En septembre 2008, le ministre de l’agriculture Michel Barnier présente au gouvernement le plan « Écophyto 2018 » [1]. Élaboré à la demande de Nicolas Sarkozy, dans la foulée du très consensuel Grenelle de l’environnement, le plan est ambitieux : outre la suppression des molécules les plus dangereuses (comme les néocotinoïdes), il prévoit de réduire de moitié l’usage des pesticides. Et Michel Barnier envisage « un nouveau modèle agricole » pour la France. Car le bilan de l’utilisation massive des pesticides commence à peser très lourd : pollutions généralisées des rivières, risque de cancers et de maladies neurologiques pour ceux qui les utilisent ou les ingurgitent, menace sur la biodiversité, les « produits phytosanitaires » sont la source de nombreux maux. Las, six ans et 361 millions d’euros plus tard – le budget du plan Ecophyto (formations d’agriculteurs, dispositif de surveillance...) –, rien n’a changé.
Ou du moins, pas grand chose. L’un des seuls points positifs est la mise en place d’un indicateur, le nodu (pour NOmbres de Doses Unités), qui permet de quantifier la consommation de pesticides. Calculé à partir des données de vente des distributeurs de produits phytopharmaceutiques, le nodu a pour mission de « vérifier la diminution effective de l’utilisation des pesticides ». Mais ce qu’il a mis en évidence c’est… une augmentation de 5% par an de la consommation de produits phytosanitaires entre 2009 et 2013, avec un pic à 9,3% en 2013 ! Aujourd’hui comme hier, la France reste le premier consommateur de pesticides en Europe et le troisième au niveau mondial.
Le poids du lobby agro-chimique
Entièrement basé sur la bonne volonté, « le plan Écophyto a péché par idéalisme, en misant trop exclusivement sur une approche d’incitation au changement de pratiques », souligne le rapport du député PS de Meurthe et Moselle Dominique Potier, « Pesticides et agro-écologie, les champs du possible » [2]. Joël Labbé, sénateur EELV du Morbihan, est plus sévère : « L’objectif était de diminuer la consommation de phytos de 50%. Très bien. Et puis, au dernier moment, les lobbies agricoles ont fait ajouter un « si possible », qui a tout mis par terre [3] ». Pour Jean-Pierre Fonbaustier, agriculteur et membre de la Confédération paysanne, la raison principale de la faillite d’Écophyto est « toute simple » : « Les organismes économiques – coopératives et négoce – n’ont aucun intérêt à ce que le niveau de consommation de produits phytosanitaires se réduise. Il y a une très grosse responsabilité de la filière agricole. »
« Je ne parlerai pas d’échec, tempère de son côté Eric Thirouin, président de la commission environnement de la fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). Le fait que les produits les plus dangereux aient été retirés du marché est pour nous un vrai progrès. Nous souhaitons toujours rendre l’objectif de réduction des pesticides possible, mais nous pensons que le nodu ne doit pas être le seul indicateur. On ne peut réduire l’usage sans se soucier des impacts. Et en prenant des précautions, on peut réduire les impacts. » Quel genre de précautions ? Des bidons avec seringues standardisées pour qu’il n’y ait pas de contacts avec le produit au moment de l’application, des buses de précisions pour les pulvérisateurs, des applications électroniques pour mieux gérer les informations météo, etc. « Ces outils de précisions ne réduisent les usages qu’à la marge, et ils maintiennent notre agriculture dans un système très dépendant des pesticides », répond François Veillerette de Générations futures, une ONG engagée dans la lutte contre les pesticides.
Le blé et le colza très gourmands en pesticides
« Si le nodu ne diminue pas, c’est aussi à cause du marché, estime Dominique Potier. Le prix d’achat élevé des céréales et des oléagineux encourage le rendement à tout va. Il y a aussi une responsabilité de la PAC puisqu’on a un système d’aides publiques qui favorise davantage la production céréalière que les systèmes de polyculture et d’élevage. » Or, les grandes cultures, notamment le blé et le colza, consomment environ 70% du total des pesticides épandus en France. Arrive ensuite la viticulture, qui absorbe 20% du total. « Dans les grandes cultures, c’est la course perpétuelle aux nouveaux produits phytos », détaille Jean-Pierre Fonbaustier, lui même producteur céréalier.
