Grande démission

« Seuls les plus qualifiés pourraient se permettre le luxe de trouver du sens à leur travail. C’est faux »

Grande démission

par Thomas Coutrot

La perte de sens au travail est l’une des principales causes de « la grande démission ». L’économiste Thomas Coutrot détaille pour basta! une proposition pour renforcer le pouvoir d’agir des salariés au quotidien sur leur travail.

Les départs volontaires, démissions ou ruptures conventionnelles, n’ont jamais été aussi nombreux en France. Plus nouveau encore : de plus en plus, les salariées démissionnent ou se détournent de certains emplois au regard des conditions de travail insoutenables qui leur sont proposées.

Thomas Coutrot, économiste, chercheur à l'Ires (Institut de recherches économiques et sociales)
Thomas Coutrot, économiste, chercheur à l’Ires (Institut de recherches économiques et sociales)

Avant même la crise sanitaire, bien plus qu’à cause d’un salaire jugé insuffisant, les démissions s’expliquaient par un travail trop intense, des conflits avec la hiérarchie et surtout une perte de sens du travail. La pandémie n’a fait qu’accentuer le phénomène.

Qu’on le veuille ou non, le travail est central dans nos vies : c’est l’activité par laquelle nous transformons à la fois le monde matériel, la société et nous-mêmes. Il y a selon nous [1] trois conditions pour qu’une personne trouve du sens à son travail : l’utilité sociale (mon travail répond à des besoins réels), la cohérence éthique (je peux faire un travail de qualité, je respecte la santé des autres et de la planète), la capacité de développement (j’apprends des choses nouvelles, je développe mes capacités).

Si l’une de ces dimensions vient à manquer – ce qui est en général le cas avec le management par les chiffres sous domination de la finance, qui a envahi les entreprises et les administrations -, c’est ma santé qui est en danger. Les démissions sont souvent le fait de salariées qui veulent sauver leur peau, ou au moins leur santé mentale.

« Renoncer à la vision simpliste du travail comme pure aliénation »

Une idée reçue veut que seules les plus qualifiées puissent se permettre le luxe de trouver du sens à leur travail. C’est faux. Certes, nos données montrent que les ouvrieres trouvent en moyenne moins de sens à leur travail, qui est plus contraint. Mais quand leur travail perd son sens, leur risque de dépression est multiplié par deux comme pour les cadres. Ils et elles sont tout aussi enclines à démissionner quand c’est le cas. C’est une question vitale pour toutes et tous, même en bas de l’échelle. Les aides-soignantes, les auxiliaires de vie, les agentes de service souffrent tout autant de ne pas pouvoir faire du bon travail que les ingénieures, les magistrates ou les enseignantes.

Il faut, pour le comprendre, renoncer à la vision simpliste du travail comme pure aliénation. L’ergonomie et la psychologie du travail l’ont abondamment montré : dans le travail, nous mobilisons notre sensibilité, notre intelligence, notre expérience, pour faire face aux imprévus qui surgissent sans cesse. Nous déployons notre travail vivant pour surmonter la résistance du réel. Même dans les métiers les moins qualifiés, nous mettons du nôtre. Et nous souffrons parce que le management par les chiffres pour les actionnaires ou les bureaucrates nous empêche de bien faire ce qui nous semble important.

S’appuyer sur les savoirs et aspirations des salariés pour créer une dynamique collective

Il y a là une source potentielle d’action collective peu utilisée par les syndicats et ignorée par les partis de gauche. La tradition de l’enquête ouvrière et les expériences de démarche revendicative partant du travail réel ont pourtant montré qu’en s’appuyant sur leurs savoirs et leurs aspirations, souvent méconnus des salariées mêmes, par une activité de délibération et d’enquête sur le travail, on peut redynamiser ou créer une dynamique collective et un rapport de forces. La réduction du temps de travail subordonné (RTTS) vise à mettre en œuvre à grande échelle cette politique du travail vivant.

