En matière de lutte contre le changement climatique, il y a parfois loin de la coupe aux lèvres. En l’occurrence, il y a surtout loin de la COP au porte-monnaie : tel est l’enseignement d’un rapport publié aujourd’hui par notre Observatoire des multinationales et l’ONG 350.org, à la veille du sommet international pour le climat organisé par Emmanuel Macron ce 12 décembre, date anniversaire de l’Accord de Paris. Un rapport qui risque d’éteindre prématurément les bougies d’anniversaire en recensant de nombreux investissements de l’État français dans les énergies fossiles - celles-là même qu’il convient de bannir et de laisser inexploitées dans le sol [1] afin de contenir le réchauffement climatique en-dessous de 2°C selon l’objectif convenu à la COP 21.
Une contradiction en plein jour, au moment où le « One Planet Summit » se propose de mettre à la table des négociations diplomatiques le sujet du financement de la lutte contre le réchauffement climatique, avec des partenaires bien identifiés : « Au cœur de cette journée, il sera question de la manière dont les acteurs engagés dans la finance publique et privée peuvent innover pour soutenir et accélérer notre lutte commune contre le changement climatique », énonce officiellement le site du ministère de la Transition écologique et solidaire. Le président français se rêvait en héraut du nouveau monde écolo ? Le voici sommé de balayer devant sa propre porte.
De l’État actionnaire à la Caisse des dépôts, la finance publique reste tournée vers les énergies fossiles
Certaines des participations publiques au sein d’entreprises énergétiques encore actives dans les fossiles sont connues de longue date : c’est le cas d’EDF ou d’Engie, dans lesquelles l’État détient des parts significatives, respectivement 84% et 25%. Aussi sa responsabilité est-elle directement engagée lorsque Engie s’apprête à inaugurer une nouvelle centrale à charbon au Maroc, à Safi (voir la cartographie que nous publions parallèlement à cet article). Au total, ce sont près de 1800 entreprises qui sont détenues à titre majoritaire ou minoritaire par l’État, via l’Agence des participations de l’État, pour une valeur comptable de 100 milliards d’euros – un rôle actionnarial qui pourrait être un formidable levier de transition énergétique, s’il n’était pas géré dans une optique purement néolibérale, à courte vue.
C’est une autre institution incontournable qui se trouve ici au cœur de notre enquête : la Caisse des dépôts et consignations (CDC), principal établissement financier public, présentée comme « le bras armé de l’État dans l’économie » [2]. La CDC, qui vient de fêter ses 200 ans [3] est surtout connue pour gérer l’épargne des français – une partie des encours du livret A, du livret « développement durable »... – et héberger des fonds de retraite publics. Mais la CDC est un empire financier beaucoup plus large qui regroupe la Banque publique d’investissement (BPI), filiale à 50%, ainsi qu’un certain nombre d’autres filiales dans des domaines aussi variés que l’assurance (CNP), le transport (Transdev), le tourisme (Compagnie des Alpes) ou La Poste.
Sur ses fonds propres, la CDC détient des participations importantes dans plusieurs grandes entreprises telles que Danone ou Engie. Depuis plusieurs mois, un rapprochement est également opéré avec l’Agence Française de Développement (AFD), en charge de l’aide publique au développement. Au total, on dénombre plus de 1250 entités liées plus ou moins directement à la Caisse des dépôts, véritable agent d’influence des financements publics français. Les observateurs en conviennent : l’institution est impossible à résumer. « Objet insolite », « animal complexe », « couteau-suisse de l’économie française », la Caisse des dépôts et consignations est affublée de tous les surnoms pour traduire l’originalité de son modèle et la diversité de son champ d’action [4].
Quand l’épargne populaire finance le charbon et les parapétrolières
Dans cette large toile, on retrouve les énergies fossiles et polluantes à tous les étages. Que ce soit à travers l’AFD et ses investissement charbon révélés par Mediapart ou bien dans les différents engagements d’Egis, société de conseil et d’ingénierie impliquée dans le pétrole et le gaz, qui constitue une filiale « stratégique » de la CDC, actionnaire à 75%. L’examen du portefeuille d’actions et d’obligations de la Caisse n’est pas pour autant rendu facile, puisque les données ne sont pas rendues publiques. Un choix assumé du côté de la CDC, contactée par Bastamag : « Nous ne communiquons pas la liste de nos engagements financiers, car nous travaillons avec des acteurs privés et il peut y avoir des engagements de confidentialité. » Quid de l’enjeu de transparence à l’égard de cet argent de nature publique ? « C’est une pratique courante, nous sommes dans le monde des affaires », nous est-il répondu. Le Fonds de réserve pour les retraites publie pourtant la liste complète de ses investissements depuis des années, sans que cela ait jamais posé problème.