« Si on est en monoculture de blé, la pression des maladies est chaque année plus forte puisque les ravageurs s’habituent aux produits et développent des résistances. » Faire tourner les cultures sur une même parcelle, faire des rotations, permet d’éviter ce cercle infernal, en ayant un système agronomique plus robuste. « Mais pour le négoce et les coops, c’est plus simple d’avoir à gérer deux ou trois cultures plutôt que cinq ou six, estime Jean-Pierre le producteur. La taille des coopératives fait partie du problème. Elles ne sont pas dans une logique agronomique et paysanne. »
Changer de modèle : une nécessité
« Écophyto a échoué parce que notre agriculture est restée dans des pratiques et des logiques productivistes et agrochimiques », martèle Joël Labbé. La réduction de l’usage de pesticides n’ira pas sans une reconfiguration des systèmes agricoles. « Il faut sortir du modèle unique d’augmentation de la productivité à l’hectare », dit Jean-Pierre Fonbastier. « On n’est pas obligé de se fier au seul rendement, voire à la seule marge, pour évaluer la réussite de sa ferme, ajoute Bertrand Omon, ingénieur agronome et membre du réseau Écophyto. On peut aussi s’intéresser à sa santé ou à l’impact sur l’environnement. » Des indicateurs qui ne sont pas pris en compte par le marché... Faire fi du rendement maximum, est-ce la solution ? Oui, si l’on en croit Eric Odienne, agriculteur dans l’Eure. Avec son épouse, Annick Bril, ils sont engagés depuis une dizaine d’années dans la réduction d’intrants sur leurs parcelles céréalières. Ils admettent produire 8 à 10 quintaux de blé en moins, chaque année, que leurs collègues. « Mais avec les économies réalisées en engrais et en pesticides, on retombe sur nos pieds côté revenu. »
Pour arriver à de tels résultats, Eric et Annick ont progressivement modifié leur façon de travailler. Contrairement à ses collègues restés en « conventionnel raisonné », Eric arpente souvent ses champs à pieds, et sans pulvérisateur, pour observer ce qui se passe, et tâcher de comprendre. En ce début de printemps, il évalue le degré « d’invasion » des charançons. Ce petit coléoptère peut provoquer de sacrés dégâts au niveau des tiges. « On surveille les parcelles avec des cuvettes jaunes [une couleur qui attire les insectes, ndlr] placées au-dessus de la végétation à divers endroits. » Certains conseillers agricoles préconisent de traiter dès qu’on en aperçoit deux ou trois dans les cuvettes. Mais tant qu’il n’en trouve pas au moins une vingtaine, Eric Odienne n’intervient pas. « Je prends ce risque. Et la plupart du temps, il ne se passe rien. La difficulté, évidemment, c’est d’apprécier le risque. » C’est aussi tout l’intérêt du métier.
60% de pesticides en moins !
Cinq à six fois par an, Eric et Annick échangent avec un groupe d’agriculteurs engagés dans une même démarche. Il s’agit d’un groupe « Déphy ». Mis en place en 2009, dans le cadre d’Ecophyto, « Déphy » est un réseau de fermes dont la mission est de démontrer qu’il est possible de réduire sa consommation de pesticides sans que les fermes ne sombrent. Rotation des cultures, décalage des dates de semis, réduction des labours... Les 187 groupes qui se sont constitués à travers la France ont expérimenté diverses techniques et méthodes de travail, avec des résultats souvent excellents. Dans le groupe dont Eric Odienne et Annick Bril font partie, les agriculteurs utilisent entre 40 et 60 % de phytos en moins que leurs voisins !
La plupart d’entre eux en sont très contents, et continuent à chercher des solutions pour réduire encore leurs consommations d’intrants. « Ils sont par contre très déçus de constater que le changement ne se fait que chez eux, que cela n’inspire pas le modèle dominant », relève l’ingénieur agronome Bertrand Omon. « Michel Barnier en son temps avait parlé de changement de paradigme. Et bien ce changement n’a pas eu lieu. Il y a des questions qu’on ne se pose jamais. La France exportatrice, par exemple, c’est un postulat. C’est une question qui ne fait pas débat. C’est dommage. Pourquoi ne peut-on pas envisager de produire un peu moins ? »
Le bio, un gisement d’économie de chimie
« Notre obsession, ce n’est pas de produire au maximum, nous recherchons un équilibre sur nos fermes », décrit Stéphanie Pageot, agricultrice et présidente de la Fédération nationale de l’agriculture biologique (Fnab). En 2008, les discours post-Grenelle promettaient 20 % de la surface agricole utile (SAU) en bio pour 2020. Soit une multiplication par dix du nombre d’hectares cultivés avec zéro pesticide. A cinq ans de l’échéance, on en est très loin. « En sept ans, la SAU bio n’a même pas doublé, soupire Stéphanie Pageot. Nous sommes passés de 2,5 à 4%. » Défauts de formation, manque de structuration des filières, difficultés d’accès au foncier pour les jeunes non issus du milieu agricole, manque de soutiens publics … : diverses raisons sont invoquées pour expliquer cet échec. Pourtant, une partie des consommateurs joue le jeu : en dix ans le chiffre d’affaires du marché des produits bio a été multiplié par trois, dépassant les 4,5 milliards d’euros.
