Une autoroute de l’électricité. Deux fois 400.000 volts. 420 pylônes sur 163 kilomètres. La ligne doit acheminer l’électricité produite par le futur réacteur nucléaire de Flamanville, dans la Manche, jusqu’à l’agglomération rennaise. Parmi les 64 communes concernées par le tracé prévu par RTE, la filiale d’EDF chargée du transport d’électricité, la commune du Chefresne dans la Manche résiste à cette ligne Très Haute Tension (THT), empêchant la poursuite des travaux.
Ce dimanche matin, les opposants à la construction de la ligne THT ont rendez-vous dans ce petit village de 310 habitants, au milieu des collines, des haies et des prés. Les opposants au projet occupent depuis mars le bois de la Bévinière, situé sur le tracé. Des plateformes, posées à une dizaine de mètres de hauteur, entourent deux arbres. Au sol, des bâches, des panneaux, une toile de tente, une cabane. Et un escabeau sur lequel on grimpe pour apercevoir, à travers les feuillages et les ronces, les trois pylônes électriques qui se dressent à l’horizon.
Au menu de l’assemblée générale, des nouvelles des « copains », blessés lors d’affrontements avec les forces de l’ordre, à la fin du mois de juin, dans la commune voisine de Montabot. Lors d’un week-end de « résistance », en réaction à des provocations de certains opposants, des grenades explosives « assourdissantes » ont été utilisées par les forces de l’ordre. « Normalement, ces grenades sont lancées au sol, pour disperser la manifestation, explique un jeune. Là, elles étaient lancées en tir tendu, vers nos têtes. »
Marquer les corps et les esprits
Bilan de l’affrontement : 25 blessés, dont deux graves. La plupart ont reçu des éclats de plastiques ou de métaux provenant des grenades. Et les blessés auraient attendu les secours pendant une heure : le véhicule médicalisé était bloqué par les gendarmes à une dizaine de mètres du camp [1]. Une force disproportionnée, pour marquer les corps et les esprits. Car depuis six ans, des riverains luttent pour éviter la construction de la ligne THT. A coup de procédures judiciaires, de recours devant le Conseil d’État et d’arrêtés municipaux.
Jean-Claude Bossard était, jusqu’au mois de mai, maire du Chefresne. En 2008, il a rédigé, avec son conseil municipal, un arrêté de police afin de prévenir des risques sur la santé de ses habitants. « En tant que maire, nous avons l’obligation de protéger nos habitants », explique-t-il. Le Maire du Chefresne a notamment invoqué la Charte de l’environnement, à valeur constitutionnelle, pour interdire la construction de la ligne à moins de 500 mètres des habitations et 300 mètres des stabulations. Dans la foulée, 45 communes (sur les 64 impactées par le tracé de la THT) suivent cet exemple. Réponse des tribunaux administratifs : c’est l’État et non le maire qui est compétent dans ce domaine. Tous les arrêtés municipaux sont cassés.
Rondes d’hélicoptères et contrôles policiers
Tous, sauf un. Celui du Chefresne. « Le délai de deux mois était dépassé quand la préfecture s’en est rendu compte », raconte Jean-Claude Bossard. Le maire peut alors invoquer son arrêté municipal, quand les travaux sont entamés, début juin. Écharpe autour du cou, le maire se fait alors arrêter pour obstruction de la voie publique. Il est placé en garde à vue et subit 12 heures d’interrogatoire. « Ce qu’on voulait, c’était me mettre la pression. » Il est aussi considéré comme le chef de fil des opposants au projet. C’est lui le propriétaire du bois de la Bévinière, que la ligne doit traverser et qui est occupé par les opposants (voir la vidéo de l’arrestation).
Anti-THT : le maire du Chefresne (50) en garde à... par france3bassenormandie_845
Jean-Claude Bossard et sa famille subissent une pression policière de plus en plus pesante. Au bout de son chemin, les gendarmes stationnent et les contrôlent presque à chaque passage, de jour comme de nuit. Dans le ciel, un hélicoptère effectue régulièrement des rondes. « Lors d’une fête de famille, les gendarmes sont venus contrôler tout le monde, à cinq estafettes, et un hélicoptère au-dessus de nous », raconte-t-il. Il a également reçu des menaces de mort : « On m’a dit qu’on allait s’occuper de mon cas. »
100 millions d’euros pour acheter l’opposition
Suite à son arrestation, le maire du Chefresne a décidé de démissionner. Par solidarité, son conseil municipal l’a suivi, excepté un conseiller. De nouvelles élections municipales se sont déroulées le 9 septembre. Les nouveaux élus pourront décider de continuer l’opposition à la ligne THT. Ou accepter la grosse subvention allouée par RTE, en contrepartie des « dommages » esthétiques et matériels provoqués par la ligne. Dans le cadre du Plan d’accompagnement au projet (PAP), le Chefresne s’est vu proposer près de 200.000 euros contre l’acceptation de la ligne. Une somme énorme pour une commune dont le budget annuel avoisine les 150 000 euros. « Nous avons réuni la population, lors d’une de nos réunions de démocratie participative qui précèdent les conseils municipaux », relate Jean-Claude Bossard. La somme a été refusée.
