Résistances

Gaz de schiste : sur les barricades de Pungeşti, en Roumanie

Résistances

par Antoine Simon, David Heller

C’est devenu le cauchemar de la multinationale américaine Chevron. Depuis octobre dernier, les habitants du petit village de Pungeşti, en Roumanie, s’opposent aux travaux d’exploration des gaz de schiste. Antoine Simon et David Heller, de l’ONG Friends of the Earth Europe, étaient sur place le 7 décembre dernier. « Leur périlleux combat illustre le ton de la bataille qui commence à se mener aux quatre coins de l’Europe contre l’expansion européenne de ce nouveau type d’énergie extrême », assurent-ils. Témoignage en images.

Une fois arrivé à Pungeşti vers 10h, après cinq heures de route au nord de Bucarest dans l’est de la Roumanie, nous sommes rapidement arrêtés par le barrage policier contrôlant le moindre accès à la seule route menant jusqu’au village. La police vérifie les papiers de notre conducteur et nous autorise à continuer notre chemin. Nous apprendrons un peu plus tard que nous étions le dernier véhicule à avoir pu accéder au village cette journée-là. Des dizaines de manifestants solidaires venus de toute la Roumanie seront retenues plusieurs heures au niveau du barrage. Premier aperçu de ce quoi à ressemblera les 24 heures qui suivront, entre abus d’autorité, ingérence injustifiée et arbitraire constant des services de police déplacés sur le site.

Nous avons décidé de voyager jusqu’à Pungeşti afin de montrer aux populations locales engagées notre solidarité à l’égard du combat qu’elles mènent contre Chevron et ses projets de développement de gaz de schiste dans la région. Un combat que nous estimons justifié et fondé compte tenu des risques importants entourant cette activité industrielle (impliquant l’usage de la fracturation hydraulique) qui pollue les eaux souterraines que ces communautés rurales – non reliées aux circuits de distribution de l’eau – utilisent pour toutes leurs activités quotidiennes.

« Chevron n’a fait aucune tentative pour engager un débat »

Mi-octobre, une série de manifestations pacifiques des villageois avaient permis de mettre en échec les premières tentatives de Chevron d’accéder au site. Le géant américain s’était alors vu contraint de suspendre ses activités pendant plusieurs semaines et d’admettre l’importance du soutien des populations locales dans de pareils cas. Un campement en face du site a alors été établi par les villageois, il allait vite devenir une base de regroupement pour les opposants à Chevron et à ses projets de développement de gaz de schiste dans la région. Pourtant, aucune tentative de la part de Chevron n’a été faite pour engager un débat ou négocier avec les communautés locales. Début décembre, plusieurs centaines d’hommes de la police anti-émeute roumaine sont venues déloger manu militari les habitants du campement afin de permettre à Chevron de reprendre ses activités.

Alors que nous nous approchons des manifestations importantes organisées ce jour-là, il nous apparait rapidement que Chevron a clairement failli à s’attirer le soutien de la communauté locale. Une foule de plusieurs centaines d’opposants s’est réunie pour l’occasion et plusieurs groupes ont commencé à démonter les barrières métalliques que Chevron avait récemment installées pour délimiter la large surface dont ils avaient fait l’acquisition. Cette action est le symbole fort du refus des opposants de laisser ces opérations industrielles menacer leur vie ainsi que leurs moyens de subsistance.

Face au site, bravant le froid hivernal, les manifestants de tous âges agitent des drapeaux, étendent des bannières, chantent et scandent leur incompréhension et leur colère. Une personne qui vient de quitter son emploi à Bucarest pour rejoindre le campement d’opposants nous raconte : « Quand je serai vieux et que mes enfants me demanderont "Qu’est-ce que tu as fait quand Chevron est arrivé en Roumanie ?" Je ne veux pas leur dire que je n’ai rien fait pour protéger notre eau et nos terres ».

Double-jeu des autorités locales

On comprend facilement le sentiment de trahison et d’injustice largement partagé par toute la communauté et tout le mouvement à l’encontre des autorités censées les représenter mais qui refusent obstinément de les écouter. Le maire du village a permis à Chevron de forer un champ qu’il a acquis dans des circonstances frauduleuses. Il n’est depuis plus le bienvenu dans son village. Le préfet (représentant du gouvernement dans la région) a annulé par deux fois le référendum local qui devait se tenir à ce sujet. Au niveau national, le nouveau premier ministre a été élu en 2012 sur un programme d’opposition forte à l’égard du gaz de schiste ainsi que du projet de mine d’or Rosia Montana… avant d’opérer un demi-tour politique radical une fois élu, se faisant désormais le premier soutien de ces deux projets industriels.

Le symbole le plus marquant de ce conflit avec les autorités de tout niveau reste pourtant la présence constante et étouffante des policiers anti-émeute (Jendarmeria), envoyés dans la région à la façon d’une armée d’occupation. Ce sont ces forces policières qui sont entrées sur la propriété privée où nous nous tenons, afin d’arrêter les manifestants, souvent violemment et de façon aléatoire. Plusieurs dizaines d’opposants sont poursuivies par-delà les collines de la région par des lignes de policiers anti-émeute ultra-équipés, bouclier et bâton à la main. Ceux comme nous qui restent sur le site finissent par se laisser cerner. Pour toujours plus d’arrestations pour le moins musclées et jamais sans fondement véritable, le campement n’empêchant pas l’accès au site de Chevron.

De retour au village, nous nous réunissons dans le seul commerce local, faisant également office de bar. Les informations télévisées nous rapportent que Chevron a annoncé une nouvelle suspension temporaire de ses activités. Un peu plus tard, la police anti-émeute déboule dans le bar, ordonne au tenancier de fermer son commerce. Ceux qui quittent le bar par l’arrière sont arrêtés et violemment transportés dans les fourgons de police.

Des villageois déterminés à poursuivre leur combat

Alors que nous nous tenons à l’extérieur du bar dans le froid, nous, ainsi que plusieurs manifestants venus à Pungeşti par solidarité, recevons l’invitation chaleureuse de quelques villageois à passer la nuit chez eux. C’est un couple de vieux fermiers qui nous accueillent avec générosité et simplicité. L’homme nous explique que cette solidarité à l’intérieur du village n’a cessé de croitre durant les dernières semaines, à mesure que la population se mobilisait contre son ennemi commun.

Le jour suivant, nous nous réveillons en apprenant que Chevron a repris ses activités. La trêve n’aura duré qu’entre le coucher et le lever du soleil. Les villageois se sentent comme assiégés. Alors que nous redescendons vers la route traversant le village, nous croisons tous les cinquante mètres des groupes de policier anti-émeute stationnant ou patrouillant. On compte au moins autant de force de police que de maisons. Partout où nous allons, nous croisons et discutons avec des villageois qui ont été harcelés, arrêtés et/ou molestés par les forces de police ces deux derniers mois. Nous rencontrons notamment un garçon arrêté et battu ce matin-là alors qu’il amenait ses vaches au champ.

Le village est déterminé à continuer son combat. Les villages environnants se préparent eux à le commencer. Chevron semble s’être fait à l’idée que le soutien des populations locales est un objectif perdu. La multinationale gazière et pétrolière se concentre alors plus que jamais sur ses plans d’expansion dans la région pour extraire toujours plus de gaz, au prix d’un environnement dont elle ne semble que bien peu se soucier.

Antoine Simon et David Heller, Friends of the Earth Europe
(Témoignage initialement publié en anglais ici)

Photos : © Antoine Simon