Il s’agirait en fait d’étendre à l’ensemble des salariés le droit à du temps de travail, rémunéré, mais hors subordination, dont disposent déjà les représentants du personnel (élus ou délégués syndicaux). Le paiement des heures de délégation reconnaît déjà ce travail de représentation comme une activité utile à l’entreprise et à la société : la RTTS reconnaîtra de la même manière le travail de délibération des salariés, les meilleurs connaisseurs de leur travail, sur son organisation et ses finalités.

Délibérer sur le travail

Par exemple, une loi de RTT à 32 heures pourra prévoir qu’une des trois heures gagnées sera consacrée non pas à des activités hors travail, mais à la délibération sur le travail. Dans ces réunions de délibération, qui pourront prendre la forme d’une demi-journée mensuelle, on discutera, à partir de l’expérience concrète de chacune, pour mettre en lumière les trucs et ficelles par lesquels on essaie de surmonter ce qui empêche de bien travailler. On interrogera les modes d’organisation du travail et leurs effets sur la santé des salariés, des destinataires du travail, des riverains et de la nature. On élaborera des propositions d’améliorations sur tous ces aspects, ensuite portées par les déléguées devant la direction, celle-ci étant tenue de justifier ses réponses. Dans les grandes entreprises, l’intégration dans ces débats des associations de clients/usagers, de riverains et de défense de l’environnement permettra d’associer des parties prenantes extérieures, ô combien concernées par les effets du travail.

Ces temps de délibération devront être préparés, animés et répercutés par des déléguées élues et formées à cet exercice difficile. Dans chaque unité de travail, en remplacement des délégués du personnel, supprimés en France par les ordonnances Macron de 2017, seront élus des délégués à la délibération sur le travail, pourvus de la responsabilité, et du temps, de mener des enquêtes sur le travail réel auprès et avec les salariés.

« Il est décisif de ne pas "lâcher le travail" »

Ces heures de délibération iront bien au-delà du « droit d’expression » instauré par les lois Auroux de 1982, et depuis tombé en désuétude, et a fortiori des pauvres (et mort-nés) « espaces de discussion sur le travail » évoqués par le patronat et certains syndicats dans l’accord interprofessionnel « Qualité de vie au travail » de 2013. Les salariées et leurs représentantes décideront en toute autonomie de l’organisation et de l’ordre du jour des réunions, où la parole sera libre du fait de l’absence – sauf exception décidée collectivement - de la hiérarchie. La confrontation entre collègues des expériences multiples et des divers points de vue sur le travail fera émerger des préoccupations et des propositions communes, étayant la controverse avec le management et favorisant l’action collective.

Livre {Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire}, Thomas Coutrot, Coralie Perez. Ed. du Seuil
Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire, Thomas Coutrot, Coralie Perez. Ed. du Seuil

Nul doute qu’un tel renforcement de leur pouvoir d’agir au quotidien sur leur travail serait de nature à mobiliser les salariés et à redonner du sens à leur travail. Nous sommes aujourd’hui confrontés à l’imminence d’une grave crise économique et financière, qui signale sans doute la fin d’une époque. La « grande démission » risque de laisser la place à la « grande dépression », et les questions de l’emploi de reprendre la priorité sur celles du travail. Il est pourtant décisif de ne pas « lâcher le travail » si nous voulons ouvrir une véritable perspective de bifurcation sociale, démocratique et écologique.

Thomas Coutrot, statisticien, économiste et militant altermondialiste. Il est aujourd’hui chercheur associé à l’Irés (Institut de recherches économiques et sociales), après avoir dirigé de 2003 à 2022 le département Conditions de Travail et Santé à la Dares (ministère du Travail). Ses recherches et interventions portent sur les liens entre travail, santé et démocratie, et il coanime les ateliers Travail et Démocratie.

Dessin de Une : Rodho.

Notes

[1Thomas Coutrot et Coralie Perez ont publié Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire (éditions du Seuil, 2022).