« Pour nous, le projet était à la fois pour l’emploi et pour le climat », rapporte une ancienne salariée de l’usine Fagor-Brandt de Lyon. Le site de production d’électroménager a fermé l’an dernier. La fabrication de machines à laver s’est retrouvée délocalisée en Pologne. Et le groupe sino-américain qui avait repris le site en 2014 pour y produire des véhicules électriques a été placé en liquidation en octobre, sans n’y avoir jamais rien fabriqué.
Avant que l’usine de machines à laver ne ferme, un groupe de salariés avait monté un projet d’économie circulaire pour tenter de continuer à faire tourner les ateliers. Le projet était de récupérer des anciens lave-linge auprès des éco-organismes, et de les transformer en appareils recyclés en état de marche. Le tout en Scop (société coopérative et participative). « Nous avions déposé un projet de reprise et nous l’avions proposé aux élus. Car il fallait un minimum d’investissements. » D’abord enthousiastes, les politiques ont finalement abandonné le plan d’économie circulaire qui venait des salariés. « Pourtant, dans notre projet, nous gardions la moitié des employés. Là, nous sommes tous au chômage. Je pense que nous avons été trop en avance. Si nous avions sorti ce projet cette année, il aurait été plus soutenu. »
En France, les coopératives en pointe
Avec la conférence internationale sur le climat de Paris, la question du réchauffement climatique, et plus largement de la transition écologique, est entrée dans toutes les têtes. Dans le monde du travail comme dans le reste de la société, les considérations écologiques avancent. Le projet des anciens de Fagor-Brandt a certes capoté faute de soutiens. D’autres ont connu davantage de succès : les ex-Fralib, près de Marseille, ont repris en coopérative leur usine pour y produire des thés issus du commerce équitable et des tisanes en circuit court (voir notre article).
« Nous savons qu’il va falloir changer de modèle de développement. Les ex-Fralib, c’est un projet d’économie durable et d’entreprise rentable, avec des conditions de travail décentes. C’est le type de modèle que nous portons », assure Fabienne Cru-Montblanc, représentante de la CGT à la Coalition climat qui rassemble organisations environnementales et syndicats. « Nous soutenons par exemple le développement d’une filière de déconstruction écologique des navires en France. C’est aussi une question de ré-industrialisation. Nous avons besoin d’industries en circuits courts, qui soient plus sobres et moins polluantes. »
Transition écologique contre chantage à l’emploi
La transition écologique serait-elle en marche chez les syndicats ? Des centaines de syndicalistes du monde entier venus, par ordre alphabétique, de l’Afghanistan jusqu’au Zimbabwe, sont présents à la COP21. « C’est la récolte d’années d’engagement, de débats, de formations au sein de la Confédération syndicale internationale (CSI) , explique Anabella Rosemberg, responsable des questions environnementales à la confédération. Cela fait sept ans que nous suivons la question climatique de près. C’est le résultat d’un choix politique. Parce que si nous, syndicats, nous ne sommes pas autour de la table, alors les décisions se prendront sans nous. »
La CSI, dont sont membre quatre confédérations françaises (CGT, CFDT, FO, CFTC, soit deux millions de syndiqués), a adopté quelques revendications précises adressées aux négociateurs : prendre des mesures concrètes pour réduire les émissions de carbone afin de contenir le réchauffement global à 2°C, prendre la mesure du potentiel d’emplois qu’offre l’action sur le climat et tenir les engagements financiers en direction des pays les plus vulnérables. La CSI exige aussi que l’accord de Paris contienne, dans sa partie opérationnelle, un engagement en faveur des mesures de « transition juste » pour les travailleurs. « Ce point est essentiel pour relever le défi de la transformation du travail dans tous les secteurs, en particulier en ce qui concerne les emplois et le revenu des personnes qui travaillent dans des branches d’activité à forte émission de carbone », souligne la CSI. « Les multinationales viennent à la COP avec des promesses, mais sur le terrain, c’est le chantage à l’emploi, dénonce Anabella Rosemberg. Elles disent aux travailleurs, si on va vers une politique climatique, vous allez perdre votre boulot. C’est faux. Mais pour que la transition ne pénalise pas les travailleurs, il faut que les syndicats soient associés aux débats sur la transition. »
90 000 embauches chaque mois au service du climat ?
L’enjeu existe au Sud, où les effets du changement climatique sont directement perçus, comme au Nord, au sein des pays les plus fortement émetteurs de gaz à effet de serre. En Grande Bretagne, une alliance de syndicalistes issus des secteurs des services publics, des transports, de l’enseignement et de la communication, anime depuis plusieurs années une campagne pour la création outre-Manche d’un million d’emplois climat-compatibles. « One million climate jobs » pour lutter à la fois contre la crise environnementale et économique, au sein d’un service public national du climat, financé par l’impôt. « Nous ne parlons pas d’emplois qui seraient « créés » par quelques mystérieux mécanismes du marché d’ici à 2030. Nous voulons que le gouvernement embauche 90 000 personnes chaque mois pour des emplois climatiques. En un an, nous aurons un million d’emplois », précise l’initiative dans son dernier rapport.
