Depuis le centre-ville de Moulins (Allier), il faut rouler moins de 15 minutes et longer la zone industrielle avant de voir se dresser le centre pénitentiaire au milieu des champs. Deux bâtiments se font face. Le premier, la maison d’arrêt, est bordé par quelques carrés de plantations entretenues par les détenus inscrits en formation maraîchage. Cette prison-là héberge actuellement 231 détenus condamnés à des peines courtes ou en attente de jugement. Juste derrière, le second bâtiment est à l’image des grands centres pénitentiaires bâtis dans les années 1980.
Trois murs d’enceinte chapeautés de fil barbelé concertina – avec des lames tranchantes – encerclent les blocs de détention, encadrés à chaque extrémité par de hauts miradors. Le tout en béton, gris. En levant encore les yeux, on aperçoit les filins anti-évasion, installés il y a vingt ans après l’évasion de trois détenus en hélicoptère. C’est la maison centrale de Moulins-Yzeure, réservée aux détenus condamnés à de longues peines et considérés comme les plus difficiles. C’est là que travaille Hervé*. « Dans une prison haute sécurité aux allures de bunker. »
Hervé pourrait faire le trajet qui mène en détention les yeux fermés. Décrire le bruit métallique des lourdes grilles qu’il faut franchir par dizaines avant d’arriver dans les coursives. L’oppression des bas plafonds et cet horizon empêché par les murs d’enceinte et les barreaux des fenêtres. Et encore, précise-t-il, on ne remarque pas immédiatement toutes les caméras qui surveillent 24h/24 chaque mouvement au sein de la prison.
« Le paradoxe, c’est que pour s’évader d’un bunker, il faut forcément tout faire péter. Ça prend tout de suite des proportions incroyables. » C’est ce qui s’est passé en 2009, peu de temps avant qu’Hervé ne prenne ses fonctions. Deux détenus ont fait sauter les portes des parloirs à l’aide d’explosifs, après avoir pris en otage des surveillants.
Une vision utopiste
Aujourd’hui, Hervé est officier, l’un des grades de commandement de l’administration pénitentiaire. Un métier d’autorité, mais qu’il espérait également « un métier d’humain ».« J’avais une vision utopiste complètement naïve en passant le concours. Je pensais travailler avec des hommes aux parcours de vie cabossés et essayer de construire avec eux des perspectives d’avenir. J’étais complètement à côté de la plaque. Il n’y a que la sécurité qui compte en prison. »
Depuis quinze ans, son quotidien est pourtant loin des prises d’otage et des tentatives d’évasion. Ce n’est pas faute d’avoir connu des situations tendues, « des grosses bagarres au couteau sur la cour de promenade », et même un début de mutinerie, en 2015. « Là, je dois avouer que j’ai eu peur, quand j’ai vu tous les détenus qui refusaient de rentrer en cellule et qui tapaient sur les grilles. »
Mais le reste du temps, sa journée de travail ressemble davantage à « une succession d’incidents à gérer ». « À peine arrivé le matin, il faut aller voir un détenu qui crie, qui a cassé sa cellule pendant la nuit ou menacé un surveillant. Puis il faut écouter les agents qui se sont fait insulter, gérer les absences et les arrêts. Toute la journée, on essaie de résoudre des problèmes, mais c’est comme écoper l’océan : ça ne s’arrête jamais. »
Contrairement à la maison d’arrêt voisine, où les matelas s’entassent au sol pour faire tenir tous les détenus, à la centrale, l’encellulement individuel est au moins respecté. « Avec 103 détenus pour 123 places, on est même en léger sous-effectif, parce que ce sont des profils trop sensibles pour se retrouver à plusieurs en cellule. »
La journée est également rythmée par « les mouvements » orchestrés par les surveillants sur chaque bâtiment et à chaque étage. Il faut éviter que certains prisonniers se croisent lors des sorties en promenade, au parloir, au sport ou à l’école. Une trentaine de détenus sont employés au « service général » en tant qu’auxiliaires – ils s’occupent des tâches d’entretien, de ménage, de distribution des repas ou peuvent être affectés au gymnase, en cuisine ou à la bibliothèque. Pour cela, ils touchent environ 300 euros par mois.
