Photos (© Iyad El-Baba) : bombardements au phosphore blanc de l’école de l’UNWRA (administrée par les agences de l’Onu), à Beit Lahia, Gaza. L’attaque israélienne a tué deux enfants et mutilé leur mère et blessé des dizaines de personnes (y compris des enfants). Tous ceux qui ont respiré la fumée blanche chargée de particules toxiques vont en souffrir à plus long terme.
Les médias internationaux ont mis un certain temps pour témoigner de ce qu’un œil relativement concerné par les questions militaires a discerné dès le début des bombardements. Les avions de chasse, les hélicoptères et autres vecteurs vendus par les Etats-Unis et employés par Tsahal ont utilisé des munitions avec du phosphore blanc. Blindés et artilleurs ont suivi lors de l’attaque terrestre, infligeant aux populations de la bande de Gaza, l’une des zones les plus densément peuplée du monde, un déluge de matières hyper actives qui s’oxydent et s’enflamment au contact de l’air en dégageant une forte odeur d’ail.
L’usage de ce type d’arme est dévastateur. Les particules incandescentes de phosphore blanc – encore « affectueusement » appelé Willy Pete [1] par les soldats britanniques lors de la seconde guerre mondiale et US au Viêt-Nam – pénètrent profondément dans la peau, jusqu’à faire fondre l’épiderme, les chairs et les os. Le phosphore blanc cause des brûlures chimiques multiples qui peuvent continuer à brûler dans le corps, même en l’absence d’oxygène extérieur. « Généralement, lorsqu’un patient présente une brûlure, on sait la soigner, et surtout il n’y a pas de détérioration, raconte le docteur Nafez Abou Shaaban, chef du service des brûlés à l’hôpital Shifa. Là, non seulement c’était impossible, mais en plus la plaie s’élargissait de plus en plus et, après quelques heures, de la fumée blanche s’en échappait. La seule solution que nous avions, était d’amener le plus rapidement possible le patient en salle d’opération » [2]. Ces brûlures sont souvent au deuxième et troisième degré.
« De la fumée sortait de son corps »
Ce qu’il y a d’encore plus sournois avec ces armes, c’est que les particules de phosphore blanc se fixent sur les habits en gardant leurs capacités de destruction. Ainsi quant une première victime est touchée, il est commun que ses proches se trouvent à leur tour brûlés en tentant de lui venir en aide et en saisissant ou touchant simplement ses vêtements [3].
Au regard de ce descriptif clinique, les populations palestiniennes ont vécu le calvaire des bombardements auquel s’est ajouté le drame du phosphore blanc : des femmes, des enfants et des dizaines d’autres civils qui brûlent sans que leurs proches puissent efficacement leur porter secours, car il est rare que ces populations soient au fait des caractéristiques de cette arme.
Pourquoi Israël a donc utilisé ces armes ? Pour quel avantage opérationnel ? Et ce, au mépris du droit international humanitaire ? Un expert militaire israélien avance l’argument le plus souvent utilisé par les états-majors US, britannique et israélien – coutumiers du recours au phosphore blanc : « Ces explosions sont d’aspect extraordinaire, et elles produisent énormément de poussière qui aveugle l’ennemi en vue de permettre à nos forces d’avancer » [4].
« Secouer et faire cuire »
L’autre argument qu’avancent très régulièrement les militaires est celui d’éclairer les positions adverses pour mieux les atteindre. Dans l’obscurité, en explosant, les munitions de phosphore blanc dégagent une intense lumière blanche. Cet avantage opérationnel est à pondérer, voire à contester. Il existe d’autres types d’armes qui permettent soit d’éclairer ou d’assombrir des positions sans de telles conséquences sur les populations civiles. De plus, aujourd’hui toutes forces armées modernes disposent de très nombreux dispositifs de vision nocturne (infrarouge, amplificateur de lumière…). Surtout, comment un avantage opérationnel peut-il justifier l’usage de telles armes dans des zones aussi densément peuplées ? D’autant plus que le droit international humanitaire impose de proportionner l’usage d’armes ou de techniques de guerre en fonction des buts à atteindre et des risques qu’elles font courir aux populations civiles.
L’intérêt tactique réel est à chercher ailleurs, dans les commentaires qui ont suivi l’attaque et le massacre de Falloujah par la 1re force expéditionnaire des marines US, du 8 au 20 novembre 2004 dans le très « réputé » magazine Field Artillery : « Le phosphore blanc s’est révélé être des munitions efficaces et polyvalentes. Nous l’avons utilisé (…) plus tard durant les combats, comme une puissante arme psychologique contre les insurgés dans les lignes de tranchée et les tunnels lorsque nous ne pouvions pas agir avec des munitions explosives. C’était des missions “Secouer et faire cuire” [5] contre les insurgés, avec usage de phosphore blanc pour les débusquer et des munitions explosives pour les éliminer. » [6]. Ceci nous indique trois choses essentielles.
