Cet article a initialement été publié dans Campagnes Solidaires, le mensuel de la Confédération paysanne.
La recherche de cohérence est ce qui guide ce collectif agricole depuis sa création, en 2014. Mathieu Lersteau pose le constat de départ : « On entend trop souvent dire dans le monde paysan : "Il faut installer des jeunes", et quand l’heure de la retraite arrive : "Oui, mais ma ferme vaut 400 000 euros, j’ai travaillé dur toute ma carrière, remboursé des emprunts et je vais avoir une toute petite retraite". Le repreneur qui arrive, s’il veut s’installer, devra donc débourser, bien souvent emprunter, travailler dur pour s’en sortir à son tour avec une retraite insuffisante. Au passage, la ferme aura pris 100 000 euros de plus, et ainsi de suite à chaque génération. »
Pour les cinq associés de la ferme de Belêtre, en Indre-et-Loire, il y avait urgence à casser ce cercle infernal et à répondre au double enjeu de la protection sociale des paysans et de la transmission des entreprises déconnectée du capital. C’est ce qu’ils ont tenté de faire lors de leur installation, un parcours atypique issu de solutions « maison » après, pour certains, diverses expériences professionnelles au sein du réseau de développement agricole alternatif.
Un espace-test informel
La ferme de Belêtre a connu une belle (r)évolution en dix ans : au départ, c’est une ferme familiale d’une quarantaine d’hectares où Jean-Luc Desplat a succédé à ses parents. Il y élève des vaches allaitantes et cultive des céréales qu’il transforme en pain vendu en direct. En parallèle, il accueille à plusieurs reprises des personnes en quête d’espace et d’équipements pour expérimenter et démarrer leur activité. La ferme est alors une sorte d’espace-test informel.
Dans cet esprit, Jean-Luc, militant de l’agriculture paysanne, libère en 2008 quelques terres pour l’installation d’un maraîcher. L’amap de Belêtre se crée et évolue pour fournir fin 2013 trente paniers de légumes chaque semaine. Aujourd’hui, l’exploitation de départ est devenue deux entités distinctes. Jean-Luc, le propriétaire, poursuit son activité agricole sur la moitié des terres ; l’autre moitié est louée à un collectif de cinq jeunes paysans qui pratiquent le maraîchage et l’activité de paysan-boulanger.
Les bonnes personnes, au bon moment, au bon endroit
De l’arrivée du premier de la bande, Mathieu, en 2009, à celui de Martin, le fils de Jean-Luc, fin 2014, l’histoire est forcément progressive. Mais elle se construit sur un projet politique et économique solide, peaufiné et mûri jusqu’après l’installation. Très tôt après son arrivée à la ferme et en parallèle de son emploi salarié au sein du pôle associatif InPACT 37 [1], Mathieu s’initie à la boulange avec Jean-Luc. Avec sa compagne, Lucie, et des amis, il projette une installation dans une structure collective, autogérée, avec de faibles investissements et une production bio écoulée localement. A l’été 2013, après avoir quitté leurs postes salariés, le petit groupe part à vélo de ferme en ferme à travers la France. Ce voyage contribue à deux années de recherches et de réflexion sur « un projet de ferme collective qui corresponde à notre vision ».
Au retour, tout s’enchaîne. A Belêtre, Jean-Luc force un peu pour passer la main à Mathieu pour la production de pain. Marion, ancienne collègue du réseau InPACT 37, vient à son tour apprendre la boulange. Au printemps 2014, Jean-Luc, Mathieu et Marion fondent une association, « A deux pains d’ici », qui achète la farine produite par le premier pour la fabrication des pains produits et vendus par les deux autres.
C’est à cette époque que le maraîcher installé en 2008 annonce son départ. Lucie, ancienne maraîchère-encadrante d’un Jardin de Cocagne [2], manifeste son intérêt pour s’investir dans la reprise de cette activité. L’idée d’une ferme collective regroupant plusieurs productions commence à se dessiner. Étienne, informaticien de formation, un temps colocataire de Mathieu à la ferme, saute le pas en rejoignant la petite équipe à l’été 2014. Martin, fils de Jean-Luc, qui termine ses études de pédologie, est également séduit par le projet. « Je n’avais pas imaginé revenir à la ferme familiale tout seul, mais la dynamique collective m’a intéressé. » Son engagement contribue à gagner la confiance de Jean-Luc pour laisser ainsi évoluer l’histoire de sa ferme. Fin 2014, le collectif est constitué et la Coopérative Paysanne de Belêtre est créée. Même si c’est une nouveauté dans le monde agricole, les cinq associés ont déjà l’idée de lui donner un statut de Scop. Il faudra deux ans pour y arriver.
En asso d’abord, en Scop ensuite
Au moment de la reprise des deux activités, officiellement au 1er janvier 2015, le statut associatif est privilégié. L’association signe avec Jean-Luc, le propriétaire, un bail agricole pour 19 hectares : 16 dédiés aux cultures céréalières destinées à la production de pain, et 3 dédiées au maraîchage. Lucie et Étienne se consacrent principalement à la production légumière, Marion et Martin à la boulange et aux céréales, Mathieu étant sur les deux ateliers. L’accueil pédagogique complète l’activité.
