Donald Trump entrera donc à la Maison Blanche en janvier 2017. Paradoxe du système électoral états-unien, où c’est la majorité même très courte par Etat qui compte, le candidat républicain l’emporte avec une minorité de voix, 100 000 suffrages de moins qu’Hillary Clinton, sur environ 122 millions de votants. Les zones urbaines des côtes Ouest et Nord-Est du pays ont, sans surprise, accordé une large avance à la candidate démocrate : plus de 60 % en Californie, État le plus peuplé, plus de 58 % dans l’État de New York… Au contraire des États ruraux, et peu industrialisés, des plaines du Middle West, dont certains ont plébiscité Trump. Clinton a, elle, perdu de justesse dans quelques États pourtant traditionnellement démocrates, comme le Michigan, la Pennsylvanie ou le Wisconsin. Elle y est battue à chaque fois d’à peine quelques milliers de voix.
À se demander si Trump, malgré le rejet et les controverses qu’il a suscités, y compris dans son propre camp, ne doit pas d’abord sa victoire à l’impopularité et l’aversion à l’encontre d’Hillary Clinton et du « système » qu’elle incarne. Le « District of Columbia », autour de la capitale Washington, siège du pouvoir fédéral et symbole des « élites » institutionnelles, n’a-t-il pas voté à 93 % pour Clinton, en total décalage avec une grande partie du pays ? A l’opposé, la Virginie occidentale, État le plus pauvre du pays, a voté à près de 70 % pour Trump.
La misogynie de Donald Trump, accusé de plusieurs agressions sexuelles, n’a pas rebuté celles et ceux qui envisageaient de voter pour lui. Sa xénophobie – l’homme a qualifié les immigrants mexicains de « criminels », de « trafiquants de drogue » et de « violeurs », il est soutenu par les groupes suprémacistes blancs, racistes et antisémites, héritiers du Ku Klux Klan, et a proposé d’interdire l’accès aux États-Unis pour les musulmans – n’a pas davantage empêché son élection. Cela n’a pas non plus convaincu nombre de votants potentiels d’aller soutenir Hillary Clinton. L’abstention a d’ailleurs progressé comparé aux scrutins précédents, en particulier dans plusieurs États démocrates. Plus de 55 % – un électeur sur deux – ne s’est pas déplacé. Les ménages américains populaires, gagnant moins de 30 000 dollars par an, avaient largement voté en faveur de Barack Obama quatre ans plus tôt (à 63%). Hillary Clinton n’a pas réussi à les mobiliser.
Trump, pur produit du capitalisme néolibéral
« Nous pensions que cette nation, qui était loin d’avoir dépassé les préjugés raciaux et misogynes, était devenue beaucoup plus tolérante et ouverte. Nous pensions que la grande majorité des Américains partageaient les valeurs démocratiques et l’État de droit. Il s’avère que nous avions tort », confie l’économiste de gauche Paul Krugman, prix Nobel en 2008.
Il n’y a pas que la défense des valeurs politiques libérales – l’ouverture et la tolérance vis-à-vis de l’autre, l’égalité des droits pour les femmes, les communautés noires ou latinos, les homosexuels – qui se joue. Mais également la question du néolibéralisme économique. Trump veut renégocier les traités de libre-échange, en particulier l’Alena et le traité trans-Pacifique. Ces deux accords commerciaux sont critiqués pour avoir favorisé la désindustrialisation des États-Unis et le chômage qui l’accompagne. Le premier a été négocié pendant le mandat de Bill Clinton, le second sous celui de Barack Obama.
Trump dit vouloir réguler Wall Street et ses spéculations financières, en imposant davantage les traders et les fonds d’investissement, en voulant notamment séparer banques d’affaires qui spéculent sur les marchés et banques commerciales qui gèrent les comptes des particuliers et des entreprises. Cette séparation existait jusqu’en 1999 avant d’être définitivement abolie par… Bill Clinton. Cette dérégulation a en partie conduit à la crise financière de 2008, qui a elle-même provoqué une augmentation sans précédent de la pauvreté.
Trump s’oppose au contraire à toute régulation écologique, estimant même que « le concept de réchauffement climatique a été créé par et pour les Chinois pour rendre l’industrie états-unienne non compétitive » [1]. Le futur président s’est d’ailleurs engagé à « sauver l’industrie du charbon ». Et défend une « indépendance énergétique américaine » en relançant les grands projets pétroliers tout en renégociant les contrats pour rendre « l’Amérique de nouveau riche ». Pour les ouvriers frappés par la désindustrialisation, privés de perspectives concrètes d’emplois liés à une hypothétique transition énergétique, ce type d’arguments peut faire sens.
Trump, milliardaire qui doit sa fortune à l’immobilier, n’en est pas moins un pur produit du capitalisme néolibéral, soutenu par les milieux d’affaires des secteurs de l’énergie, de la grande distribution ou de l’industrie du fast-food, qui s’inquiète de voir le salaire minimum augmenter. Mais tout cela est soigneusement emballé dans le récit du self-made-man. Contrairement à l’avocate Clinton qui baigne dans la politique depuis quatre décennies, Trump aurait bâti son succès tout seul... cependant bien aidé par l’héritage de son père, également promoteur immobilier.
Partout, le triomphe des courants ultra-réactionnaires et conservateurs
Trump, en bon populiste, est tout cela. Chacun y pioche ce qu’il souhaite ou veut entendre, dans une société de plus en plus divisée – la justesse de la victoire de Trump le prouve. En face, Hillary Clinton suscitait peu d’enthousiasme : elle incarne un système jugé corrompu, proche des intérêts de Wall Street. Un système qui a échoué à s’atteler aux grands enjeux – de la lutte contre la pauvreté et le chômage à celle contre la finance folle ou le réchauffement climatique – tout en sacrifiant le mode de vie des moins favorisés.
En élisant Trump à la Maison Blanche, les États-Unis basculent dans le camp des puissances gouvernées par des courants ultra-réactionnaires et conservateurs : de l’Inde où les nationalistes règnent, au Brésil où une droite évangéliste et néolibérale a destitué la présidente Dilma Roussef, en passant par la Turquie qui avance à grande vitesse vers une dictature réactionnaire. Sans oublier la Russie de Poutine. Ou encore l’attrait qu’exercent certaines idéologies nihilistes et meurtrières, telle celle diffusée par Daech. Est-ce là ce clair-obscur d’où surgissent les monstres, alors que le vieux monde se meurt et que le nouveau monde tarde à apparaître, pour reprendre la célèbre citation d’Antonio Gramsci ? « Cette phase de transition est justement marquée par de nombreuses erreurs et de nombreux tourments », poursuivait celui qui mourut dans les prisons mussoliniennes.
Avec plusieurs questions : la France – et l’Europe – sont-elles, elles aussi, en train de basculer dans ce clair-obscur ? Combien de tragédies nous promettent cette « phase de transition » ? Quelles énergies et nouvelles forces devront être mobilisées pour en sortir ? Ce scrutin montre en tout cas que miser sur l’aversion des électeurs envers un adversaire repoussoir – sexiste, raciste, populiste ou issu de l’oligarchie qu’il pourfend – est bien loin d’être suffisant pour espérer gagner une élection.
Ivan du Roy
Photo : CC Gage Skidmore