Les quelques informations en notre possession confirment toutefois la tendance : on soulignera ainsi les 2% de participation dans Engie pour un équivalent de 500 millions d’euro, ou des placements dans des groupes miniers comme Rio Tinto ou Anglo American, producteurs de charbon. Dans son dernier rapport d’activité, la CDC reconnaît d’ailleurs investir en obligations dans des entreprises « dont le chiffre d’affaires issu du charbon thermique est compris entre 20 et 25% » [5]. C’est également le cas pour le pétrole, avec un actionnariat connu dans Shell. « On est très minoritaire dans les portefeuilles des pétrolières », assure-t-on du côté de la CDC, qui fait valoir une décarbonation progressive de son portefeuille d’action : « On défriche, c’est un processus évolutif. »
En charge de gérer l’épargne des comptes réglementés (Livret A, Livret développement durable, Livret d’épargne populaire...), la Caisse des dépôts et consignations possède là un véritable butin : 255 milliards d’encours centralisés en 2014. Cet argent est censé être fléché vers des investissements d’intérêt général : le logement social pour le livret A, les économies d’énergie pour le Livret de développement durable et solidaire, le financement de PME, etc. En réalité, cette épargne est impossible à tracer : les sommes collectées à partir des différents livrets sont mélangés à hauteur de 60% dans un même « fonds d’épargne » centralisé. Une absence de lisibilité déjà dénoncé par le rapport Duquesne en 2012, qui insistait sur le besoin de « mettre en place une traçabilité plus nette des emplois ».
Il n’existe pas davantage de transparence sur les 72 milliards d’euros investis sous forme d’actions et d’obligations par le fonds d’épargne de la CDC : on sait simplement, selon le site officiel, qu’il « dispose d’un portefeuille d’actifs financiers assurant la solidité à long terme de son système unique de transformation garantissant la sécurité et la liquidité de l’épargne qui lui est confiée ». Le fonds d’épargne est présent dans le capital de Vallourec, une parapétrolière, à hauteur de 1,68% (soit environ 34 millions d’euros). Pour le reste, on repassera : ce à quoi est utilisé une épargne censée servir l’intérêt général n’est pas rendu public. On sait néanmoins, à la lecture de son rapport annuel, que la CDC détient des intérêts dans des sociétés du secteur pétrolier et dans des entreprises dont le charbon représenterait plus de 20% du chiffre d’affaires. Pas très compatible avec les objectifs de développement durable vendus aux épargnants…
Des cotisations retraite investies dans des projets qui hypothèquent l’avenir des générations futures
Cette opacité caractérise d’autres fonds gérés par la Caisse des dépôts et consignations. À côté de l’épargne, l’autre grande mission de la CDC consiste à gérer les réserves financières de plusieurs régimes de retraites, couvrant plusieurs millions d’actifs et de retraités en France. À quoi est vraiment utilisé l’argent des réserves de l’Ircantec (cotisations des agents non titulaires de l’Etat ou des collectivités locales) ? Ou de l’Erafp (gestion des compléments de retraite de la Fonction publique), ce dernier affichant même en dessin ses engagements « financer la transition », « vers une économie décarbonée », pour éviter un réchauffement climatique au-delà des 2°C ? Difficile de le savoir tant l’absence d’information règne.
Un seul fonds de retraite se montre totalement transparent sur la question : le Fonds de réserve pour les retraites (FRR). Lancé en 2001, en partie alimenté par les excédents de différentes caisses de retraites, il totalise 36 milliards d’euros à la fin 2016. Ce fonds, hébergé par la CDC, doit garantir la viabilité du système des retraites dans les prochaines années. Mais transparence ne signifie pas exemplarité. L’argent du FRR est notamment placé... dans le pétrole, le charbon, les sables bitumineux, le gaz. Bref, tout ce qui hypothèque l’avenir des futurs retraités, de leurs enfants et petits-enfants.
Total reste l’un de ses placements privilégiés, avec 167 millions d’euros placés. Plus d’1 milliard d’euros d’action et 1,15 milliard d’obligation sont ainsi investis dans des entreprises du secteur. Au total, 11,6% du portefeuille d’actions et 7,69% de celui des obligations du FRR sont consacrés au secteur des énergies fossiles, des proportions quasiment inchangées comparé à il y a trois ans, où l’Observatoire des multinationales et 350.org avaient analysé pour la première fois ses investissements (lire notre article). Pis, le Fonds de réserve des retraites reste investi dans des acteurs majeurs du charbon, à la fois dans l’extraction (Anglo American, BHP, Glencore) et dans des centrales électriques (Marubeni, RWE).
Tout cotisant contribue donc, bien malgré lui, à financer en partie des projets aussi contestés que la mine de charbon d’Hambach en Allemagne (le FRR a souscrit pour près de 12 millions d’euros d’obligation dans RWE), les oléoducs de pétrole de schiste aux États-Unis (14 millions d’obligation dans Energy Transfer Partners pour le projet Dakota Access Pipeline), les sables bitumineux au Canada (2 millions d’euros en action et 19 millions en obligation dans Kinder Morgan pour le projet Trans Mountain), ou bien encore l’exploitation pétrolière offshore en Arctique (3 millions d’actions et 39 millions d’obligation dans Eni). Voir à ce sujet le panorama que nous publions en parallèle, qui recense une douzaine de projets fossiles financés par de l’argent public français – dans la plupart des cas, on y retrouve un financement du Fonds de réserve pour les retraites.