Ces emplois seraient créés dans le développement des énergies renouvelables (400 000 emplois, dont plus de 200 000 dans l’éolien offshore et plus de 50 000 dans le solaire), dans la rénovation énergétique et la construction de bâtiments écologiques (185 000 emplois), dans les transports (plus de 300 000 emplois). Ils seraient offerts en priorité aux personnes qui perdraient leur emploi dans le domaine des énergies fossiles ou encore de l’industrie automobile. « Quiconque perd son emploi dans un des anciens secteurs industriels comme les mines, le pétrole ou l’automobile, doit se voir garantir un emploi permanent dans le service national du climat au même niveau de salaire », insistent les syndicalistes de One million climate jobs.
Syndicats et ONG écologistes, même combat ?
« La COP nous permet de mener un débat au sein de nos organisations. Mais par rapport aux organisations syndicales anglo-saxonnes notamment, nous sommes en retard », regrette Julien Rivoire, de la Fédération syndicale unitaire (FSU), syndicat de la fonction publique. En France, la COP21 a en tout cas inauguré une forme inédite d’engagement des syndicats pour le climat : leur présence, aux côtés d’ONG environnementales et d’associations de solidarité internationale, au sein de la Coalition climat, ce mouvement constitué en 2014 pour donner voix à la société civile face aux négociations officielles de la COP.
Des syndicats et des ONG de défense de l’environnement côte-à-côte, ce sont deux cultures de la lutte, aux enjeux et aux pratiques bien différentes, qui se retrouvent ici contre le changement climatique. « Nous avons bataillé pour travailler ensemble sur ce qui nous rassemble et nous veillons à ne pas nous écharper sur ce qui nous sépare », rapporte Fabienne Cru-Montblanc, de la CGT. « Nous considérons que la question climatique n’autorise pas la division. Du coup, nous avons appris à mieux nous connaître , assure Thierry Dedieu, représentant de la CFDT à la Coalition climat. Si nous n’étions pas ensemble à la coalition, nous n’aurions pas d’espace pour discuter. Car sur le terrain, les organisations syndicales sont en général confrontées aux feuilles de paie, à la protection sociale des travailleurs… Et là viennent s’ajouter les questions climatiques. De la même manière, je pense que pour des ONG exclusivement centrées sur l’environnement, c’est intéressant de se confronter avec ce que nous sommes, nous, les syndicats. Je pense par exemple qu’il faut faire attention à la façon dont ces ONG vilipendent les multinationales. Car derrière, il y a des salariés. »
Même si les deux types d’organisations peuvent difficilement se mettre d’accord sur certains sujets, la présence syndicale au sein de la Coalition climat et plus largement au forum syndical mondial qui se tient en parallèle de la conférence, devrait produire des effets de fond. « La COP nous permet de mener un débat au sein de nos organisations, dont les fruits seront à ramasser plus tard. Est-ce que notre corpus revendicatif de syndicat va être modifié par ce mouvement dans lequel on s’insère avec les ONG ? C’est la question », s’interroge Julien Rivoire. La FSU, syndicat représentant de la fonction publique mais absent de l’industrie, a évidemment une position plus confortable que d’autres sur le sujet. « Il faut reconnaître qu’à la FSU, nous ne sommes pas confrontés à la perte potentielle d’emplois dans les secteurs polluants. » Bémol à ces bonnes intentions : pendant les quinze jours qu’a duré la conférence, les syndicats français n’ont pas mobilisé leurs militants.
L’enjeu climatique est d’autant plus difficile à traiter que les syndicats représentent des travailleurs directement touchés par la transition. « Quand vous avez des équipes qui sont confrontées à des difficultés économiques, que ce sont en plus des industries intenses en énergies fossiles, et que vous venez parler de la réalité du changement climatique … Ça ne passe pas toujours, constate Thierry Dedieu, de la CFDT. Il y a de la pédagogie à faire sur le lieu de travail. Mais c’est notre tâche d’expliquer que la question climatique supplante toutes les autres. »
La CGT, entre pro-nucléaire et énergies renouvelables
« Nous, on sait ce qui se passe dans un entreprise quand on ferme les usines de charbon ou de fioul », souligne Jérôme Schmitt, de Sud énergie. Le syndicat est très présent dans les centrales nucléaires, sans se dire pour autant très favorable à l’énergie atomique. « Les politiques syndicales pro-nucléaires ont fait du mal aux salariés. Parce qu’avec de telles politiques, les salariés qui ne vont pas bien, on leur dit “ferme-la, sinon c’est la centrale qui va fermer“. » C’est évidemment la CGT qui est ici visée. « La CGT a toujours été favorable au nucléaire, confirme Fabienne Cru-Montblanc. Mais en disant que le nucléaire ne peut être pertinent qu’en étant adossé à d’autres sources de production électrique », ajoute-t-elle.
