Ces derniers mois, plusieurs personnes ont été poursuivies pour « outrage à l’encontre d’une personne dépositaire de l’autorité publique » pour des injures à l’encontre d’Emmanuel Macron. Entre autres, Valérie M. 56 ans, sera jugée le 4 juillet à Saint-Omer (62), à la suite d’une plainte déposée par le sous-préfet de Saint-Omer, pour un message publié sur sa page Facebook personnelle [1] ; Claude, 77 ans, a été condamné en mai à suivre un stage de citoyenneté après avoir affiché devant chez lui, sur son grillage, une banderole insultante (« Macron, on t’emmerde »). à l’égard du président, et considérée comme un « outrage à l’encontre d’une personne dépositaire de l’autorité publique ».
basta! : . Existe-t-il en France un délit spécifique d’injure envers le président ?
Thomas Hochmann : Autrefois, en droit français, il y avait deux délits spécifiques : un délit d’offense à chef de l’État étranger et un délit d’offense au président de la République. Cela a changé à la suite de décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme. D’abord en 2002, avec l’arrêt Colombani contre France qui concernait le journal Le Monde].
Le journal avait été condamné en appel après avoir publié un article sur le trafic de drogue au Maroc ; une plainte avait été déposée par le roi du Maroc Hassan II. Le directeur du Monde Jean-Marie Colombani avait saisi la Cour européenne des droits de l’Homme qui avait conclu que ce type de délit spécifique était une atteinte excessive à la liberté d’expression. Cette décision a conduit la France à abroger ce délit d’offense à chef d’État étranger en 2004.
Dans son ouvrage intitulé La République injuriée, le professeur de droit public Olivier Beaud revient sur l’histoire du délit d’offense au chef de l’État français. Il montre que sous la Ve République, De Gaulle l’a beaucoup utilisé contre l’extrême droite. Ensuite, Giscard, Chirac, et Mitterrand ne l’ont pas du tout utilisé. Et la disposition a de nouveau été utilisée sous Sarkozy.
En 2008, un homme avait brandi à Laval sur le passage de Nicolas Sarkozy une pancarte sur laquelle était écrite « Casse-toi, pauvre con », soit les termes exacts qui avaient été employés par Nicolas Sarkozy lui-même, et en public, quelques mois plus tôt. L’homme avait été condamné pour offense au chef de l’État, et la Cour européenne des droits de l’Homme a jugé que dans cette affaire-là, la condamnation constituait une restriction excessive de la liberté d’expression.
Il s’agissait d’une description satirique, donc on ne pouvait pas condamner ce type de propos. Après ça, le Parlement a décidé en 2013 d’abroger également cet ancien délit d’offense au président de la République.
Dans le même temps, cette même loi a modifié les dispositions générales qui visent l’injure et la diffamation. Ces délits sont désormais punis plus lourdement lorsqu’ils visent une personne dépositaire de l’autorité publique, dont le président de la République. Il existe également un délit d’outrage (article 433-5 du Code pénal) qui concerne les personnes chargées d’une mission de service public ou dépositaires de l’autorité publique.
Est-ce une manière de contourner l’abrogation du délit d’offense à chef de l’état ?
Le Parlement a inscrit dans la loi le délit d’injure ou de diffamation contre le chef de l’État au moment même où il abrogeait le délit d’offense au chef de l’État. Cela montre qu’il n’avait pas l’intention de supprimer toute protection spécifique pour des propos visant le chef de l’État. Avec l’idée, sans doute, que pour assurer le bon fonctionnement de la démocratie, la critique politique doit demeurer dans le cadre décent de la controverse.
Le problème qui se pose pour le délit d’outrage est beaucoup plus large. Utilisé pour des propos tenus envers les forces de l’ordre ou d’une personne dépositaire de l’autorité publique, il ne relève pas de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, qui prévoit notamment des délais de prescription courts. Le délit d’outrage suit une procédure moins protectrice de la liberté d’expression.
Est-ce un phénomène nouveau, depuis ces réformes, que des personnes soient condamnées pour des insultes envers le président ?
Ce qui est certain, c’est que les présidents précédents n’avaient pas besoin de cette disposition-là, car il existait le délit spécifique d’offense au chef de l’État, qui n’existe plus aujourd’hui. Depuis, la disposition d’outrage à l’encontre d’une personne dépositaire de l’autorité publique a déjà été utilisée pendant le mouvement des Gilets jaunes, avec quelques poursuites.