Mathieu : « Les administrations nous ont d’abord dit que passer en Scop n’était pas possible. Il a fallu beaucoup de détermination et de rigueur dans l’accomplissement des démarches administratives. » Si les conditions financières d’installation ont été plutôt favorables – débouchés préexistants, terres en location... – il faut cependant de la créativité pour construire un budget prévisionnel qui tienne la route et assure le passage de deux à cinq paysans sur la ferme sans emprunt bancaire et sans aides à l’installation. « Le statut associatif nous excluait de l’éligibilité aux aides JA (Jeunes agriculteurs, Ndlr), nous avons dû compenser, explique Mathieu. Nous avons monté des dossiers pour des contrats aidés par l’État, comme notre statut de salariés associatif et notre profil nous le permettaient ». L’association bénéficie de ces contrats aidés de type CUI-CAE pendant deux ans, et se transforme en Scop le 1er novembre 2016.
Un document de sept pages – « Nos fondements » – est rédigé, exprimant le fond politique et une vision commune. Quatre grandes idées émergent : « expérimentation », « autogestion », « agriculture paysanne » et « transformation sociale ». Parmi les lignes directrices, celle de l’auto-gestion les amène à choisir le statut de Scop. Dans une coopérative, chaque associé a une voix, quel que soit le nombre de parts sociales qu’il détient. « Nous sommes tous co-décisionnaires et co-responsables de l’activité et des choix qui sont faits. En statut associatif, en tant que salariés, nous n’étions pas responsables juridiquement de notre activité. Désormais, nous sommes tous les cinq co-gérants et portons solidairement la responsabilité juridique ».
A la fois associés et salariés
Mais pourquoi tenir à ce statut de Scop, et ne pas fonder un groupement agricole, par exemple [3] ? « Pour au moins deux raisons, précise Mathieu. Pour la protection des travailleurs, qui en Scop ont droit à la protection sociale relative au statut de salarié ; et pour permettre une transmission de la ferme qui soit déconnectée du capital. »
Dans une Scop, les travailleurs cumulent les statuts de salarié et d’associé. Grâce à cela, ils cotisent à la MSA au titre des assurances chômage, retraite et maladie comme tous les salariés. Les taux de cotisations sont plus élevés qu’en statut de chef d’exploitation non salariés agricoles mais la protection sociale s’en trouve améliorée. Par ailleurs, dans une Scop, l’augmentation du capital de l’entreprise est impartageable : l’apport initial des associés ne peut pas faire l’objet de plus-value. C’est la pérennité de l’entreprise et du projet qui importe avant tout.
Chaque associé a apporté 3 000 euros au capital social lors de la création de la Scop, et le montant de la part a été fixé à 50 euros. A l’avenir, de nouveaux-associés pourront intégrer l’entreprise en plus ou en remplacement d’anciens, en prenant une part sociale et en signant un contrat de travail. Ils deviendront co-gérants, et bénéficieront du même salaire que les autres associés. Pour Mathieu : « S’installer en agriculture en tant que chef d’entreprise avec un apport de 50 euros seulement, c’est inédit dans le monde agricole ! ». Bien entendu, cela fait écho : « Des paysannes et des paysans nous contactent pour se renseigner sur notre Scop, désireux d’en savoir plus avant d’éventuellement s’installer ou de faire passer leur ferme sous ce statut ».
Benoît Ducasse
La Coopérative paysanne de Belêtre, en bref :
– Statut : Scop SARL
– 5 associés-salariés, co-gérants, en CDI
– Surface agricole utile (SAU) : 19 ha en location
– Maraîchage : trois hectares, 60 paniers par semaine : pas de prix de légumes, pas de prix de panier, abonnement forfaitaire de 500 € pour 6 mois.
– Boulange paysanne : 16 ha de culture (froment, seigle, petit épeautre, sarrasin), 400 kg de pain par semaine, vente à la ferme, en AMAP, groupement d’achats, magasins bio et deux collèges.
– Animation pédagogique : accueil régulier de public en situation de handicap (tous les 15 jours), accueil ponctuel de scolaires et centres de loisirs (à la journée), prestations pour soirée, fêtes et festival (four mobile).
– Certification : AB + Nature et progrès.
Photo : L’équipe de la Coopérative paysanne de Belêtre est membre du Réseau d’échanges et de pratiques alternatives et solidaires (Repas) - et autoconstruit une partie de ses outils avec la Scic l’Atelier Paysan. De gauche à droite sur la photo : Mathieu Lersteau, Lucie Thieriot, Martin Desplat, Marion Faure et Etienne Fort.
Cet article est tiré du numéro de septembre 2017 de Campagnes Solidaires. Au sommaire : 30 ans de la Confédération paysanne, États généraux de l’alimentation, mobilisation historique contre l’A45, mais aussi un dossier sur les différents moyens pour renforcer les solidarités à l’égard des paysans confrontés aux calamités.