C’est le cancérologue Dominique Belpomme qui, le premier, jette un pavé dans la mare. Nous sommes en septembre 2007 : dans une interview publiée par Le Parisien, le professeur compare le scandale du chlordécone aux Antilles à celui du sang contaminé. Le chlordécone ? C’est un pesticide utilisé contre les charançons du bananier. Dominique Belpomme évoque un lien entre les nombreux cancers de la prostate au sein de la population antillaise et l’utilisation du pesticide, dénonçant « un véritable empoisonnement de la Martinique et de la Guadeloupe ». Il est alors désavoué et contesté pour ses affirmations jugées trop hâtives. Il remet cependant en lumière un problème pointé dix ans auparavant par les services de santé antillais.
Ceux-ci s’inquiètent des taux anormalement élevés de ce produit chimique dans l’eau potable. Interdit aux États-Unis en 1976, classé potentiellement cancérigène dès 1979 par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), le chlordécone est abondamment utilisé aux Antilles sur les plantations de banane jusqu’en... 1993. Et ce, malgré de nombreuses études démontrant sa toxicité. Que s’est-il passé ? Pourquoi neuf ministres de l’Agriculture successifs, de droite comme de gauche, ont-ils délaissé le dossier. La chape de plomb vient de se fissurer.
Un pesticide neurotoxique
Dans les années 70, c’est la multinationale Dupont de Nemours qui, via une filiale à Miami, livre le pesticide sous le nom de Képone à une société antillaise. « Notre mission : être la société de science la plus dynamique au monde, créatrice de solutions durables et essentielles pour une vie meilleure, plus sûre et plus saine, pour tous, partout dans le monde », assure aujourd’hui la multinationale... Trente ans plus tôt, c’est loin d’être le cas.
En 1975, plusieurs employés de l’usine d’Hopewell (Virginie), qui fabrique le Képone, sont victimes de troubles neurologiques (tremblements, nervosité, irritabilité). Ils ont tous été contaminés par le chlordécone. À cela s’ajoute une pollution de la rivière et de la baie environnantes. Outre la fermeture de l’usine, et le bannissement du chlordécone, les incidents de Hopewell entraînent aux États-Unis un regain de recherches et de connaissances sur la toxicité de la molécule, sur sa persistance, ainsi que sur son accumulation dans l’environnement. Divers rapports sont alors publiés.
Interdit aux États-Unis, homologué en France
Celui de l’Agence de protection de l’environnement (EPA) explique carrément que ce produit « est très toxique et provoque une toxicité à effets cumulatifs et différés ; il est neurotoxique et reprotoxique pour un grand nombre d’espèces, incluant les oiseaux, les rongeurs et les humains ; il est cancérigène pour les rongeurs ». Pourquoi cette évaluation n’a-t-elle pas traversé l’Atlantique ? Ou – pire – pourquoi n’a-t-elle pas été prise en compte ? Car en France, le ministère de l’Agriculture continue de délivrer des autorisations provisoires entre 1972 et 1981 (Christian Bonnet, Pierre Méhaignerie puis Édith Cresson se succèdent alors au ministère).
Le rapport de Pierre-Benoît Joly, de l’INRA, publié fin août, pose enfin officiellement la question. Et révèle la prédominance des intérêts économiques sur d’éventuelles inquiétudes sanitaires sur les travailleurs des bananeraies ou les consommateurs. Le rapport cite notamment ce témoignage d’Isabelle Plaisant, qui participe, en 1981, à la « commission des toxiques en agriculture » et raconte la manière dont sont renouvelées les autorisations : « Quand nous avons voté, le nombre de voix contre était inférieur au nombre de voix pour le maintien de l’autorisation pour les bananiers. Il faut dire que nous étions peu de toxicologues et de défenseurs de la santé publique dans la commission. En nombre insuffisant contre le lobbying agricole. »
Une instance d’évaluation soumise au lobby pro-pesticides
Un nouveau produit vient remplacer le képone, pointé du doigt après le scandale d’Hopewell. Il s’agit du Curlone, homologué en 1981, et composé de... 5 % de chlordécone, comme le Képone ! Le produit est cette fois importé du Brésil vers la métropole où sont effectués les dosages puis réexpédié en Guadeloupe et Martinique. « Avec une formulation du produit à 5 % de chlordécone, ce sont donc environ 200 tonnes de cette molécule qui ont été produites. Dont environ 90 % ont été utilisés dans les deux îles antillaises, 10 % ayant été réexportés au Cameroun et en Côte d’Ivoire où ces molécules ont été utilisées jusqu’en 1995 et 1998 », détaille un rapport parlementaire, remis aux sénateurs en juin 2009.
Dans le déroulé de ce qu’il appelle « la saga du chlordécone aux Antilles françaises », le rapport Joly montre que plusieurs scientifiques avaient vivement conseillé, dès 1977, de pousser plus avant les études sur les résidus de chlordécone dans l’environnement avant de l’autoriser. En vain... « Il aura fallu vingt ans pour que les recommandations d’investigations et d’analyses (...) soient mises en œuvre », regrette le rapport. Qui rappelle que « la Commission des Toxiques (qui évalue la toxicologie des pesticides, ndlr) est une instance d’évaluation dans laquelle sont représentés certains porteurs d’intérêt – les producteurs de pesticides et les représentants agricoles, mais pas les associations de protection de l’environnement ni les consommateurs. » Six ministres de l’Agriculture se succèdent alors (dont Michel Rocard et Henri Nallet) sans que rien ne bouge : « Le ministère de l’Agriculture (qui délivre les homologations, ndlr) exerce un monopole de compétences, qu’il ne partage ni avec l’environnement ni avec la santé. La Commission des toxiques lui est rattachée et il a la compétence de la gestion. Il est donc dans une situation de juge et partie. »
Les études se suivent et se ressemblent
Le plan Chlordécone 2008-2010, lancé quelques mois après l’alerte du Professeur Belpomme, débouche sur une autre étude, qui pointe les graves dysfonctionnement administratifs dans la gestion du dossier chlordécone. Rédigée par Matthieu Fintz, de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset), et remise en décembre 2009, l’étude pointe notamment le fait que l’emploi de ce pesticide « n’a fait l’objet que d’autorisations provisoires qui (...) n’ont jamais été confirmées par une homologation au moins jusqu’au 30 juin 1981 ». Selon Matthieu Fintz, on peut supposer que « face à la défense de l’industrie bananière française, l’impact de l’utilisation de produits phytosanitaires sur l’environnement et la santé ait été secondaire dans les préoccupations des autorités politiques ».
Dans la foulée de la publication de ces deux rapport, les associations françaises de défense de l’environnement et de lutte contre l’usage des pesticides ont formulé diverses demandes. L’une d’entre elles suggère le partage des autorisations et homologations de pesticides entre divers ministères : celui de l’agriculture, mais aussi ceux de l’environnement et de la santé. Pour que cette dernière question ne soit pas éternellement sacrifiée aux colossaux intérêts économiques de l’industrie phytosanitaire. Le scandale du Chlordécone servira-t-il de leçon ?
Nolwenn Weiler