L’annonce, à la veille de la nouvelle année, a dû réjouir l’industrie nucléaire française. Le 31 décembre, la Commission européenne a bouclé son projet final de régulation dite de la « taxonomie verte ». Dans le document, elle a intégré le nucléaire et le gaz comme faisant partie des énergies « de transition ». Ce n’était pas exactement ce que voulaient l’industrie nucléaire et le gouvernement français, qui ont fait campagne – en allant chercher le soutien de pays d’Europe de l’Est, en particulier la Pologne et la Hongrie – pour que nucléaire et gaz obtiennent le label « vert ». La catégorie « de transition » se trouve un cran en dessous sur l’échelle de la durabilité. Ce classement devrait permettre aux deux secteurs de débloquer des fonds pour financer de nouveaux projets d’énergies atomique et fossile.
La « taxonomie européenne » se veut centrale dans le plan d’action européen pour les investissements verts. Son objectif principal est de créer une classification commune pour catégoriser les activités économiques en fonction de leurs impacts sur l’environnement et le climat. La taxonomie doit ainsi aider entreprises et investisseurs à évaluer quelles activités sont les plus « écologiques ».
« L’énergie nucléaire doit être incluse dans la taxonomie », défendait au printemps le Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire. Ce 9 janvier, le commissaire européen français Thierry Breton (ancien PDG d’Atos) a encore insisté sur le sujet, dans les colonnes du Journal du dimanche : il juge « crucial » d’ouvrir la labellisation d’énergie « verte » au nucléaire pour permettre de financer l’entretien des centrales actuelles et les nouveaux projets nucléaires [1]. En novembre, le « président-candidat » Macron avait annoncé un plan de construction de nouveaux réacteurs nucléaires EPR en France et un milliard d’euros d’investissements d’ici à 2030 dans le développement de petits réacteurs modulables, dit SMR. Pour tout cela, il faut de l’argent.
« Sans le qualificatif d’"énergie de transition", la France aura plus de mal à financer les nouveaux EPR »
« Ce label "énergie de transition" ouvre des portes pour des financements européens et nationaux. Sans lui, la France aura plus de mal à financer les nouveaux EPR, explique Neil Makaroff, du Réseau action climat. Cela n’aura sûrement pas d’effets sur l’actuel plan de relance européen (annoncé en 2020, de 750 milliards d’euros, ndlr), car ces crédits sont déjà engagés. Mais pour tout nouveau financement européen, comme pour le budget européen renouvelé tous les sept ans (le prochain démarrera en 2028, ndlr), ou dans le cadre de la réforme du pacte européen de stabilité, la taxonomie aura des conséquences », poursuit l’activiste climatique.
Le pacte de stabilité est cette règle européenne qui interdit aux pays membres d’avoir un déficit de ses comptes publics au-delà de 3 % de son PIB. Ce pacte limite donc les investissements et les dépenses publiques des États. Les investissements dans la transition énergétique pourraient à l’avenir ne pas être comptabilisés dans ce déficit, explique Neil Makaroff : « Si l’UE dégage des marges de manœuvres budgétaires supplémentaires pour financer la transition énergétique dans le cadre de la réforme du pacte de stabilité, l’intégration du nucléaire et du gaz comme énergies de transition dans la taxonomie pourrait ainsi permettre aux États de financer des projets nucléaires et gaziers. »
Le label européen pourra aussi avoir des effets sur les investissements privés. « Cela permettra sûrement à ces secteurs d’accéder à des financements à bas taux d’intérêts auprès d’investisseurs privés, auxquels ils ne pourraient pas prétendre sinon, encore moins pour le nucléaire, ajoute Martial Chateau, de l’association Sortir du nucléaire, opposée à ce que l’énergie atomique bénéficie de ce label durable. Car aujourd’hui, EDF est très endetté. » L’entreprise cumule une dette de plus de 40 milliards d’euros.
« Même la prolongation des vieilles centrales nucléaires pourrait être financée par la taxonomie »
Selon le document de la Commission européenne, les nouveaux projets nucléaires avec un permis de construire délivré d’ici 2045 seraient éligibles aux investissements destinés à la transition. Seule condition : prévoir des plans de gestion des déchets radioactifs et de démantèlement des centrales. Les projets de centrales à gaz avec des permis délivrés jusqu’en 2030 seraient également éligibles, à condition qu’ils remplissent certaines conditions, notamment en terme d’émissions (inférieures à 270g de CO2/kWh).
