Les quatre médicaments principaux anti-Alzheimer figurent encore dans la liste noire 2019 de la revue Prescrire, qui recense les traitements plus dangereux qu’utiles. Selon la revue médicale indépendante qui aide les médecins à mieux prescrire, à l’abri de la pression des labos pharmaceutiques, ils sont à éviter en raison des risques « disproportionnés » qu’ils font courir aux patients. Ce sont les mêmes traitements que le gouvernement a décidé de dérembourser en juin 2018, les estimant peu efficaces, voire dangereux, avec à la clé, 90,3 millions d’euros d’économies. Mais faute d’alternative, ils restent massivement prescrits malgré le manque de résultat. Il n’existe pas de remède pour soigner cette maladie qui toucherait 850 000 personnes dans l’Hexagone, selon France Alzheimer.
« Aucun de ces médicaments n’a d’efficacité démontrée pour ralentir l’évolution vers la dépendance », soulignait déjà Prescrire, au moment de l’arrivée sur le marché de ces traitements il y a vingt ans. « La maladie d’Alzheimer est fluctuante, parfois cela va de mal en pis, parfois cela va mieux, même si cela n’est pas forcément grâce aux médicaments », tente d’expliquer Bruno Toussaint, le directeur éditorial. Basta! s’est surtout rendu compte que la promotion passée des fabricants de ces médicaments auprès des blouses blanches semblent encore récolter ses fruits aujourd’hui...
« Des effets indésirables graves, parfois mortels »
Il n’y a qu’à constater l’aveuglement d’une partie de la communauté médicale quant aux effets secondaires de ces traitements. En plus du manque d’efficacité, au fur et à mesure des avancées de la recherche, on s’est aperçu qu’ils exposaient « à des effets indésirables graves, parfois mortels », depuis plus de dix ans, comme le signale Prescrire. Troubles digestifs – dont des vomissements parfois graves –, neuropsychiques, cardiaques, dont des bradycardies, des malaises et des syncopes pour certains de ces médicaments [1]. Et pour l’un d’entre eux, en prime, des troubles sexuels compulsifs ont été recensés comme effets secondaires. Encore un autre médicament déremboursé [2] peut même entraîner des comportements violents.
Pourquoi les médecins continuent-ils de prescrire ces traitements malgré leur manque d’efficacité combiné à leurs effets secondaires graves ? Les liens d’intérêts tissés avec leurs fabricants peuvent-ils l’expliquer ? Étonnamment, ce ne sont pas les laboratoires fabricants – Eisai, Lundbeck, Novartis et Janssen-Cilag (Johnson&Johnson) – mais un collectif mené par des sociétés savantes comme la société française de neurologie et de gériatrie, ainsi que l’association de patients France Alzheimer qui sont montés au créneau. Ils ont déposé un recours devant le Conseil d’État pour faire annuler la décision de déremboursement le 27 juillet 2018. La procédure judiciaire est toujours en cours.
La fer de lance de ce recours, c’est la société française de neurologie qui regroupe les stars de la neurologie, grands influenceurs du secteur. Jérémie Pariente, son vice-président, est missionné par la société savante pour répondre à nos questions en tant que référent pour la maladie d’Alzheimer. « Si ces médicaments avaient été vraiment dangereux, les autorités publiques les auraient retirés du marché. Le débat ne porte pas tant sur les effets secondaires mais sur l’efficacité modérée. Ces traitements ont parfois eu mauvaise presse, déplore celui qui est aussi neurologue au CHU de Toulouse. J’ai vu des troubles digestifs apparaître chez certains de mes patients, mais aucun comportement violent ni pulsion sexuelle. »
Légende : Liens d’intérêts de Jérémie Pariente selon la base de données EurosForDocs.