D’autres travaillent dans l’un des trois ateliers de la prison. « À la centrale, nous avons un atelier de conditionnement, un atelier de couture où les détenus fabriquent les uniformes pénitentiaires, pull, pantalon, casquette… et un atelier bois qui peut déboucher sur un CAP ébéniste », détaille Hervé. « On les occupe pour que la détention se passe bien, plus qu’on ne leur offre de véritables perspectives de réinsertion. »
Beaucoup de détenus issus du grand banditisme
En tant que gradé, Hervé participe aux commissions qui permettent de « classer » un détenu, c’est-à-dire l’affecter à un poste de travail, mais aussi de se pencher sur les demandes de parloir, de permission de sortie, de changement de cellule. « On passe notre temps à évaluer ce qu’on appelle leur “parcours de peine”, même si on n’a pas de formation spécifique », regrette l’officier. Lui a choisi, à 50 ans, de s’inscrire en licence de psychologie et de sociologie à distance, car ces enseignements n’étaient pas dispensés au sein de l’École nationale de l’administration pénitentiaire (Enap).
« Il y a 15 ans en maison centrale, beaucoup de détenus étaient issus du grand banditisme. Aujourd’hui, ces profils existent toujours, mais on nous confie de plus en plus de détenus dits “ingérables”, notamment à cause de problèmes psychiatriques. Ce sont des personnes qui enchaînent les agressions, les feux de cellule, qui peuvent se jeter de l’huile bouillante sur eux-mêmes ou sur les surveillants… Mais qui sont très mal pris en charge. » Autrement dit, ils sont placés au mitard ou à l’isolement. « Or quand un gars casse tout ou met le feu, c’est qu’il y a quelque chose de plus profond.
Le mettre au quartier disciplinaire n’est pas suffisant », poursuit Hervé. Le recours au quartier disciplinaire a d’ailleurs été dénoncé dans le dernier rapport d’enquête de l’Observatoire international des prisons (OIP) pour ses effets « aussi inhumains que contre-productifs », les tentatives de suicide y étant quinze fois plus élevées qu’en détention ordinaire. « C’est un système moyenâgeux et archaïque, mais la prison dans son ensemble est une zone de non-droit, un État dans l’État », souffle Hervé.
Comme de nombreux agents, il a été formé brièvement à la détection des risques suicidaires en prison. Parmi les réponses apportées par l’administration, la distribution d’un « kit anti-suicide », comprenant un matelas anti-feu, des draps indéchirables et un pyjama en papier pour éviter les pendaisons. « Le problème, c’est qu’on y recourt parfois pour punir les détenus davantage que pour les protéger. J’ai vu des surveillants casqués et équipés de boucliers entrer en cellule, déshabiller le détenu de force et lui mettre ce pyjama en papier. Rien n’avait été validé au préalable par un médecin. C’était uniquement pour briser le détenu qui avait mis le feu. »
« Briser », « mater », « tordre », « mettre la trique ». Les expressions ne manquent pas pour qualifier les traitements réservés à certains détenus. « Mais pas à tous », précise Hervé. Les plus retors, ceux qui luttent contre l’administration ou encore ceux qui souffrent de troubles psychiatriques. Car la prison est le règne de l’arbitraire. « Certains auront des passe-droits quand d’autres seront placés de manière abusive au quartier disciplinaire. »
L’officier pénitentiaire dénonce notamment les pratiques de la cogestion mises en place à une époque par sa direction. En échange d’avantages promis à quelques détenus issus du grand banditisme, ceux-ci assuraient le maintien du calme en détention. « Mais le risque, quand on traite avec des caïds, c’est que ça peut se retourner contre nous. À un moment, ils peuvent prendre le dessus. »
Des mises à l’isolement de longue durée
À Moulins, les violences institutionnelles sont plus fréquentes que les cas d’agressions physiques de la part des surveillants sur les personnes détenues. « Les violences gratuites, comme des tabassages, ça existe bien sûr ; sur la centrale j’ai connu des agents condamnés à de la prison avec sursis pour violence en réunion, mais ce n’est pas la violence du quotidien. » Plus insidieuse, celle-ci pousse davantage les détenus à la faute en sachant qu’ils ne porteront que rarement plainte.