Ce que recherchent les armées US et israéliennes sont les effets particulier du phosphore blanc : sa grande capacité de destruction matérielle et, surtout, ses effets psychologiques considérables sur les populations civiles comme sur les forces combattantes. Il convient de terroriser l’ennemi, qu’il s’agisse des forces combattantes comme des populations civiles sensées les soutenir explicitement ou implicitement. C’est la continuité d’une doctrine militaire US – adoptée par les forces armées israélienne – plus générale : Shock and awe, littéralement choc et effroi [7].
Grozny, Falloujah, Beyrouth, Gaza…
L’attaque israélienne sur Gaza a ainsi fait réagir le général italien Fabio Mini, ancien chef d’état-major de l’Otan pour les pays du sud de la Méditerranée et commandant des forces du maintien de la paix au Kosovo : « En Tchétchénie, en Afghanistan, au Liban et tout récemment à Gaza, la stratégie délibérée de frapper les civils pour affaiblir le soutien de la population aux insurgés, aux rebelles et auxdits terroristes est une autre régression, qui nous ramène aux guerres contre-révolutionnaires – qui, du reste, ont toujours abouti à la victoire des rebelles – et aux exactions du temps des occupations coloniales. Le recours à la propagande pour justifier et dissimuler ces régressions a des airs de déjà-vu. Les noms et les méthodes ont changé mais les effets sont toujours les mêmes. La guerre psychologique visant à démontrer que les civils ne font pas partie de nos objectifs mais sont les victimes de l’adversaire qui s’en sert comme boucliers n’a pas changé depuis des millénaires, et c’est pourquoi l’ennemi a toujours été un scélérat. » [8]
Cela n’est en rien nouveau. Les forces armées coloniales reproduisent les mêmes méthodes opérationnelles, issues des mêmes doctrines tactiques. C’est aussi vieux que la guerre elle-même. Ce qui a marché pour écraser la résistance des peuples ici sera reproduit là. Les méthodes contre-insurrectionnelles mises en oeuvre par l’armée française en Indochine et en Algérie sont encore enseignées dans les écoles de guerre de par le monde [9]. L’armée US s’en inspire encore largement. Il en est de même pour les méthodes mises en oeuvre par l’armée coloniale britannique en Malaisie, mais aussi pour celles expérimentées par l’armée russe contre les tchétchènes [10] et celles développées par l’armée israélienne contre la résistance palestinienne et libanaise. Les Etats-Unis ont ainsi répliqué sur les terrains irakien comme afghan les doctrines et méthodes de Tsahal, qui à son tour utilise ces méthodes US « mises à jour » dans les territoires occupés et au Liban [11]. La boucle est bouclée.
80% des victimes de guerre sont des civils
Saddam Hussein utilisa lui aussi des bombes à phosphore blanc contre son propre peuple (plus particulièrement les kurdes) aux plus sombres heures de son règne. Bégaiement de l’histoire au détriment du peuple irakien : les troupes US firent de même durant leur occupation de l’Irak. Utilisant contre le peuple qu’elles étaient sensées libérer les mêmes armes que le dictateur qui l’opprimait. En décembre 1994, en Tchétchénie, durant les combats dans Grozny, les mortiers des forces russes firent fondre sur cette ville martyre un déluge de feu de phosphore blanc et rouge. Quant à Israël, l’état Hébreux n’en est pas à son premier usage de cette terrible arme. Tsahal fit à deux reprises usage de phosphore blanc au Liban : durant le siège de Beyrouth en 1982 et lors de son agression de 2006. Et aujourd’hui Gaza. L’impérialisme souffre de mimétisme militaire et politique.
Le dernier enseignement lié à l’emploi de minutions au phosphore se situe à un échelon global et concerne l’évolution générale des conflits « modernes ». Cette évolution s’inscrit dans le cadre de l’explosion de ce que l’on qualifie (excessivement) de conflits asymétriques. Malgré ce que tente de nous faire croire la propagande militaire, vantant ses armes de haute précision chirurgicale, les nouvelles guerres sont effroyablement meurtrières… pour les civils.