Quelle est la frontière entre la liberté d’expression et l’injure quand elle attaque le chef de l’État ?
Le problème que ça peut poser, du point de vue de la liberté d’expression, c’est que certes, il s’agit de propos outrageants, mais qui ne visent pas n’importe qui, en l’occurrence le président de la République.
La plupart du temps, ce sont donc des propos qui touchent aussi à ce que la Cour européenne des droits de l’Homme appelle « un débat d’intérêt général ». La Cour européenne insiste d’ailleurs sur l’importance de protéger la liberté d’expression pour ce type de propos. En 2020, un arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme concernait les deux protagonistes du deuxième tour des récentes élections présidentielles en Turquie.
À l’époque, Recep Tayyip Erdoğan était Premier ministre, et son adversaire Kemal Kiliçdaroglu était député. Kiliçdaroglu avait prononcé un discours extrêmement critique contre Erdoğan et avait été condamné en Turquie, pour atteinte à l’honneur personnel et professionnel et à la réputation d’Erdogan. La Cour européenne des droits de l’Homme avait jugé que cette condamnation constituait une violation de la liberté d’expression parce que ces propos s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général : c’était une critique politique.
Dans quelle situation une critique envers le président français n’est-elle pas couverte par la liberté d’expression ?
L’expression « Macron, on t’emmerde » n’est certes pas la forme de critique la plus sophistiquée ; c’est malgré tout, je pense, une contribution au débat. Ce n’est pas parce que des propos sont grossiers qu’on peut les juger outrageants et les interdire.
Pour qu’une condamnation soit conforme à la liberté d’expression, il existe deux cas. D’une part, si on est dans un contexte d’une injure parfaitement gratuite, qui ne s’inscrit pas dans un débat politique d’intérêt général. Mais lorsque c’est le président de la République qui est visé, il y a presque toujours une connotation politique. L’autre exemple se vérifie lorsque les propos ont par exemple une connotation raciste ou extrêmement déshumanisante.
À Grenoble, le 24 avril, des manifestants ont brûlé un mannequin à l’effigie d’Emmanuel Macron. Une enquête pour outrage à personne dépositaire de l’autorité publique a été ouverte. Les faits relèvent-ils selon vous de ce chef d’accusation ?
L’outrage est défini dans la loi comme correspondant aux « paroles, gestes ou menaces, les écrits ou images de toute nature non rendus publics ou l’envoi d’objets quelconques adressés à une personne chargée d’une mission de service public ». Est-ce que brûler un mannequin au physique du président est un outrage ? Peut-être.
On pourrait aussi songer au délit de provocation à la violence. Avec, là encore, la limite où il faudrait se poser la question de savoir s’il ne s’agit pas d’une critique politique de la même manière que le fait de brûler un drapeau, par exemple.
Quel est le rôle de la Cour européenne des droits de l’Homme pour définir les limites de ce qui est couvert par la liberté d’expression ?
Le droit a besoin de l’appréciation humaine : ce sont à des êtres humains de choisir. Ce ne sont pas des questions auxquelles il y a une réponse absolument juste ou fausse. Ce que dit la Cour européenne est que vous devez au moins vous poser la question : « Ne serait-ce pas une atteinte excessive à la liberté d’expression ? »
D’ailleurs, cette question doit apparaître dans les motivations de la décision de justice. Les magistrats doivent montrer qu’ils se sont posé la question. La même chose vaut du côté des accusés : eux aussi doivent invoquer la liberté d’expression. Sinon, la Cour européenne va dire : « Vous n’avez pas donné l’occasion aux juges français de le faire ».
Le délit d’outrage à l’encontre d’une personne dépositaire de l’autorité publique s’applique-t-il aussi dans le cas d’injures envers des ministres, des parlementaires, ou des élus locaux ?
Le délit d’outrage a plusieurs fois été utilisé pour des comportements qui visaient des maires ou leurs adjoints. Par ailleurs, les dispositions de la loi du 29 juillet 1881 qui punissent plus sévèrement l’injure ou la diffamation lorsqu’elles visent le président de la République s’appliquent également aux propos dirigés contre un ministre ou un parlementaire, ou plus généralement contre un élu.
Propos recueillis par Maÿlis Dudouet
Photo de Une : Lors d’une manifestation contre la réforme des retraites le 16 mars 2023/©Serge d’Ignazio