Ses liens d’intérêts avec les quatre fabricants des médicaments déremboursés l’inciteraient-ils à minimiser les effets indésirables des produits ? Le brevet des médicaments anti-Alzheimer est tombé entre 2011 et 2014, ce qui a permis à d’autres fabricants de mettre en vente des génériques. Avec l’arrivée de cette nouvelle concurrence, les prix des médicaments d’origine chutent et deviennent moins rentables pour leurs fabricants, qui réduisent leurs opérations de promotion. « Cela fait des années que nous n’avons plus de liens d’intérêts avec les fabricants de ces médicaments en particulier. Cela n’était pas le cas dans les années 2000, avant l’arrivée des génériques », admet-il. Il participe pourtant toujours aux études cliniques de recherches de nouveaux médicaments, notamment de l’un des fabricants de ces traitements déremboursés, Novartis. Le laboratoire a missionné son équipe pour réaliser des essais cliniques sur son nouveau remède anti-Alzheimer. « Nos essais en cours ne nous influencent pas sur les anciens traitements de Novartis », assure simplement Jérémie Pariente.
« D’un coup, la catégorie maladie d’Alzheimer est devenue un énorme fourre-tout »
Qu’est ce qui influe sur leurs prescriptions alors ? Il y a dix ans, le Formindep, association pour une formation et une information médicales indépendantes, avait saisi le Conseil d’État, elle aussi. Elle dénonçait deux recommandations de bonnes pratiques médicales de la Haute autorité de la santé (HAS) issues d’un groupe de travail dont la moitié des membres entretenait des liens avec les laboratoires qui produisaient ces médicaments. Le Formindep avait demandé l’annulation de ces recommandations - auxquelles les spécialistes se fient pour prescrire - pour violation du principe d’impartialité. Et l’avait obtenue.
François Bonnevay, gériatre qui a créé l’unité Alzheimer de l’hôpital de Marmande (Lot-et-Garonne), a repéré deux phases avec les médicaments anti-Alzheimer. « Aricept notamment, n’était pas inintéressant en début de maladie quand il a commencé à être commercialisé sauf qu’ensuite, on a observé des chutes à répétitions, des tachycardies… On ne s’est pas suffisamment méfié des effets secondaires », se souvient-il. Puis cela a totalement dérivé, comme le raconte le spécialiste : « Les laboratoires ont perçu le filon en voyant qu’en phase précoce de maladie, les médicaments anti-Alzheimer pouvaient avoir des effets bénéfiques et d’un coup, la catégorie "maladie d’Alzheimer et apparentées" est devenue un énorme fourre-tout dans lequel les médecins ont intégré tous les troubles de mémoire et cognitifs des personnes vieillissantes, et se sont mis à prescrire ces médicaments à tout va. »
Plutôt que de limiter la prescription à quelques cas, elle est devenue massive. « Comme à chaque fois, la volonté du lobbying des firmes pharmaceutiques est d’étendre la catégorie de patients qui prennent ses médicaments pour augmenter les bénéfices. Elles ont diffusé le message aux médecins : même quand ils ne sont pas sûrs qu’il s’agit bien de la maladie d’Alzheimer, cela vaut la peine d’essayer quand même », dénonce Bruno Toussaint, de Prescrire.
Des alternatives médicamenteuses ?
Quand les médecins s’acharnent à prescrire des médicaments malgré une balance bénéfice risque peu favorable, c’est souvent qu’ils sont dans une « impasse thérapeutique ». S’agissant des alternatives médicamenteuses à venir, Jérémie Pariente, le porte-parole de la société française de neurologie, cite volontiers Biogen parmi les laboratoires les plus en avance dans la recherche de nouveaux traitements anti-Alzheimer, dont les essais cliniques pourraient aboutir à partir de 2022-2023. Coïncidence, l’entreprise pharmaceutique figure aussi en tête des laboratoires avec lequel il entretient le plus de liens d’intérêts, en menant des études pour le compte de l’entreprise, selon EurosForDocs. [3]
L’association France Alzheimer a elle aussi participé au recours judiciaire pour demander l’annulation du déremboursement. Elle a également commandé un sondage dont les résultats ont été diffusés le 21 février, pour insister sur les 20% d’interviewés qui prenaient un de ces médicaments et qui ont arrêté suite au déremboursement. Interrogé par Basta! sur les effets indésirables de ces traitements, Benoît Durand reste suspicieux devant ceux liés aux pulsions sexuelles, en demandant s’ils sont « prouvés scientifiquement ». En l’occurrence, oui, par une étude datant de 2003 [4] ainsi que les derniers résultats de celle du centre de pharmacovigilance de Rennes de 2017 [5]. Le DG de France Alzheimer ne semble avoir jamais entendu parler du reste de la liste d’effets indésirables moins fréquents détaillés par Prescrire, comme la dysonie (syndrome de la tour de pise : le patient se penche anormalement d’un côté), les tremblements et aggravations de troubles parkinsoniens, les atteintes cutanées...