Les banques publiques, pires que les banques privées ?
Parmi ses multiples ramifications, la Caisse des dépôts et consignations compte un autre outil essentiel de financement : la Banque publique d’investissement (BPI), structure entièrement publique dont elle partage l’actionnariat avec l’État (50% chacun). Créée il y a quatre ans pour « servir l’avenir » et soutenir économiquement les entreprises françaises, elle continue pourtant de participer aux énergies du passé. Elle détient des participations importantes dans trois grandes entreprises parapétrolières : 5,29 % dans TechnipFMC représentant plus de 600 millions d’euros, 15,81% dans Vallourec pour 320 millions d’euros et 9,35% dans CGG Veritas, soit environ 8 millions d’euros à la valeur actuelle – en crise – de cette entreprise cotée sur Euronext Paris et spécialisée dans la haute-technologie du sous-sol (imagerie et interprétation des gisements d’hydrocarbures).
C’est donc près d’un milliard d’euros qui est aujourd’hui investi par la BPI dans le secteur du pétrole, soit plus de 5% de son portefeuille de fonds directs (19 milliards d’euros en janvier 2016). C’est peu dire qu’un projet aussi symbolique que celui de Yamal LNG – gigantesque centre de production de gaz naturel liquéfié au nord-ouest de la Sibérie, présenté comme la « plus grande usine modulaire du monde » – est soutenu par l’État français : Total y est associée au groupe russe Novatek, tandis que le projet fera intervenir TechnipFMC pour la réalisation de l’usine de liquéfaction, ainsi que Vallourec et quelques autres entreprises dans lesquelles la BPI a des participations.
Dans ce sombre tableau, une dernière structure ne saurait être oubliée : la Banque postale. Banque publique, filiale à 100% du groupe La Poste dont les actionnaires sont l’État (73,68%) et la CDC (26,32%), la Banque Postale est un adepte du charbon, « le 11e plus gros investisseur français dans le charbon – le 1er étant l’assureur Axa – juste devant… le Fonds de réserve des retraites, en 12e position », selon les calculs de Lucie Pinson, chargée de campagne Finance aux Amis de la Terre. L’ONG française a commandité il y a quelques mois une recherche financière au cabinet néerlandais Profundo, qui a révélé un certain nombre d’investissement dans des entreprises directement impliquées dans le charbon. Parmi elles, l’allemande Uniper, une scission d’E.On spécialisée dans le charbon, le français Engie, l’allemand RWE, ou différentes sociétés japonaises. Certes, les participations restent minimes, n’excédant pas 0,11% au capital d’Engie (pour environ 30 millions d’euros). La Banque Postale n’en accuse pas moins un vrai retard sur l’enjeu climatique : « C’est la seule banque française qui n’a pris aucun engagement sur le sujet, poursuit Lucie Pinson. En matière de désinvestissement, elle se situe loin derrière les banques privées les plus critiquées pour leur participation aux fossiles… C’est pour le moins regrettable, venant d’une banque publique. »
Une « finance verte » très opaque
Tout cela n’empêche pas la CDC de surfer sur la vague de la lutte contre le réchauffement climatique, multipliant les annonces et se targuant d’être pionnière sur les instruments financiers « climato-compatibles » tels que les obligations vertes. Un discours que le travail d’enquête de l’Observatoire des multinationales et 350.org contribue à déconstruire, malgré un double obstacle : d’une part, un grand nombre de données sur ces investissements reste pour l’heure inaccessible. L’argent concerné a beau être public, il ne donne manifestement pas droit à une information qui en soit tout autant publique. D’autre part, l’éparpillement des structures et la diversité des fonds gérés par la CDC rendent difficilement lisible une vision globale de ses engagements dans les énergies fossiles. Diviser pour mieux divertir : la stratégie fonctionne à plein et continue de protéger un petit coffre-fort où se cachent encore bien des actifs polluants.
Il est trop tôt pour en imputer la responsabilité politique à Emmanuel Macron, qui hérite d’un système du passé. Mais ignorer cette réalité serait autrement plus délicat : le choix d’écarter Pierre-René Lemas de la direction de l’institution avant la fin de son mandat en 2019 peut-il être lu comme une volonté de changement ? Rien ne l’indique particulièrement dans le pedigree d’Eric Lombard, ni dans sa nomination tardive par Emmanuel Macron, après près de trois mois de tergiversations quant à la succession. Le nouvel homme fort de la CDC, ancien patron des assurances Generali France, est présenté par Le Monde comme un pilier des Gracques, « ce think tank aux valeurs sociales libérales ». Qui annonce une feuille de route lui donnant mission de faire « évoluer [les] participations » de la Caisse des dépôts et consignations. Il sait lesquelles abandonner s’il ambitionne vraiment de « servir l’avenir ».
Barnabé Binctin (avec Olivier Petitjean)
NB. Cet article a été amendé le lundi 11 décembre à 14 heures pour ajouter les réactions de la Caisse des dépôts et consignations.
Photo : CC State Farm
– Découvrir L’Observatoire des multinationales