Basta! : Sur les 17 questions relatives à la transition écologique, une majorité a trait aux comportements individuels. Par exemple, cette question : « Qu’est-ce qui pourrait vous inciter à changer vos comportements comme par exemple mieux entretenir et régler votre chauffage, modifier votre manière de conduire ou renoncer à prendre votre véhicule pour de très petites distances ? ». Qu’incarne selon vous une telle approche ?
Amy Dahan [1] : Depuis son accession au pouvoir il y a dix-huit mois, Emmanuel Macron n’a proposé aucune vision de la transition écologique. Il y a d’abord eu un sentiment positif autour du « Make our planet great again » lancé en juillet 2017 en réaction à la position de Donald Trump de faire sortir les États-Unis de l’accord de Paris. Cela a été suivi par la convocation du sommet sur la finance verte en décembre 2017. Mais nous en sommes restés à un spectacle de communication.
Nicolas Hulot n’a d’ailleurs pas davantage réussi à dégager une vision. Ce qui s’est exprimé avec ce gouvernement, c’est l’accentuation d’un certain nombre de mesures pour l’économie, les grandes entreprises, la lutte contre le chômage... dans une perspective très libérale. C’est un problème ! Aujourd’hui, les questions du grand débat national sont posées dans un cadre extrêmement individuel, alors même que c’est une grande transformation à la fois matérielle et sociétale qui devrait être à l’ordre du jour. Face à la dégradation du climat et la course de vitesse dans laquelle nous sommes engagés, le gouvernement ne propose absolument rien à propos de cette transformation.
A l’aune du changement climatique, est-il important de traiter de la question des modes de vie ?
La question individuelle reste un volet à traiter. Il faudra certainement des transformations des modes de vie dans le domaine de l’alimentation, des transports, de la consommation, du gaspillage, etc... Mais les modes de vie sont aussi déterminés par le cadre général des infrastructures que propose la société, et l’évolution des valeurs culturelles mises en avant par la société et le pouvoir. Avec ce questionnaire, on entre par la petite porte en demandant si l’on est ou non d’accord pour isoler son logement ou faire du covoiturage. Or, ce qui peut sembler être de « petites choses » ne sont pas négligeables dans un contexte où le sentiment d’injustice sociale, très largement justifié, est exacerbé. La transition écologique ne pourra pas fonctionner dans ces conditions. On ne peut pas convaincre des gens de s’endetter pour isoler leur logement, alors même qu’ils ont déjà des difficultés à boucler leur fin de mois et un sentiment de perdre en niveau de vie.
La taxe carbone, qui a été motrice dans la mobilisation initiale des gilets jaunes, ressort de la manière suivante dans le questionnaire : « Pensez-vous que les taxes sur le diesel et sur l’essence peuvent permettre de modifier les comportements des utilisateurs ? A quoi ces recettes doivent-elles avant tout servir ? ». Est-il encore possible selon vous de mettre en place une fiscalité écologique qui soit juste socialement ?
La taxe carbone est aujourd’hui rejetée par une fraction des classes populaires qui la trouve totalement injuste, en particulier les gens qui utilisent beaucoup leur voiture et n’ont pas d’autres moyens pour se déplacer. Dans un premier temps, vu le manque d’explications et d’acceptabilité, cette taxe ne peut pas être l’entrée privilégiée de la transition écologique. Néanmoins, taxer l’utilisation du pétrole, du diesel et des carburants fossiles est quelque chose dont on ne pourra pas se passer dans les années à venir. C’est une mesure incontournable si l’on veut agir contre le changement climatique et réduire les émissions – même si ce n’est pas la seule. Ce qui n’est pas acceptable en revanche, c’est que la fiscalité écologique soit très largement supportée par les ménages modestes, tandis que les grandes entreprises polluantes ou les utilisateurs de kérosène restent largement exonérés.
Le gouvernement a par ailleurs commis une énorme erreur en disant qu’il allouait l’argent de cette taxe à autre chose que le financement de la transition écologique. C’est contre-productif, et ça ne peut pas rendre le projet de taxe carbone acceptable socialement. Je ne dis pas que c’est simple d’associer une transition socialement juste et des objectifs réels de lutte contre le changement climatique, mais il faut le faire, c’est indispensable.