« Il faut absolument que des surfaces de grandes cultures se convertissent au bio, insiste-t-elle. La multitude de petits projets qui émergent, bien que nécessaire, ne suffira pas ! » Avec seulement 1,7% des surfaces engagées dans la bio, il est vrai que le potentiel de progression est important. « Nous avons aussi besoin que les crédits alloués à la recherche augmentent. » Plutôt que d’étudier le génome, l’Inra (Institut national de recherche agronomique) pourrait se mettre à l’agronomie, suggère-t-on dans les campagnes... Selon Stéphanie Pageot, la solution au financement de cette politique est toute trouvée : « Il suffit de taxer les phytos ! »
Taxer davantage les pesticides ?
Il existe actuellement une taxation spécifique sur les phytosanitaires : la redevance pour pollutions diffuses. Prélevée sur l’achat de certains produits, elle rapporte environ 100 millions d’euros par an. Son poids dans l’équilibre économique des exploitations est faible. Elle pèse pour environ 3, 5% des dépenses de phytosanitaires et représente environ 0,18% du chiffre d’affaire [4]. Pour 2015, la taxe a été légèrement augmentée. Elle fera rentrer 30 millions d’euros de plus dans les caisses de l’État.
« Il faut arrêter d’ajouter des taxes », proteste Eric Thirouin, de la FNSEA. Côté distribution, on s’indigne aussi de la proposition de l’actuel ministre de l’Agriculture Stéphane le Foll d’imposer des sanctions financières en cas de non atteinte des objectifs de réduction. « Les distributeurs n’acceptent pas d’être seuls à supporter la responsabilité financière de l’atteinte d’un objectif disproportionné dont ils sont loin de détenir toutes les clés », proteste un communiqué commun de Coop de France et de la fédération nationale du négoce agricole (FNA).
Pesticides interdits : les fraudeurs impunis
Taper aux portefeuilles serait la solution selon l’écologiste François Veillerette : « Si on veut que les comportements changent enfin, il faut soumettre ceux qui ne jouent pas le jeu à des redevances importantes. » Il préconise de fixer auparavant « des objectifs de réduction par culture ». Qu’en pense le ministère ? Difficile de savoir. Malgré diverses sollicitations, Basta! n’a pu avoir personne en ligne. Et le discours officiel manque un peu de clarté. Quel est le lien logique entre la promotion de l’agro-écologie et les facilitations administratives offertes sur un plateau aux éleveurs de cochons souhaitant agrandir leurs exploitations ? Sans parler des menaces de diminution des aides publiques à la bio, annulées in extrémis à la mi-mars.
Ceux qui enfreignent la loi en matière de vente et de consommation de pesticides, sont-ils sanctionnés ? Les contrôles effectués en 2012 et 2013 chez les distributeurs ont révélé un taux de non conformité de 60%. La première cause de non conformité est la détention ou la vente de produits interdits. D’autres tests sont effectués sur des produits agricoles en post-récolte pour vérifier le respect des limites maximale de résidus (LMR) et d’éventuelles substances bannies par la loi. 80% des anomalies repérées lors de ces contrôles concernent des substances interdites. Mais seulement 20% de ces « anomalies » sont sanctionnées par un PV, comptabilise le rapport parlementaire. « Les Procureurs considèrent souvent que d’autres priorités s’imposent à eux et ils classent de nombreux dossiers ou utilisent souvent un simple rappel à la loi », remarque la récente mission parlementaire. Bref : les coupables ne sont quasiment jamais sanctionnés, voire à peine inquiétés, même quand ils sont pris en flagrant délit.
Poisons en liberté
« N’oublions pas, termine François Veillerette, que les produits dont nous parlons sont mis en cause pour leurs graves effets sanitaires par de nombreuses études scientifiques. Plusieurs d’entre eux sont des perturbateurs endocriniens [5] » Un bilan de ces études réalisé en 2013 par le très officiel Inserm, à la demande du ministère de la Santé, a reconnu les conséquences désastreuses pour la santé de la chimie agricole : cancers, maladies neurologiques et troubles de la reproduction. Les agriculteurs et leurs familles en sont les premières victimes. Une association des agriculteurs victimes de pesticides, Phyto-victimes, s’est constituée il y a quelques années. Mais ils ont de grandes difficultés à être entendus.
Il y a quelques jours, plusieurs pesticides ont été classés cancérogènes « probables » ou « possibles » par le Centre international de recherches sur le cancer (Circ). Parmi eux, le célèbre round up, désherbant le plus utilisé en France (lire notre article). Ce classement est « un signal qui doit nous alerter », assure la ministre de la Santé, Marisol Touraine. A propos du round up, elle évoque la « vigilance » du gouvernement avant de renvoyer vers « une évaluation européenne chargée d’évaluer la toxicité du produit ». Précisons qu’une équipe de scientifiques français avait mis en évidence le caractère cancérigène du produit dès 2002 ! La « vigilance » des politiques prend son temps. En attendant, les ventes de pesticides prospèrent. En 2013, le chiffre d’affaire du secteur s’élève à 2,1 milliards d’euros [6].
Nolwenn Weiler
Photo : CC gonzales2010