C’est ainsi qu’en 1999, dans son livre New & Old wars, Mary Kaldor, directrice du Centre for the Study of Global Governance (London School of Economics and Political Science), avançait déjà : « Essentiellement, ce qui était considéré comme des effets collatéraux indésirables et illégitimes des anciennes guerres sont devenus le principal mode de combat des nouvelles guerres. (…). Le modèle de violence des nouveaux types de guerre est confirmé par les statistiques des nouvelles guerres. La tendance à éviter les confrontations et à diriger la majeure partie de la violence contre les civils est démontrée par la croissance dramatique du ratio de civils dans les victimes militaires. Au commencement du 20e siècle, 85-90% des victimes de guerre étaient des militaires. Durant la Seconde guerre mondiale, près de la moitié des morts étaient des civils. A la fin des années 1990, les proportions d’il y a cent ans se sont presque exactement inversées, et de nos jours près de 80% de toutes les victimes de guerre sont des civils. »
Une analyse partagée par le général italien Fabio Mini : « La réalité, c’est que les victimes civiles, au mépris de toutes les règles du droit international, des codes militaires et des usages de la guerre, sont redevenues le véritable objectif des guerres. On est revenu à la destruction "structurelle" de la Seconde guerre mondiale, avec ses tapis de bombes, et du Vietnam avec le napalm. »
Une arme chimique ou « seulement » incendiaire ?
Que dit le droit international et que peut-il nous permettre de faire face à des tels actes ? Le droit en la matière est principalement régi par la Convention sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi de certaines armes classiques « qui peuvent être considérées comme produisant des effets traumatiques excessifs ou comme frappant sans discrimination », signée le 10 octobre 1980 et entrée en vigueur le 2 décembre 1983. A cette convention est adossé le Protocole III sur l’interdiction ou la limitation de l’emploi des « arme incendiaire », qui détermine le régime du droit en matière d’utilisation de phosphore blanc. Et bien, le droit, comme il est coutume dans ce genre de situation, porte à controverse.
Tout d’abord, il est difficilement concevable que le droit international qualifie les armes au phosphore blanc d’armes incendiaires et non d’armes chimiques, l’utilisation des premières jouissant d’un régime juridique moins strict que les secondes. Lorsque l’on constate les effets décrits plus haut, il est difficilement concevable de considérer ces armes comme n’appartenant pas à la catégorie des armes chimiques. D’autant plus que la définition de ce qu’est une arme chimique selon la Convention sur l’Interdiction des Armes Chimiques (CIAC), du 13 janvier 1993, correspond parfaitement aux armes au phosphore blanc [12]. C’est bien dans ce sens que les Etats-Unis – ainsi que d’autres pays européens – ont condamné l’emploi par Saddam Hussein d’ « armes chimiques » contre son peuple, en parlant de phosphore blanc [13].
Autres éléments objectifs, Israël – à l’instar des Etats-Unis – n’a pas signé le Protocole III. Mais même cette convention présente des dispositions trop restrictives. Elle interdit l’utilisation des armes incendiaires contre des civils ou contre des cibles militaires situées à l’intérieur de concentrations civiles. Restriction importante, le texte ne couvre que les armes utilisées intentionnellement pour incendier une cible mais pas celles qui les enflamment de manière collatérale. Ainsi, aux termes du Protocole, les dispositifs utilisant du phosphore blanc pour ses propriétés fumigènes ou éclairantes peuvent être utilisées.
Tsahal s’est engouffrée dans cette brèche du droit international humanitaire. Ainsi l’armée israélienne assure que l’utilisation de ses armes « s’exerce dans le cadre des frontières légales du droit international ». Et Mark Regev, porte-parole du Premier ministre Ehud Olmert, de préciser à l’AFP : « Ces munitions utilisées par Israël sont similaires si ce n’est identiques à celles utilisées par toutes les démocraties occidentales, y compris les états membres de l’OTAN ». Nous tombons ici dans la subjectivité de l’interprétation du droit international. Il est établi que les munitions au phosphore blanc ont été utilisées dans une zone extrêmement densifiée ; il est également établi que, à maintes reprises, l’armée israélienne a volontairement visé des bâtiments civils (écoles, hôpitaux, habitations…) sous prétexte que des tirs ennemis émanaient de leur immédiate proximité. Comment peut-on alors considérer que Tsahal n’a pas intentionnellement utilisé ces armes ?
L’organisation humanitaire Human Rights Watch estime de son côté que le droit international coutumier, au sens défini par la Cour international de Justice [14], interdit bel et bien l’utilisation des armes au phosphore blanc dans un endroit aussi densément peuplé que la bande de Gaza.
Israël et ses soldats sont confrontés à des demandes de poursuites pour crimes de guerres qui émanent d’individus ou d’organisations non gouvernementales. Il paraît évident que l’usage intentionnel, disproportionné et inconsidéré du phosphore blanc contre des populations civiles de Gaza relève de cette qualification juridique. Il revient désormais aux Etats et autres organisations internationales, ainsi qu’aux instances judiciaires internationales de relever deux défis majeurs : faire évoluer le droit international humanitaire au moins aussi vite qu’évoluent les doctrines et pratiques militaires et, traiter l’Etat d’Israël comme tout autre état dans le monde.
Eros Sana, juriste et porte-parole de la Zone d’Ecologie Populaire (ZEP).