner vers les plus gros pour accéder aux équipements ou au taureau, par exemple, pour la reproduction. L’idée de la banque de travail permet de rénover l’entraide pour ne plus dépendre de plus gros que soi, de mutualiser des moyens au sein d’un groupe, d’adopter des techniques de modernisation qui restent dans les mains des agriculteurs. »
Gagner du temps : c’est l’un des enjeux de la banque de travail à laquelle participe Philippe, paysan dans le Rhône. Lorsque la période des foins arrive, tous les paysans du secteur ont besoin du même matériel au sein de la coopérative locale. « On attelait et on dételait sans cesse le matériel, ça n’avait pas de sens. » Les agriculteurs décident alors de s’organiser plus collectivement. Plutôt que chacun coupe, fane ou presse de son côté, l’ensemble des parcelles est pensé comme un seul chantier : un paysan se spécialise dans le fauchage, un autre dans le fanage (retourner l’herbe fraîchement fauchée pour favoriser le séchage), un autre presse... « Cela évite aussi une sous-utilisation du matériel, souligne Philippe. A la base de cette organisation, nous sommes conscients d’avoir du temps à gagner, et sûrement de l’argent. » En mutualisant le matériel, les banques de travail permettent aussi de limiter l’endettement des paysans. Pas besoin que chacun achète la même machine, pour la laisser dormir une partie du temps.
« Une véritable solution pour les périodes de récoltes »
Informelles, soumises à aucune procédure administrative ou légale, les banques d’entraide offrent un cadre souple et favorisent un fonctionnement horizontal entre leurs membres. A la différence des Cuma, dans lesquelles chaque agriculteur achète une partie des parts sociales d’un matériel et s’engage à l’utiliser à une certaine hauteur tous les ans, il n’y a ici pas de participation financière pré-requise. Paul-Adrien Vasse a pu constater que des fermes de tailles très différentes peuvent coopérer ensemble au sein d’une banque de travail : « Les exploitations plus petites sont plus demandeuses de main d’œuvre, et c’est pour ces exploitants une véritable solution pour les périodes de récoltes. »
Plutôt que de recourir à des saisonniers ou à des entreprises de travaux agricoles, les paysans font appel à leurs collègues qui ont souvent l’avantage de connaître la ferme sur laquelle ils sont appelés en renfort. « Une banque de travail permet de trouver plus facilement dans l’année d’autres moments pour « rendre » ce qui a été fait par quelqu’un. Cela permet, par exemple, aux personnes qui sont en vente directe de trouver de l’entraide au delà de ceux qui sont sur le même créneau qu’eux », remarque Véronique Lucas. Elle observe que les banques de travail se créent souvent dans le cadre d’opérations très précises, comme la production de semences de maïs dans le Sud-Ouest ou de chanvre en Champagne-Ardennes. « Dans ces productions, il y a des chantiers qui impliquent à un moment donné une grande densité d’échanges de services. Comptabiliser permet de se sentir plus à l’aise et d’être sûr de ne pas flouer un autre. »
« La banque de travail favorise la diffusion des pratiques »
La banque d’entraide se révèle aussi être un lieu d’échanges entre paysans sur leurs pratiques et leurs systèmes de production. Chacun fait bénéficier l’autre de ses compétences et de ses connaissances. « La banque de travail donne l’opportunité de s’échanger du matériel spécifique lié à ces pratiques, pour "l’essayer", mais sans pour autant subir l’investissement économique », remarque Paul-Adrien Vasse. « Cela permet d’avoir accès à un panel d’outils assez larges et de commencer par faire un test sur un bout de parcelle. » Il cite le cas d’une banque de travail dont l’une des fermes se distingue par sa certification en agriculture biologique. Pour éviter le désherbant chimique, les autres fermes ont pu essayer le désherbage mécanique à l’aide de la herse étrille.
La banque de travail tendrait-elle à une amélioration des pratiques ? « J’ai en tête l’exemple d’une banque de travail dans les Deux-Sèvres réunissant cinq fermes. Une seule au départ était en bio, elles sont désormais trois. La banque de travail favorise la diffusion des pratiques. Mais cela peut aller dans un sens comme dans l’autre », nuance la sociologue, évoquant le cas du robot-traite qui se diffuse d’autant plus à partir du moment où une personne commence à en utiliser un. « C’est pour moi une organisation collective qui permet de mutualiser des bras, du matériel et du temps, et demain ça peut amener d’autres projets de collaboration, souligne Christelle, paysanne dans le Rhône. Tu te rends compte qu’untel ou untel a cet outil. Il y a plein de choses qui peuvent émerger. »
Un bon moyen de rompre l’isolement
L’un des premiers apports de la banque d’entraide est incontestablement les rencontres qu’elle favorise entre paysans. « Les gens mettent de la convivialité autour des réunions de soldes des banques de travail. Ils tiennent beaucoup à ce repas », souligne Véronique Lucas. « Dans un contexte de grand isolement social d’une partie du monde agricole, de grande incertitude économique, de variabilité climatique, avoir des moments où l’on se retrouve, où l’on se réconforte entre pairs, c’est très précieux. »
« Dans le cadre de la banque d’entraide, tu fais confiance. Tu ne vas pas contrôler le tracteur par exemple quand ton collègue le ramène », appuie Philippe. « Cela participe au fait de travailler ensemble, à ne pas rester seul dans son coin. » « Tu sais que si un jour tu es dans la panade, tu peux aller voir ton collègue et lui demander un coup de main », abonde Christelle. « Cela crée un maillage sur le territoire où tu exerces : tu apprends à te connaître un peu plus. Les paysans deviennent des "collègues". C’est un peu plus que des relations de travail. »
Manque de visibilité
On trouve aujourd’hui des banques d’entraide qui reflètent toute la diversité des pratiques agricoles. Certains les mettent en place au sein de modèles très productivistes, d’autres reprennent ce dispositif via des espaces-test qui promeuvent la coopération entre des agriculteurs qui s’installent. Selon Véronique Lucas, elles restent toutefois une expérience minoritaire par rapport à la diversité d’expériences d’entraide informelle qui jalonnent le milieu agricole.
Non déclarées ni recensées, les banques de travail font aujourd’hui partie des phénomènes complètement invisibles dans le paysage agricole. « C’est un gros problème, dans un contexte où l’organisation collective devient cruciale pour assurer les conditions de la transition agroécologique », note Véronique Lucas. Ces dernières années, de nombreux GIEE, groupements d’intérêt économique et environnemental, se sont créés, traduisant une volonté collective d’aller vers des pratiques agroécologiques. « Beaucoup d’entre eux ont fait des demandes d’information sur les banques de travail : la mise en œuvre d’un certain nombre de pratiques agroécologiques requiert en effet une charge de travail nécessitant une certaine optimisation. Nous avons besoin de mieux connaître l’existant, pour voir comment nous pourrons nous appuyer dessus. » Ces banques de travail, leur manière d’échanger des services et de mutualiser des moyens, pourraient aussi intéresser, demain, d’autres secteurs que l’agriculture.
Sophie Chapelle
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Photos : L’Atelier Paysan