Le prosulfocarbe est l’herbicide le plus vendu en France après le glyphosate. Si cette molécule est interdite pour les cultures en agriculture biologique, elle vient pourtant les contaminer. C’est la mésaventure qu’a subie Jérôme Gaujard, agriculteur bio en grandes cultures, en Côte-d’Or. En 2022, il cultive pour la première fois du sarrasin qu’il récolte en deux fois.
Il le livre ensuite à la coopérative Cocebi certifiée 100 % bio. « Dix jours se sont écoulés entre les deux récoltes. La première partie était indemne, mais la deuxième partie était contaminée par le prosulfocarbe. La coopérative a alors demandé à son organisme certificateur ce qu’il fallait faire. Sa réponse : détruire le sarrasin. »
Une limite maximale de résidus (LMR) a été fixée à 0,01 mg/kg pour le prosulfocarbe [1]. Sitôt que cette limite est dépassée, le produit devient impropre à la commercialisation et voué à la destruction, que les cultures soient en bio ou non.
La situation de Jérôme Gaujard est loin d’être isolée. Les récoltes 2020 de sarrasin biologique de quatorze producteurs de la coopérative Biocer, dans l’Eure, ont dû être détruites. Soit les deux tiers des récoltes de sarrasin de la coopérative. Ces pertes économiques se chiffrent à 80 000 euros, selon un rapport de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE).
Pour l’heure, les pouvoirs publics n’assurent pas de suivi exhaustif des contaminations de cultures au prosulfocarbe, et donc des destructions de récolte qui s’en suivent. « Cela n’aide pas à savoir (...) si les bénéfices des uns [les utilisateurs de prosulfocarbe] excèdent les coûts supportés par les autres [ceux qui ne l’utilisent pas et doivent détruire leurs récoltes] », déplorent les chercheurs de l’INRAE.
Des producteurs bio particulièrement pénalisés
Pour remédier à cette absence de données, la Fédération nationale de l’agriculture biologique (Fnab) a compilé des remontées de terrain consécutives à des contrôles. D’après elle, les destructions de cultures de sarrasin bio contaminées par cet herbicide très volatile se chiffrent depuis 2020 à plus d’un demi-million d’euros. Si le sarrasin bio est tant pollué, c’est parce qu’il se récolte en octobre et novembre, soit juste après les traitements d’automne, explique la Fnab.
« Il est sûr qu’il y a des dommages dans toute l’agriculture, le bio mais aussi le conventionnel. Le produit ne fait pas de distinction », souligne Philippe Camburet, président de la Fnab, joint par Basta!. Les premières découvertes de contaminations remontent à une dizaine d’années. « La DGAL (Direction générale de l’alimentation) détecte depuis 2013 la présence de prosulfocarbe sur des cultures sans usages autorisés de produits à base de prosulfocarbe » indique l’INRAE.
À partir du moment où des cultures sont ainsi polluées, qu’elles soient biologiques ou conventionnelles, celles-ci doivent être détruites. « La différence est que les cultures en agriculture biologique font l’objet de davantage de contrôles qu’en conventionnel », observe le président de la Fnab. Ce que confirme l’institut de recherche : « Les agriculteurs en AB sont particulièrement pénalisés puisque les contrôles de leurs récoltes sont fréquents ».
Impossible de déterminer le responsable de la pollution
Un problème majeur réside dans l’impossibilité de certifier l’origine des contaminations. Un an après avoir eu son sarrasin contaminé puis détruit, Jérôme Gaujard est toujours en négociation avec les assurances. « Cela s’annonce compliqué, déplore-t-il par téléphone. Pour faire jouer la responsabilité civile et être indemnisé, il faudrait prouver que c’est X ou Y le responsable de la contamination. » Or, selon la Fnab, « la volatilité de ces produits rend impossible de savoir qui a utilisé le produit causant la contamination ». Il est par conséquent impossible de déterminer une responsabilité juridique, laissant les producteurs bio avec des récoltes détruites sans solution d’indemnisation.