Des anecdotes, l’officier n’en manque pas. Ainsi se souvient-il de l’histoire d’un surveillant de Moulins qui avait mis de la javel dans la gamelle d’un détenu, « pour l’embêter ». Ou de ce groupe d’agents coutumiers des nuits de garde alcoolisées et des chants nazis pendant leur service. Aucune sanction n’a été prononcée à leur encontre.
Il y a encore ce que la Commission nationale consultative des droits humains (CNCDH) qualifie de « torture blanche » : des mises à l’isolement de longue durée. En théorie, un détenu est placé au quartier d’isolement dans une cellule à l’écart du reste de la détention pour sa protection ou la protection de ceux qui l’entourent ; celle-ci doit être utilisée à titre exceptionnel.
« Mais certains détenus passent parfois plusieurs années à l’isolement complet, sans savoir quand ils sortiront. Ils ne voient personne à part le surveillant, ils ne peuvent pas travailler ni prendre de cours collectifs. J’ai vu des personnes dont la santé mentale se dégradait de jour en jour. » D’après la CNCDH, l’isolement sur le long terme a des effets dévastateurs sur celles et ceux qui le subissent : altération des sens, déstabilisation des repères spatio-temporels, décompensation psychologique.
Et puis, au-delà des actes des surveillants eux-mêmes, il y a l’impunité de l’administration. À la prison de Moulins-Yzeure, les fouilles « intégrales » (ou fouilles à nu) se sont poursuivies de façon systématique plusieurs années après leur interdiction en 2009. Depuis cette date, les fouilles doivent être justifiées par la présomption d’une infraction ou par « les risques que le comportement des personnes détenues fait courir à la sécurité des personnes et au maintien du bon ordre dans l’établissement ». La réalité est tout autre. « Pendant des années, on a trouvé des motifs bidon pour justifier la fouille à nu. Ça a duré cinq, six, sept ans au moins. Dès que les détenus se rendaient au parloir, dès qu’ils en sortaient, pour aller et sortir d’atelier… Bref, ils étaient tout le temps fouillés. »
Pour le respect de leur dignité
Pour Hervé, ces abus ne font qu’aggraver le niveau de violence en prison. « Certains conflits pourraient être évités. On voit des détenus qui pètent un plomb, mais le surveillant en face n’est pas toujours irréprochable. » Pour autant, gérer une prison, c’est forcément jouer avec les marges. Acheter la paix sociale. « Il y a une sécurité périmétrique extrêmement forte, mais à l’intérieur, si on veut éviter l’effet cocotte minute, il faut de la souplesse. »
Théoriquement, en maison centrale, les portes des cellules doivent être tout le temps fermées. Mais dans les faits, elles restent une partie de la journée ouvertes sur les coursives. « On ne peut pas laisser enfermé 24h/24 un gars qui a trente ans à faire. » Il l’avoue : lui-même a souvent fermé les yeux sur certaines pratiques. « La drogue est partout en prison et tout le monde le sait, mais on fait preuve d’hypocrisie. On fait semblant de lutter contre en organisant des fouilles de cellules. C’est de l’affichage. »
Du fait de son discours, Hervé est régulièrement taxé de surveillant « pro-détenus » par ses collègues. « C’est incroyable quand même, je ne suis pas pro-détenus, je suis simplement pour le respect de leur dignité. Mais en prison, prendre la défense d’un détenu c’est faire preuve de faiblesse. » La parole des personnes incarcérées est particulièrement inaudible lorsqu’il s’agit de certaines catégories de populations, et notamment les détenus incarcérés pour viol. « Là, c’est ouvertement dit qu’on s’en fout de ce qui leur arrive car ils l’ont bien mérité. »
Pourtant, Hervé dénonce la violence d’un système qui s’abat autant sur les détenus que sur le personnel. Une fatigue chronique, du stress permanent, des conflits au quotidien et surtout « ce sentiment d’impuissance et d’inutilité » face à une situation qui ne fait qu’empirer. « C’est un métier qui rend agressif, aigri, amer », souffle l’officier. S’il parle aujourd’hui, c’est pour « agiter la poussière sous le tapis », tenter de briser un peu l’omerta en créant d’infimes fissures dans la chape de plomb. Mais parler, c’est risquer de se faire placardiser par la direction et ostraciser par ses pairs.
