Fin septembre 2017, une soirée est organisée à Paris pour le soixantième anniversaire de la catastrophe nucléaire de Mayak dans l’Oural - la plus grave après Fukushima au Japon et Tchernobyl en Ukraine, dont le bilan humain demeure encore aujourd’hui difficile à évaluer [1]. L’avocate Nadezdha Kutepova, réfugiée politique en France depuis avril 2016, y prend la parole sans savoir qu’un autre incident vient de s’y dérouler. Les premiers échos en arrivent en France le 4 octobre, via un communiqué de l’IRSN – l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire – suite aux alertes émises la veille en Norvège, en Autriche et en Suisse. Les quantités de ruthénium 106 – un composé radioactif issu de la filière nucléaire – détectées sont alors jugées, du moins pour la France, « sans conséquence pour l’environnement et la santé ». Il est signalé par ailleurs que la pollution vient d’Europe de l’Est.
Un niveau de pollution local très élevé
Le 9 novembre, un autre communiqué du même institut apporte nombre de précisions. La fuite est datée à la dernière semaine de septembre. À partir des données météorologiques et des résultats de mesure disponibles en Europe, les experts parviennent à localiser la zone probable du rejet, située au sud de la Russie, entre la Volga et l’Oural, la région où se situe le complexe nucléaire russe de Mayak.
Ils ajoutent que la quantité émise est très importante, entre 100 et 300 térabecquerels – une hypothèse qui sera ensuite revue à la hausse. Si un tel niveau de radiations était atteint en France, cela supposerait la mise en place d’un périmètre de protection de plusieurs kilomètres pour les personnes et de plusieurs dizaines de kilomètres pour les denrées alimentaires. Aucune mesure n’est cependant indiquée par l’IRSN pour les aliments importés de Russie.
Dénégations russes
En Russie, en revanche, le déni est total. Le 11 octobre 2017, l’agence nucléaire Rosatom annonce qu’il n’y a pas eu le moindre incident dans les installations nucléaires du pays. Au niveau régional, un haut responsable va jusqu’à émettre l’hypothèse d’une confusion voulue avec l’accident de 1957 afin d’obtenir des informations confidentielles. Le 17 octobre, Nadezdha Kutepova donne un entretien au quotidien économique Kommersant, dans lequel elle révèle que les 25 et 26 septembre de nouveaux équipements ont été testés dans l’usine de retraitement des combustibles nucléaires de Mayak et qu’il se pourrait que quelque chose d’anormal se soit produit.
La réponse du porte-parole des installations de Mayak ne se fait pas attendre : « Il n’y a pas de ruthénium ici. » Or, il s’agit d’un des trois lieux au monde qui possède une usine de vitrification des déchets nucléaires, avec La Hague en France et Sellafield au Royaume-Uni [2].
Le traitement des déchets mis en cause
Jean-Claude Zerbib, ancien ingénieur au Commissariat de l’énergie atomique (CEA) français, explique : « Les Russes utilisent depuis 1987 la technique de vitrification et ont déjà traité plus de 4000 tonnes de déchets vitrifiés. (…) L’IRSN estime à 300 ou 400 TBq la quantité relâchée à la source [durant l’incident fin septembre, ndlr], soit la quantité contenue dans une dizaine de tonnes de combustibles retraités (...). C’est une quantité compatible avec une opération de vitrification. »
Cette hypothèse pourrait être confirmée grâce à des prélèvements. Mais le vice-gouverneur de la région de l’Oural a déjà trouvé la parade : s’il reconnaît que du ruthénium est détecté comme partout en Europe, il prétend que sa quantité n’a pu être mesurée faute de compteurs bêta. Mexim Shingarkin, député de la Douma, explique que le ruthénium proviendrait de la destruction d’un satellite de reconnaissance. Tout s’expliquerait donc par une sordide histoire d’espionnage.
Les problèmes répétés de la centrale de Mayak
Les raisons de soupçonner Mayak – et plus particulièrement l’usine 235, où sont retraités les déchets issus des centrales – sont légion. Le matériel y est vétuste ou déficient. Le nouveau four de vitrification devait être mis en service en septembre 2015. Il ne l’a été qu’un an plus tard. La première entreprise qui devait procéder à sa construction ayant fait faillite, le changement de prestataire a généré des imprévus dans la réalisation et les tests.
Du reste, l’accident de 1957 – dont l’existence n’est révélée à l’Ouest qu’en 1976, par le biologiste et dissident Jaurès Medvedev – n’est pas le seul problème grave rencontré sur ce site. Entre 1949 et 1952 déjà, des déchets nucléaires ont été déversés dans la rivière Techa. Ce qui se reproduira à nouveau en 2005. En 2007, l’usine de retraitement a aussi connu une avarie qui a produit une contamination.
Une faible implication des politiques européens
Ce n’est que par l’association de Nadezhda Kutepova, baptisée « Planète des espoirs », que cette dernière affaire est révélée. Huit ans plus tard, ce même organisme est parvenu à repousser l’accusation qui lui est faite par le régime russe d’être un « agent de l’étranger ». Désormais, le pouvoir russe change de tactique en s’en prenant directement à la fondatrice. Celle-ci se voit accuser au journal télévisé d’espionnage industriel. Sa maison est filmée, et son adresse révélée aux téléspectateurs. Elle suit alors le conseil de la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH). Elle quitte la Russie courant juillet avec ses trois enfants encore mineurs.
Deux ans plus tard, son expertise est appréciée en France et en Europe. Concernant l’incident de septembre, elle déplore le peu d’implication des politiques européens. En France, seule l’eurodéputée écologiste Michèle Rivasi, cofondatrice de la Criirad (Commission de recherche et d’information indépendantes sur la radioactivité) semble avoir mesuré la gravité des événements passés sous le silence hostile des autorités russes. Deux autres parlementaires européens, l’Allemande Rebecca Harms et le Hongrois Jávor Benedek, tous deux membres du groupe écologiste, se sont joints à ses questionnements.
Nécessité d’une commission d’enquête internationale
Nadezdha Kutepova voudrait aller plus loin : « Il faut créer un groupe d’enquête international sur le site de Mayak, par exemple dans le cadre du Parlement européen, avec la participation de personnalités et de spécialistes indépendants. » Il n’y a pour l’instant aucun suivi extérieur de la centrale de Mayak, qui se contrôle « elle-même ». Jean-Claude Zerbib développe un plaidoyer très semblable : « Il ne faut pas s’attendre à une aide russe aujourd’hui. L’information ne pourra provenir que d’associations qui pourront aller faire des prélèvements et les remettre à des laboratoires indépendants qui les mesureront. »
Si les conséquences locales ne sont pas à négliger, les effets auraient pu être infiniment plus graves à une plus large échelle. Or il ne semble pas qu’il y ait plus de transparence aujourd’hui en Russie qu’en 1984, du temps de Tchernobyl. Seul Greenpeace a pu communiquer en Russie sur les déboires du « phare » – la traduction de « mayak » en français. Cette dénomination pour le moins curieuse quand on connaît le passé du lieu s’équilibre avec une autre, qui donne en revanche le sens de cette histoire : « ruthénium », en latin, signifie « relatif à la Russie ».
Olivier Favier