Pourquoi France Alzheimer défend-elle des médicaments controversés ?
Les relations de l’association avec les laboratoires pharmaceutiques expliqueraient-elles cette ignorance ? EurosForDocs, qui recense les liens d’intérêts depuis qu’ils sont déclarés, c’est-à-dire 2012 seulement, n’en trouve aucun avec les cinq fabricants. « Les entreprises pharmaceutiques n’investissent pas dans la promotion de vieux médicaments dont les brevets sont tombés puisque leur prix diminuent avec les génériques », rappelle Jean-Benoit Chenique, médecin membre du Formindep.
Par ailleurs, les autres apports de l’industrie pharmaceutique enregistrés chaque année par France Alzheimer - en l’occurrence MSD pour 15 000 euros, Lilly 10 000 euros et Roche 5000 euros - « représentent seulement 0,01% de notre budget, explique Benoît Durand. Ils financent nos conférences et notre village grand public lors de la journée mondiale Alzheimer, ou nos rencontres de décembre. »
Alors quelle explication ? « France Alzheimer craint terriblement que le fait qu’il n’y ait plus de médicament valable contre la maladie d’Alzheimer soit assimilé au fait qu’il n’y a plus de maladie. La survie de l’association en dépend », souffle un gériatre. Le directeur de France Alzheimer, lui, met en avant que « le médicament créé un lien thérapeutique. On pense ce que l’on veut de son efficacité, mais il crée du lien entre le médecin et le patient, et encore plus avec les aidants, qui en ont besoin. »
« On a tendance à qualifier d’Alzheimer tous les troubles psychiques des personnes âgées »
Et pourquoi est-il si difficile de trouver d’autres traitements pour les malades d’Alzheimer ? « Parce qu’on ne pose pas le bon diagnostic. J’admets tout à fait qu’il y ait de la démence mais on a parfois tendance à qualifier tous les troubles psychiques des personnes âgées d’Alzheimer », dénonce Jean Maisondieu, psychiatre et auteur du livre Le crépuscule de la raison, En finir avec l’Alzheimer sans frontières ! (Bayard, 2018).
« Dans les années 1960, quand il est devenu vieux, mon grand-père montait sur les armoires la nuit et refaisait la guerre et pourtant, on ne disait pas qu’il avait Alzheimer. A présent, on le fait trop souvent parce que cela simplifie ce que l’on ne comprend pas ! », confirme la neuropsychologue suisse Anne-Claude Juillerat Van der Linden, professeure à l’université de Genève mondialement connue pour sa prise en charge des personnes âgées souffrant de neurodégénérescences. Car ce qui complexifie le diagnostic, c’est qu’il n’y a pas une seule cause à l’arrivée de ces troubles. Plusieurs facteurs jouent, aussi divers que le diabète, les troubles de l’audition, de la vue, du sommeil, les traumatismes crâniens, mais aussi les dépressions, les épisodes de stress aigu, la prise de médicaments, le tabagisme, ou encore la désinsertion sociale.
C’est pourquoi « il est essentiel d’insister sur la prévention tout au long de la vie et d’avoir des occupations stimulantes et variées », insiste la coordinatrice des activités des psychogérontologues de l’association Valoriser et intégrer pour vieillir autrement (Viva). « Mieux vaut se concentrer sur l’aide à l’organisation du quotidien, le maintien d’activité, l’accompagnement et l’aide de l’entourage », conclut également Prescrire.
Rozenn Le Saint
Photo : CC Clapagaré
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