La coopérative qui collecte la production de Jérôme Gaujard a demandé à ses adhérents de récolter le sarrasin plus tôt cette année. « Avant le 1er octobre, car ceux qui utilisent le prosulfocarbe n’ont pas encore commencé de traiter », explique le céréalier. Le sarrasin ne sera donc pas contaminé. Un problème demeure : « Comme je récolte plus tôt, je perds en rendement, on est donc pénalisés. Et il faut laisser sécher le sarrasin avant de le livrer, donc le stocker. »
Les adhérents qui ont décidé de récolter après la date fatidique doivent réaliser des analyses préalables et ne livrer la coopérative que si la récolte est indemne. « On dépend de la bonne volonté de nos voisins. Ceux qui épandent l’herbicide sont difficilement traçables du fait du périmètre important de diffusion du produit », déplore Jérôme Gaujard. Le prosulfocarbe est autorisé en France depuis 1990, mais « les conflits d’usages se multiplient ». « Les céréales conventionnelles sont semées de plus en plus tôt et la culture de sarrasin bio se développe. »
Les traitements aux pesticides interviennent également plus tôt. « En Côte-d’Or, de plus en plus d’agriculteurs sont tentés de désherber leur seigle fourrager semé au 15 septembre pour alimenter un méthaniseur », pointe Denis Perreau, coporte-parole de la Confédération paysanne du département. « Il faut a minima interdire le recours au prosulfocarbe pour ces cultures intermédiaires dites “à vocation énergétique”. »
Face à ces difficultés, certains agriculteurs renoncent à cultiver le sarrasin. D’autres, qui avaient prévu de se spécialiser dans cette culture, ont carrément arrêté leur activité, constate la Fnab. Pour elle, toute la filière est en danger. Et pour les consommateurs, ce sont au final les produits à base de sarrasin bio – crêpes, galettes, pâtes, ou aliments sans gluten – qui pourraient en souffrir.
Des solutions insuffisantes ?
Des mesures de prévention ont bien été mises en place. L’Anses oblige ainsi depuis 2018 les utilisateurs de prosulfocarbe à attendre qu’une partie des cultures, dans un rayon de 1 km, soient récoltées, avant d’appliquer le produit [2]. Les récents cas de contaminations prouvent l’insuffisance de ces mesures. Selon une enquête menée par les services régionaux de l’alimentation sur des exploitations, il ressort que la contamination se répand au-delà de 1 km de la zone d’épandage [3]. Ni les buses anti-dérive (censées limiter la diffusion des pesticides épandus) ni les restrictions horaires d’utilisation n’empêchent la contamination, indique cette enquête.
Le cabinet du ministère de l’Agriculture se contente de renvoyer les agriculteurs vers les outils proposés par... la multinationale Syngenta, principal fabricant du prosulfocarbe. L’industriel suisse propose aux agriculteurs d’utiliser gratuitement son outil, Quali’Cible, pour les aider à savoir si leur parcelle peut être traitée au prosulfocarbe au vu des cultures avoisinantes.
« On peut s’inscrire sur ce site en indiquant là où on a sa parcelle en bio, et celui qui traite indique la parcelle qu’il souhaite traiter », explique Jérôme Gaujard. « Le site indique alors si une parcelle sensible se trouve à 1 km de la parcelle à traiter mais sans donner la localisation exacte. Est-ce qu’il faut que le cultivateur fasse le tour des champs alentour ? C’est une espèce d’outil d’usage volontaire dans les deux sens qui permet à Syngenta de se dégager de toute responsabilité. » « Cet outil ne concerne que les professionnels », ajoute Denis Perreau de la Confédération paysanne. « Quid des gens qui ont des jardins ou vergers, qui ne sont pas déclarés, et qui mangent ces aliments-là ? »
« Cet outil n’est pas à la hauteur des risques », appuie Philippe Camburet. « Il en est à sa deuxième année de fonctionnement et on rencontre encore beaucoup d’agriculteurs qui n’ont aucune connaissance du risque, et donc de l’existence même de l’outil. Et s’ils le connaissent, le risque de contamination va bien au-delà des 500 mètres. Il faudrait que l’agriculteur se déplace sur plusieurs kilomètres ! » Impossible par ailleurs de connaître le taux d’utilisation de cet outil. Même les auteurs du rapport de l’INRAE confient être dans le flou.
Alors que la Commission européenne vient de proroger l’autorisation du prosulfocarbe jusqu’au 31 janvier 2027, la Fnab demande la mise en place d’un fonds d’indemnisation pour les gens contaminés. Le fonds d’indemnisation des victimes de pesticides, pour le moment réservé aux agriculteurs malades et à leurs enfants, pourrait être élargi aux agriculteurs subissant des dommages économiques, comme ceux touchés par le prosulfocarbe de leurs voisins.
Le gouvernement devrait trancher cette question dans le Projet de loi de Finances de 2024 et dans la stratégie Ecophyto 2030, censée réduire l’usage des pesticides. « On attend de voir comment s’insère un dispositif d’indemnisation, dit Philippe Camburet. À ce jour, nous n’avons pas d’information plus précise sur la volonté politique de créer un fonds. »
Sophie Chapelle