Pour Neil Makaroff, ce calendrier relativement lointain constitue des « délais de transition monumentaux, alors qu’on a tous les outils déjà en main pour effectuer cette transition en se passant du nucléaire et du gaz ». « Si on construit de nouveaux réacteurs, il est prévu qu’ils durent au moins 60 ans, bien plus que les centrales à gaz qui ont une durée de vie d’environ 20 ans », pointe également Martial Chateau. Les nouveaux réacteurs labellisés « de transition » seraient alors en fonction au moins jusqu’en… 2100. « L’urgence au niveau climatique pour le nucléaire c’est plutôt d’arrêter et de démanteler les centrales de bord de mer, qui risquent bientôt d’avoir les pieds dans l’eau, à Gravelines par exemple », ajoute le militant anti-nucléaire.
Les ONG environnementales Réseau action climat, Greenpeace, France Nature environnement, Reclaim Finance ont également dénoncé ce verdissement du nucléaire et du gaz. Reclaim finance a d’ailleurs décrypté dans un rapport, publié cet été, le lobbying des industriels gazier et nucléaire pour se faire labelliser vert.
Les critiques sont aussi fortes ailleurs en Europe. Les gouvernements allemand – où le nouveau ministère de l’Économie et du Climat est dirigé par un Vert, Robert Habeck –, autrichien et luxembourgeois ont annoncé s’opposer à cette version de la taxonomie [2]. Des eurodéputés verts ont aussi annoncé qu’ils voteraient contre au Parlement européen. « Même la prolongation des vieilles centrales nucléaires françaises pourrait être financée par la taxonomie », craint par exemple l’eurodéputé allemand Michel Bloss.
L’Allemagne a confirmé en 2011 sa sortie définitive du nucléaire sur dix ans. Ce 31 décembre, le pays a mis à l’arrêt trois de ses six derniers réacteurs (en même temps que trois installations de centrales à charbon). Les trois derniers cesseront leur activité dans les prochains mois. La situation et la relation au nucléaire est donc évidemment tout autre qu’en France. La part des énergies renouvelables est aussi bien plus importante : 45 % de la production d’électricité y est couverte par les énergies renouvelables contre 26 % en France.
« La France a sous-investi dans les énergies renouvelables »
Outre-Rhin, le projet de labellisation de la Commission européenne fait craindre un détournement des financements vers l’atome et le gaz au détriment de l’éolien, du solaire et du biogaz. « Avec cette décision, le signal envoyé est qu’investir dans le nucléaire ou les centrales à gaz va dans le sens de la durabilité. Cela va détourner des moyens financiers qui pourraient aller aux énergies renouvelables, détaille Sandra Rostek, du groupement allemand des énergies renouvelables (Bundesverband Erneuerbare Energie), qui représente les entreprises du secteur. Par ailleurs, ces investissements risquent de devenir des “actifs bloqués" » ("stranded investments"), avertit-elle.
Ce terme désigne des investissements qui perdent de leur valeur à cause de l’évolution du marché. Le nucléaire et le gaz pourraient se retrouver, au niveau mondial, complètement dépassés par les énergies renouvelables. « Cette classification revient à dire que c’est bien d’investir dans un secteur pour lequel nous savons déjà que, plus tard, nous n’en aurons plus besoin », ajoute Sandra Rostek.
« La France a sous-investi dans les énergies renouvelables. C’est l’un des pays européens qui est le plus en retard, dit aussi Neil Makaroff. Si on qualifie aujourd’hui le gaz et le nucléaire d’énergies de transition, cela va diriger les financements vers ces énergies et il y aura moins d’argent pour les énergies renouvelables et la rénovation énergétique des bâtiments. »
Les gouvernements des différents États européens peuvent demander ce mois-ci à modifier la proposition de la Commission européenne. Sur cette base, la Commission transmettra une proposition finale au Parlement européen, qui se prononcera sur le texte, et aux États membres. Les eurodéputés français verts et LFI comptent bien s’y opposer.
Rachel Knaebel
Photo : CC BY-SA 3.0 E48616 via Wikimedia Commons.