9,3 millions d’électeurs se sont prononcés clairement pour une transformation écologique, sociale et économique en profondeur. 9,3 millions, c’est le nombre de voix cumulées des candidatures de Jean-Luc Mélenchon (7 millions) et de Benoît Hamon (2,3 millions), soit un total de 26 % des suffrages exprimés. Certes, les deux programmes, « L’avenir en commun » rédigé par la France insoumise, et celui de l’aile gauche du Parti socialiste – du moins ce qu’il en reste – comportent des nuances. Ils partagent une volonté de rompre avec l’ordre économique existant. Cette consolation peut sembler bien maigre : Jean-Luc Mélenchon, malgré la dynamique insoumise, ne figurera pas au second tour.
Celui-ci verra s’affronter l’extrême-droite de Marine Le Pen, et ses positions anti-sociales, anti-écologistes, anti-immigrées et anti-européennes, au candidat social-libéral Emmanuel Macron. Pour bien des électeurs et électrices, il ne sera pas question d’un choix, le 7 mai, entre ces deux options, mais d’éviter le pire. Car quelle que soit la manière dont on définisse Macron – comme l’héritier de fait d’un quinquennat honni, avec près de 80 % d’impopularité pour François Hollande à l’automne 2016 [1], comme un« extraordinaire porte-parole de l’oligarchie et de la pensée unique » (lire ici) ou, plus favorablement, comme l’incarnation d’un renouvellement politique bienvenu (son mouvement En Marche a été lancé il y a seulement un an), une éventuelle victoire de Marine Le Pen le 7 mai serait une catastrophe.
FN : 1,2 million de voix gagnées en cinq ans
Une catastrophe d’abord pour le fonctionnement de la démocratie, au regard de l’ambiance malsaine qui règne dans les quelques villes gérées par le FN (lire ici). Une catastrophe pour les travailleurs, y compris les ouvriers et les employés (lire ici), que le FN n’a jamais défendus, une catastrophe pour l’écologie et la lutte contre le réchauffement climatique, une catastrophe pour toutes celles et tous ceux qui n’entrent pas dans la catégorie « Français de souche », une catastrophe pour le moindre mouvement social qui subira une répression encore plus brutale, une catastrophe pour toute volonté de transformation sociale et démocratique de l’Union européenne, une catastrophe, enfin, pour la défense des droits humains, en France et dans le monde. Dans ces conditions, le vote Macron, le 7 mai, prend des allures de sursis face au FN. Si, comme son programme l’indique, il poursuit la politique néolibérale menée depuis cinq ans, son quinquennat risquera de se transformer en nouveau tremplin lepéniste. Entre les premiers tours de 2012 et 2017, l’extrême droite progresse d’1,2 million de voix. A celles et ceux qui souhaitent une véritable rupture progressiste de mettre ce sursis à profit.
C’est là que nous revenons aux 9,3 millions d’électeurs, aux idées et aux programmes qu’ils ont soutenus. C’est une force de poids, bien plus que lors des précédents votes où la gauche se dispersait entre préoccupations écologistes, critique radicale du capitalisme, et, au final, promesses de changement jamais tenues. Aujourd’hui, nombre de propositions de La France insoumise ou du programme de Benoît Hamon sont détaillées, chiffrées. Elles ouvrent de nouveaux horizons pour une politique qui repense les manières de produire, le partage des richesses, la façon de décider de l’intérêt général et la compatibilité des sociétés modernes avec l’impératif climatique. Au regard des grands échecs de ce quinquennat, c’est aussi la seule façon de réduire à leur portion congrue les tentations de replis identitaires, qu’ils prennent la forme du vote FN ou de l’intégrisme religieux.
Que pèseront les électeurs de Mélenchon et Hamon aux législatives ?
9,3 millions de voix, c’est quasiment le score du PS aux second tour des élections législatives 2012, avec ses 41 % et ses 258 élus à l’Assemblée nationale. Certes, il ne s’agit pas de la même élection. Mais lorsqu’on rêve d’une Sixième République plus démocratique, que l’on souhaite mener une politique de rupture avec l’ordre néolibéral excluant, l’élection d’une Assemblée nationale est un enjeu crucial, et non secondaire.
Autre point positif : à y regarder de plus près, la carte des votes de Jean-Luc Mélenchon pourrait préfigurer une nouvelle alliance entre la gauche urbaine et diplômée des centre-villes et celle, plus populaire, des banlieues et des zones rurales délaissées, où se sont notamment expatriés ouvriers et artisans. Si Marine Le Pen arrive ainsi désormais largement en tête dans les régions du Nord, de l’Est ou du centre, le score de la gauche « de rupture » est loin d’y être négligeable, y compris dans plusieurs départements du Sud-Est gangrénés par le FN. Jean-Luc Mélenchon arrive notamment en seconde position derrière Marine Le Pen dans le Nord, le Pas-de-Calais, la Seine-Maritime, les Bouches-du-Rhône, le Gard, le Vaucluse ou l’Hérault. Une force politique qui séduirait les électeurs de Mélenchon et ceux de Hamon serait donc encore en mesure d’y rivaliser avec l’extrême droite.
Cela ne se fera pas tout seul. La poursuite de cette dynamique dépendra de la volonté et de la maturité des électeurs et des responsables politiques auxquels ils accordent leur confiance. Cela dépendra de la capacité des militants engagés dans la campagne électorale, quelles que soient leurs cultures politiques – anciens abstentionnistes revigorés, « insoumis », socialistes de gauche, écologistes, communistes, militants associatifs ou syndicaux – à travailler ensemble. Cela signifie également préférer la bienveillance aux invectives et règlements de compte, laisser les ego de côté, pour avancer et construire un avenir commun en toute transparence, sans petits arrangements et vengeance mesquine. Avec en point de mire 577 candidatures communes et sur une plateforme programmatique claire aux législatives des 11 et 18 juin. C’est la seule manière de mettre ce sursis à profit et d’éviter qu’advienne le pire à court ou moyen terme.
Ivan du Roy
© Serge D’Ignazio