Le Chefresne décide alors de monter un projet alternatif, et d’installer des panneaux photovoltaïques sur l’église du village. Une garantie de vente d’électricité de 200 000 euros, répartie sur 20 ans. Sur les 45 communes qui étaient opposées au lancement du projet, seules cinq ont refusé les subventions PAP. « On la surnomme la ligne T’es acheté », souligne Jean-Claude Bossard. Au total, 100 millions d’euros sont distribués par RTE, pour faire accepter le projet. Soit environ 50% du coût de construction de la ligne [2]. Dans le langage de l’entreprise, ce sont des « mesures de réduction ou de compensation des impacts du projet sur l’environnement ». Mais l’environnement ne signifie pas la santé de l’homme. Pas question, pour RTE, d’évoquer ou de reconnaître le moindre souci sur la santé des humains.
Des champs magnétiques dangereux pour la santé ?
« Pourquoi dépenser autant d’argent s’il n’y a pas de dangers sanitaires ?, s’interroge Jean-Claude Bossard. Depuis le début, nous réclamons une étude épidémiologique sur les effets de la THT. » En France, une telle étude n’a jamais été réalisée. Les conclusions de l’enquête publique, en 2006, appelaient à la réalisation d’une étude épidémiologique. Mais le projet a ensuite été déclaré d’utilité publique. Et les conséquences sanitaires de la THT sont devenues secondaires…
RTE tente de rassurer : « Après plus de trente ans de recherche, la position de la communauté scientifique est claire, les champs électromagnétiques générés par les lignes à haute tension n’ont pas d’impact prouvé sur la santé humaine », affirment Philippe Rémy, directeur du Projet Cotentin-Maine et Jean-Michel Ehlinger, directeur d’aménagement [3]. RTE entreprend d’ailleurs de casser les « idées reçues » dans de petits clips vidéos, sur son site internet La Clef des Champs.
clefdeschamps.info : tout sur les champs... by rte_france
Des informations contredites par des spécialistes des ondes électromagnétiques. Les appareils électroménagers émettent des champs semblables à ceux de la ligne ? « Contrairement aux lignes électriques, nous ne passons pas 24h sur 24 à proximité du rasoir, de la cafetière ou du grille-pain, explique Catherine Gouhier, secrétaire du Centre de recherche et d’information indépendantes sur les rayonnements électromagnétiques (Criirem). L’OMS déclare que « les champs magnétiques induits d’extrêmement basse fréquence [sont] potentiellement cancérigènes », note Catherine Gouhier. Et « l’exposition aux lignes électriques est passive et sur une longue durée. »
Des agriculteurs soumis à une clause de confidentialité
En 2008, le Criirem a réalisé une enquête sur les effets de la THT, en étudiant les conditions de vie de riverains d’une ligne. 2000 foyers répartis sur 160 communes ont été interrogés. Irritabilité, état dépressif, vertiges, maux de tête, sommeil perturbé… La santé de ceux qui vivent à proximité des lignes est impactée. Les exploitations agricoles sont elles aussi touchées : « Quatre fois plus de nervosité et trois fois plus d’hésitation chez les bovins, comportements de fuite, deux fois plus d’irrégularité de production laitière » à proximité des lignes que dans une zone non exposée (lire l’enquête).
Thierry Charuel est un agriculteur spécialisé dans la production de lait, au Mesnil Thébault, dans le sud de la Manche. Son enclos de vaches laitières est situé à 60 mètres d’une ligne THT de 400.000 volts, construite au début des années 80. Défaillance de son robot de traite, inflammations mammaires, cellules dans le lait rendant sa consommation impossible, problèmes de reproduction : l’agriculteur estime être touché de plein fouet par les courants électriques qui partent de la ligne THT. Il évalue ses pertes à 50 000 euros par an.
En 2004, dans le cadre du Groupe permanent sur la sécurité électrique (GPSE [4]), mis en place par le ministère de l’Agriculture pour accompagner les éleveurs, il fait appel à RTE pour adapter son bâtiment. L’entreprise lui conseille des aménagements, comme l’isolation des sols pour éviter les remontées de courant ou l’installation d’une cage de Faraday, une enceinte qui protège des nuisances électriques. Il reçoit plusieurs centaines de milliers d’euros, entre 2004 et 2010, pour les travaux d’aménagement. Mais en signant cette convention avec RTE, l’agriculteur est contraint d’accepter une clause de confidentialité. Laquelle l’empêchait de communiquer l’existence des problèmes sanitaires sur les animaux… sans autorisation de RTE. L’argent contre le silence.