La plus grande fédération syndicale de France a vertement critiqué la loi de transition énergétique adoptée cet été. Celle-ci prévoit notamment d’atteindre 40% de la production d’électricité issue des énergies renouvelables en 2030, de réduire la part du nucléaire dans la production d’électricité, de plus de 75% aujourd’hui, à 50% à l’horizon 2025, et de baisser de moitié la consommation d’énergie d’ici 2050. La CGT a dénoncé ces deux derniers objectifs comme arbitraires ou incohérents. Tout en demandant la création d’une véritable filière d’énergies renouvelables. « Nous n’avons toujours pas de filière éolienne et photovoltaïque nationale, nous avons une filière hydraulique, mais que nous sommes en train de privatiser. Si on ne fait aucun investissement dans les énergies renouvelables, ce n’est pas un modèle durable. »
De tels investissements auraient l’avantage de créer potentiellement des centaines de milliers d’emplois. Une étude du Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired) chiffre à plus de 600 000 le nombre d’emplois qui seraient créés dans la transition énergétique si la France prenait le chemin du scénario de l’association Négawatt [1]. Nous en sommes loin. En 2014, l’Ademe comptait 83 000 emplois dans les énergies renouvelables en France, un chiffre qui a baissé depuis 2010, où le secteur employait près de 100 000 personnes [2]. Avec la chute du prix du baril, l’industrie pétrolière est en train de supprimer des dizaines de milliers d’emplois dans le monde. Le secteur nucléaire français emploie de son côté quelque 125 000 personnes [3]. Dans le secteur pétrolier, Total emploie un peu plus de 30 000 personnes en France, et a supprimé 5000 postes ces cinq dernières années. Par comparaison, en Allemagne, où les énergies renouvelables représentent aujourd’hui 27 % de la production électrique, plus de 370 000 personnes travaillent dans ce secteur. C’est dix fois plus que le nombre de travailleurs des mines de charbon allemandes.
Énergie propre ne signifie pas conditions de travail propres
Outre-Rhin, les grandes centrales syndicales ont fait leur transition énergétique il y a déjà plusieurs années. « Avant même la décision de sortir du nucléaire de Merkel, nous avons dit qu’il fallait mettre en lien la production industrielle avec les questions de politique environnementale et climatique. Ça s’est encore consolidé après Fukushima , explique Wolfgang Lemb, vice-président d’IG Metall, le puissant syndicat de l’industrie allemande. C’est certes parfois difficile de faire passer ça auprès de la base. Mais nous avons mis en place des groupes de travail sur le terrain. Pour que nos collègues qui sont délégués du personnel puissent faire des propositions concrètes, dans leurs entreprises, pour améliorer l’efficacité énergétique et les économies d’énergie dans la production industrielle. »
Depuis l’essor des énergies renouvelables, IG Metall s’est aussi lancé dans un travail de longue haleine pour syndiquer les salariés de ces nouvelles branches industrielles, en particulier dans l’éolien et le photovoltaïque. Et pour en améliorer les conditions de travail et de salaire. « Parce que le développement des énergies propres ne va pas toujours avec des conditions de travail propres », déplore Wolfgang Lemb. IG Metall représente aussi les travailleurs du nucléaire allemand. Ce qui ne l’a pas empêché de défendre la sortie de l’énergie atomique. « Il y a eu des conflits, se souvient le responsable. C’est normal quand un secteur industriel fait face à ce type de changement structurel, parce que c’est l’existence quotidienne des travailleurs qui est touchée. Je comprends donc nos collègues français sur le nucléaire, même si je ne pense pas que défendre le maintien de l’énergie atomique soit une position défendable pour l’avenir. »
La difficulté pour certains syndicats français à aller vers une énergie sans nucléaire résonne d’ailleurs avec les discussions qui divisent l’Allemagne sur le charbon. Houille et lignite représentent toujours 40 % de la production d’électricité allemande. Si IG Metall milite pour une sortie rapide de cette énergie extrêmement polluante et émettrice de gaz à effet de serre, ce n’est pas le cas des deux syndicats qui représentent les travailleurs des mines et centrales à charbon du pays [4]. Au printemps dernier, l’annonce d’une taxe sur les centrales à charbon les plus anciennes, qui aurait pourtant dû aider l’Allemagne à baisser ses émissions de gaz à effet de serre, avait poussé dans la rue des milliers de travailleurs du secteur. « Nous ne sommes pas tous d’accord sur le charbon, confirme Angelika Thomas, déléguée d’IG Metall au forum syndical de la COP. Le fait qu’à long terme, il faille passer aux d’énergies renouvelables, fait, je crois, consensus chez tous les syndicats. C’est l’échéance qui est discutée. »
Mais Wolfgang Lemb reste confiant : « Je crois qu’on va arriver à un consensus pour une sortie du charbon similaire à celui qui s’est dégagé sur le nucléaire. Tous les syndicats allemands sont déjà d’accord sur le fait que ce processus doit être accompagné politiquement. Pour que les employés de ce secteur se voient offrir un autre emploi, adéquat. » C’est la « transition juste » que la Confédération syndicale internationale veut voir figurer clairement dans l’accord qui sortira de la COP à la fin de la semaine. En attendant, en France, on en est très loin.
Rachel Knaebel
Photo : © Collectif a-vifs