Il y a près de quarante ans, quand j’étais tout petit, on ne parlait pas de volatilité [des prix]. Je me rappelle encore que notre gouvernement donnait des charrues, des bœufs de labour, de l’engrais à crédit à nos parents. À l’époque, il y avait un service public, l’OPAM, qui achetait les produits alimentaires aux familles paysannes à des prix connus d’avance.
Il y a environ trente ans, j’étais au collège, on nous a dit que c’était mieux de produire pour les marchés extérieurs et nous avons commencé à entendre dans le discours de nos hommes politiques un terme, « détérioration des termes de l’échange », une véritable complainte à l’époque, mais qui n’a eu d’écho nulle part. De quoi s’agissait-il ? En vérité, les prix des produits agricoles d’exportation s’effondraient sur le marché international. Les gouvernements d’alors avaient certes commis l’erreur fatale de pousser les paysans à produire plus de produits d’exportation mais, quand cela a mal tourné, seuls les paysans ont payé le lourd tribu.
L’effondrement de nos économies et l’endettement public dans les années 1980 ont amené la Banque mondiale et le Fonds monétaire international à mettre nos pays sous ajustement structurel.
On nous a dit alors que l’État était inefficace et que nous devions donner plus de place au privé. En même temps, nos États étaient obligés de s’endetter encore plus pour rétablir les équilibres macroéconomiques. On nous a dit qu’il fallait couper tout soutien à l’agriculture paysanne, qualifiée de non-performante, une véritable campagne de démolition contre cette agriculture a alors été engagée par la Banque mondiale et ses alliés.
« On est devenus encore plus vulnérables »
On nous a dit de produire encore plus de produits de rentes pour l’exportation, comme le coton, le café, les arachides, à des prix très bas fixés à l’extérieur. Avec ces devises, on nous a dit d’acheter du riz d’Asie ou de la farine et du lait en poudre d’Europe, qui aujourd’hui sont devenus si volatiles. La descente aux enfers avait commencé pour les familles paysannes et pour nos États surendettés et incapables de payer.
Puis on nous a dit de devenir compétitifs selon les critères des institutions financières internationales, et que nos États n’étaient plus autorisés à nous protéger. Tous nos tarifs douaniers ont été démantelés et nos marchés ont été libéralisés, des produits alimentaires venus d’ailleurs ont commencé à se déverser à bas prix sur nos marchés nous rendant encore plus vulnérables à la volatilité des prix. Les habitudes alimentaires ont changé dans les villes ; les productions vivrières des familles paysannes ne pouvaient plus se vendre. Ce phénomène a été aggravé en Afrique de l’Ouest par l’avènement de l’Union économique et monétaire de l’Afrique de l’Ouest (UEMOA) et son Tarif extérieur commun, connu pour être le tarif douanier le plus faible dans le monde.
Mais aucune de ces « solutions » qui nous ont été imposées ne nous ont sortis de la pauvreté. Pire encore, on est devenus encore plus vulnérables. C’est dans un tel contexte que l’on demande à l’agriculture familiale d’être performante.
Aujourd’hui, on doit subir de nouveaux enjeux qui nous tombent du ciel. Le changement climatique, la spéculation financière, les marchés internationaux imprévisibles, de nouvelles politiques de pays développés qui nous accaparent nos terres pour faire des carburants.
Mais par rapport à cela, on ne nous dit plus rien. Pourtant c’est au cœur de la volatilité dont on parle maintenant.
« La houe, contre le tracteur plus la subvention »
Plutôt que de répondre aux causes de notre pauvreté et de la volatilité, on a vu de véritables catalogues de projets et programmes financés au nom du secteur rural. Des milliards de dollars sont mobilisés chaque année, mais la réalité est que plus de la moitié des familles paysannes dans la plupart de nos pays ne peuvent pas accéder à 1 000 dollars pour se payer une charrue, une paire de bœufs, une charrette, un âne (étude de la FAO sur la mécanisation agricole au Mali).
Le haut panel d’experts devrait être mandaté pour faire une étude sur l’efficacité de qui est mobilisé au nom des pauvres (quand plusieurs centaines de millions de dollars sont mobilisés, combien arrivent dans les champs des pauvres, aux femmes dont on parle tant ?).
Vous serez étonnés des résultats d’une telle étude. Ou peut-être pas du tout, parce que depuis le temps qu’on mobilise tous ces millions en notre nom, nous serions tous riches déjà.
Malgré tout cela, sans aides d’aucune forme, sans aucune protection et avec tous les puissants du monde contre elle, l’agriculture paysanne n’a pas disparu.
Malheureusement, il a fallu la crise actuelle pour que nos gouvernements reprennent conscience de la nécessité de la sécurité alimentaire sur base de la production alimentaire au niveau national. Cependant les solutions durables se font attendre.
« Nous ne pouvons plus attendre »
Pour solutionner ce problème de volatilité de prix, nous, paysans, avec l’appui des autres acteurs de la société civile, pensons qu’il est nécessaire de :
– Donner la priorité à nos marchés locaux, à l’intégration régionale, plutôt que de laisser nos prix se faire dicter par ces marchés internationaux lointains et imprévisibles. C’est la seule solution pour que nous, paysans, puissions nous nourrir ainsi que nos communautés et nos villes.
– Il faut arrêter toutes les formes de compétition entre des agricultures et des modes de production ayant de très grands écart de productivité (la houe contre le tracteur plus la subvention, cela passe difficilement). On n’a pas le droit de nous dire qu’on mangera quand on sera compétitifs.
– Il faut arrêter ces politiques qui viennent déstabiliser nos agricultures paysannes. Quand il y a surproduction, nous subissons le dumping. Quand il y a pénurie, nous subissons les restrictions des exportations pour l’alimentation qu’on nous a dit de ne plus produire.
– Il faut que nos gouvernements aient l’ambition de politiques qui nous sortent de la pauvreté et de la misère, qu’ils protègent nos agricultures paysannes des marchés volatiles et nous soutiennent pour qu’on puisse investir pour nourrir nos populations.
– On sait comment il faut faire. Des instruments existent pour stabiliser les prix : des tarifs douaniers adaptés, des stocks stratégiques à différents niveaux, mieux gérer l’offre et la demande, réguler contre les spéculateurs… Au nom de quel droit l’Organisation mondiale du commerce nous interdit-elle de le faire ?
– Permettre aux paysans, aux femmes, aux groupes vulnérables en milieu rural d’accéder réellement aux fonds mobilisés en leur nom pour acheter du matériel agricole, des fertilisants, des semences, de créer de la valeur sur leurs produits afin qu’ils puissent commencer à vivre dignement de leur travail.
Pour finir, je voudrai inciter chacun d’entre nous à méditer quand nous allons nous asseoir devant nos plats de victuailles ce midi, à penser que des humains sont en train de mourir en ce moment même de faim ou de malnutrition parce que des réunions coûteuses sont organisés autour de leur sort sans que les actes qui pourraient les sauver ne soient posés. Nous ne pouvons plus attendre.
Ibrahim Coulibaly, président de la Coordination nationale des organisations paysannes du Mali