Suicides, liquidations judiciaires, pressions
A partir de 2010, le GPSE a progressivement disparu. Et les aides se sont évanouies, constate Thierry Charuel, qui a décidé d’attaquer RTE en justice. « Si RTE m’avait dit, en 2003, que l’ensemble des problèmes ne serait pas réglé, on aurait construit ailleurs, et pas à cet endroit, » assure l’agriculteur. « Tout est fait pour nous faire craquer, ajoute-t-il. RTE trouve sans cesse une nouvelle faille pour nous faire porter la responsabilité des pertes d’exploitation. »
Si tous n’osent pas aller sur le terrain judiciaire, de nombreux agriculteurs sont dans le même cas que Thierry Charuel. Certains sont placés en liquidation judiciaire, d’autres sont contraints d’arrêter. Quelques-uns mettent fin à leurs jours, explique François Dufour, exploitant agricole et vice-président (EELV) de la Région Basse-Normandie [5]. « D’autres n’ont pas établi le lien direct entre la proximité de la ligne THT et les différents problèmes qu’ils rencontrent sur leur troupeau », écrit-il. Beaucoup, aussi, n’osent pas faire part de leurs difficultés.
« On se sent méprisés »
« Si les animaux sont malades, pourquoi les hommes n’auraient-ils aucun problème ? », s’interroge Marie-Laure Primois, dont la maison et la ferme seront entourées de huit futurs pylônes. Elle a toujours refusé de donner son accord à RTE. « On se sent méprisés, pas écoutés. Nous avons rempli deux cahiers pour l’enquête publique qui précédait la mise en servitude (la possibilité pour RTE d’intervenir sur des terrains privés). Nous n’avons jamais eu les conclusions de l’enquête publique. » La veille de la manifestation de Montabot, des hélicoptères n’ont pas cessé de survoler leur maison.
La pression policière, Stéphane Godreuil la subit depuis plusieurs mois déjà. Il habite à quelques encablures du bois de la Bévinière. Et à 110 mètres d’un pylône. L’armature de métal se dresse en surplomb de sa maison. Un autre pylône devrait bientôt sortir de terre à une centaine de mètres. La future ligne traversera son terrain. Les arbres ont dû être abattus. Son épouse souffre d’un cancer. Le professeur qui la suit lui a simplement conseillé de partir, « de se trouver un petit coin tranquille », afin d’éviter l’impact moral et physique de la ligne.
« Les gendarmes nous épient avec des jumelles »
Le couple a donc décidé de mettre en vente leur maison. A moins de 100 mètres, RTE leur aurait racheté leur bien, revendu ensuite en dessous des prix du marché, à de nouveaux propriétaires s’engageant à ne pas poursuivre l’entreprise pour d’éventuels problèmes sanitaires. Mais le tracé de la ligne a été pensé pour racheter un minimum de maisons. A 110 mètres, donc, le couple doit se débrouiller. « Du fait de la présence de la ligne, le prix de vente est déjà inférieur de 30% à la valeur de la maison », indique Stéphane Godreuil. Les acheteurs potentiels sont prévenus par l’agent immobilier. Quand ceux qui sont tout de même intéressés découvrent le pylône, la plupart repartent sans visiter.
Quand Stéphane Godreuil s’approche du pylône pour entretenir son terrain, les gendarmes débarquent illico. Ils sont alertés par les sociétés de surveillance, embauchés par RTE pour protéger les pylônes. « On est étroitement surveillés, raconte-t-il. Au début, on rigolait des contrôles des gendarmes. Puis c’est devenu gênant quand on s’est aperçu qu’on nous épiait avec des jumelles. On nous met la pression. » La veille de la manifestation, les gendarmes sont venus le voir pour essayer de lui soutirer des informations. « Ils m’ont déconseillé d’y aller, me disant qu’ils allaient procéder à des arrestations, que les sanctions seraient lourdes », raconte-t-il.
Déboulonner ou scier les pylônes
De semaine en semaine, la répression s’intensifie. Une liste de 16 supposés « leaders » de la contestation circulerait parmi les forces de l’ordre. De plus en plus d’opposants sont déférés en justice. Trois personnes, citées dans un article de journal, ont été perquisitionnées. Et une ordonnance punit tout rassemblement auprès d’un pylône d’une astreinte de 2000 euros par heure et par personne. Les actions symboliques sont donc rendues très difficiles.
A la place, les sabotages se multiplient. Déboulonner les pylônes – quand RTE ne les a pas soudés. Ou scier les bras de fer. Des moyens de faire perdre de l’argent à la filiale d’EDF pour espérer être entendus. « Les coûts aujourd’hui constatés restent marginaux par rapport au coût global du projet, assure RTE. Ils ne sont pas de nature à déséquilibrer l’économie du projet. » Mais pour que la construction continue, il faudra traverser le bois, déloger les opposants du haut des plateformes. Une dernière bataille, pour l’honneur, avant que l’autoroute de l’électricité ne poursuive son chemin. Sauf contre-ordre de l’État. Craignant des affrontements avec les forces de l’ordre, les opposants ont décidé, début septembre, de ne plus occuper le bois que de façon symbolique, mais d’arrêter d’y vivre.
Simon Gouin
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