Les entreprises sont mentionnées à trois reprises dans ce questionnaire : deux fois pour rappeler qu’elles ont mis en place des dispositifs pour accompagner les Français – sans préciser lesquels – et une fois pour proposer qu’elles bénéficient de financements pour encourager la transition écologique. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Ce qui doit nous préoccuper, ce sont certains processus industriels, et le secteur du bâtiment qui sont très lourdement émetteurs. En France nous avons des centrales nucléaires vieillissantes et il va falloir penser la transition. Or, cet aspect ne fait pas partie du débat national. Le gouvernement considère que le débat énergétique est clos, bien que les objectifs affichés dans le cadre de la programmation pluriannuelle de l’énergie demeurent assez flous du point de vue des échéances.
Autre exemple : il n’y a pas en France de plan concernant les batteries électriques alors même que le gouvernement préconise la conversion des véhicules et transports à l’électrique. On continuerait donc à acheter nos batteries électriques auprès de la Chine, ce qui n’a pas de sens ! De même, des projets éoliens offshore ont été abandonnés en France sans le moindre débat, en dépit du potentiel de cette énergie et de son développement massif par tous les pays d’Europe du Nord.
Regardez les industries des technologies numériques (les Gafam : Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) : malgré les apparences, elles sont très polluantes. Les plateformes de traitement des données consomment énormément d’énergie et fabriquent beaucoup de chaleur. Il faut les contraindre à ce que l’énergie thermique émise puisse être récupérée et réutilisée. Sans parler du cycle de vie des téléphones et autres objets électroniques… C’est un scandale que ces entreprises, qui réalisent des bénéfices énormes, paient aussi peu d’impôts. Elles se disent favorables à la transition écologique et énergétique, elles parviennent à faire passer le capitalisme californien pour « green » et « moderne »... Pourtant, en faisant de l’évitement fiscal, elles soustraient l’argent nécessaire à la transition écologique et à la dé-carbonisation réelle de l’économie.
Selon vous, le climat doit être gouverné à toutes les échelles [2]. Les débats locaux peuvent-ils permettre des avancées concrètes ?
Effectivement, il ne faut pas tout attendre des accords internationaux. Il faut revenir à des échelles nationales, régionales, des villes... pour que tout le monde s’engage. J’y crois d’autant plus aujourd’hui que nous avons obtenu un accord international à Paris il y a trois ans et que, finalement, pas grand chose ne bouge depuis. Les émissions augmentent, le changement climatique s’accélère, et nous ne sommes pas à la hauteur du défi. Or les transformations sont aussi matérielles. Nous avons à changer. Ce n’est pas évident d’en avoir conscience et ça ne s’improvise pas. Le grand débat peut être l’occasion pour les gens de comprendre les intérêts en jeu, leurs horizons, leurs alliés... Il faut faire preuve de pédagogie auprès de populations qui considèrent la question écologique comme secondaire dans leur agenda, montrer les limites ou contradictions de certaines revendications. A titre personnel, je vais dans les débats et je développe ces idées-là.
Mais comment débattre, alors même que nombre de questions posées proposent une seule réponse possible, évacuant totalement la complexité des interactions ? A titre d’exemple, la première question consiste à identifier « le problème concret le plus important dans le domaine de l’environnement », et à choisir, avec une seule réponse possible, entre « pollution de l’air », « érosion du littoral », « dérèglements climatique » et « disparition de certaines espèces »... Les questions sont biaisées, non ?
Vous avez raison. Le gouvernement réduit la complexité de la question environnementale à des choix binaires. C’est absolument insupportable et il faut en montrer l’inanité. Mais à mon sens, il faut quand même se rendre à ce grand débat qui peut être – si l’on est optimiste – un premier pas vers quelque chose. Ne pas y aller ne nous fera pas non plus avancer. L’apprentissage de la complexité, de la discussion dans les classes populaires et moyennes, doit s’appréhender. Je ne vis pas près des ronds-points et il y a sans doute plein de choses que je ne perçois pas. Apprenons les uns des autres, et à nous confronter à des personnes qui ne sont pas convaincues. Une chose est certaine : quelle que soit la qualité du débat à laquelle nous pourrions parvenir, la question de la transition écologique ne sera pas réglée dans deux mois.
Propos recueillis par Sophie Chapelle
Photo : CC FlickR.