Être disponible en permanence
La porte de la prison à peine franchie en sens inverse, direction l’air libre, Hervé a troqué son uniforme pour sa tenue « civile ». Mais les 15 minutes qui le séparent de chez lui ne suffisent pas à couper. « Ma femme se demande parfois si je sais encore rire », lâche-t-il avec un début de rictus. Le soir, il est encore derrière les grilles. « On appelle ça le présentéisme. Il faut être disponible en permanence, même lorsqu’on est rentré chez soi. C’est la culture de la soumission, être corvéable 24h/24. »
En fin de carrière, il a tout de même réussi à prendre de la distance. « Pendant mes premières années, on me demandait sans arrêt de venir plus tôt le matin, de rester plus tard le soir pour faire des opérations de fouille de cellules, puis de revenir la nuit, les week-ends… Je ne maîtrisais plus ma temporalité. Ma vie était dictée par la prison. »
Afin d’être plus rapidement sur site, une partie des agents est d’ailleurs logée à quelques centaines de mètres du centre pénitentiaire, dans l’une des petites maisons de fonction payées par l’administration. « Une cage dorée », estime Hervé, qui a fini par troquer son logement de fonction après un burn-out pour une maison en centre-ville. Reste que l’agent a toujours l’obligation de vivre à moins de 30 kilomètres de la centrale, pour être sur place en un quart d’heure en cas d’astreinte. « Je vois beaucoup d’agents qui vont mal, mais qui restent, car ils sont tenus par le logement, le salaire, et les possibilités de promotion interne. »
Malgré plusieurs tentatives pour sonner l’alerte en interne, Hervé a aujourd’hui le sentiment que rien ne bougera jamais. « J’espérais beaucoup des syndicats, je pensais qu’ils se saisiraient des risques psycho-sociaux, qu’ils défendraient de façon intelligente les agents. Mais en fait, à Moulins, Force ouvrière c’est l’extrême droite. Le responsable syndical publie des posts pro-Zemmour sur son profil Facebook, alors j’ai rendu ma carte. »
Pour tenir, les surveillants adoptent différentes stratégies. Certains demandent à être placés à des postes périphériques, comme au sein des miradors, loin de la détention. En tant que fonctionnaire, Hervé a sollicité un détachement au sein de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Celui-ci a été refusé. « J’ai découvert que c’était très dur de quitter la pénitentiaire, car l’administration craint une hémorragie si elle laisse partir ses agents. » Depuis, Hervé patiente jusqu’à l’âge de la retraite. S’il y a bien une chose qu’il a apprise derrière les portes de la prison, c’est l’attente.
*Le prénom a été modifié
Margot Hemmerich
Photo :Un gardien du centre pénitentiaire de Toulouse - Seysses, lors de la visite parlementaire du député de la Nupes/LFI Christophe Bex qui vient vérifier si les recommandations de la Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté concernant Seysses en 2021 ont été suivies.©Art Core Ben / Hans Lucas