Réensauvagement de la nature : pour la biodiversité ou pour le tourisme ?

par Nicolas Beublet

Buffles, chevaux sauvages… des projets de réensauvagement des espaces naturels se développent en France et en Europe. Ils protègent la biodiversité mais entrent parfois en concurrence avec l’agriculture, tout en devenant une attraction touristique.

C’est un paysage de marais tourbeux rescapé des appétits de la sylviculture et de ses assèchements. À 50 kilomètres à l’ouest de Bordeaux, dans le Médoc, la réserve naturelle de l’étang de Cousseau est gérée par la fédération d’associations de protection de la nature Sepanso Aquitaine depuis 1976.

Sur les 900 hectares protégés, l’association mène une politique de « réensauvagement » pour valoriser le fonctionnement naturel de l’écosystème, en laissant les processus naturels fonctionner seuls. Ainsi, depuis 1990, un troupeau d’une trentaine de vaches marines landaises, une race qui peuplait le littoral aquitain au début du 19e siècle, y coule une vie paisible. La présence de ces grands herbivores a permis le retour d’une diversité de faune et de flore dans le marais.

Ces dernières semaines, la Sepanso a franchi un nouveau palier : 63 bousiers sauvages, des insectes qui décomposent les bouses des herbivores, ont été réintroduits après une expérimentation en 2023. Un mois avant, un lâcher expérimental de huit buffles d’eau domestiques s’était tenu en grandes pompes. « S’il restait des aurochs sauvages, c’est ce qu’on aurait choisi. Mais des espèces à l’aise dans l’eau, avec une rusticité forte, et un impact important sur leur milieu, aujourd’hui, il n’y a que le buffle d’eau », explique Xavier Chevillot, directeur de la Sepanso Aquitaine.

Des enfants et adultes dans un champs regardent le lâcher de buffles.
Lors du lâcher de buffles dans la réserve de Cousseau le 11 avril 2024.
© Nicolas Beublet

« On est dans une philosophie qui vise à remettre toutes les briques fonctionnelles de l’écosystème. Or, les briques des grands herbivores et des insectes éparpilleurs de bouses manquaient », poursuit le responsable. Avec ces animaux, le but est de maintenir le marais ouvert tout en réduisant la présence humaine dans la réserve.

Des projets avec des éleveurs

Cette expérimentation a mûri il y a deux ans lorsque l’association a rejoint le réseau Rewilding Europe. Ce dernier a été créé en 2011 afin de « restaurer une nature capable de s’autoréguler » sur le continent européen, résume Sophie Monsarrat de l’ONG. Rewilding Europe est présente dans dix pays européens. C’est elle qui a financé le lâcher de buffles d’eau et la réintroduction des bousiers dans la réserve de Cousseau, via le fonds Fonds européen pour le rétablissement de la vie sauvage.

Gros insecte noir dans des herbes sèches, vu de très près
Bousier sauvage
Thomas Huntke, / CC BY-SA 3.0

La Sepanso Aquitaine a également partagé ses techniques et expériences avec Rewilding France. Cette association est en passe « de devenir une fondation qui pourrait financer des projets d’élevage d’un nouveau type », d’après Gilles Rayé, son président, agrégé de biologie et ancien chef de mission biodiversité au ministère de l’Écologie.

Quels sont ces projets d’élevage ? « Aujourd’hui, on finance par exemple un jeune éleveur pour qu’il s’installe avec des grands herbivores pour gérer ses terres en améliorant la biodiversité », évoque-t-il toutefois. Ici, la finalité est double : élever des animaux suffisamment rustiques pour vivre toute l’année dehors et apporter tous leurs bénéfices aux écosystèmes, tout en permettant une valorisation économique du troupeau par l’éleveur. « On a mis à disposition de l’éleveur une bourse d’étude pour qu’il aille voir ce qui est déjà en place aux Pays-Bas ou en Espagne avec des bisons, des chevaux sauvages de type Przewalski, des aurochs domestiqués », détaille Gilles Rayé.

Impact social

La question agricole percute souvent celle du réensauvagement. Le projet « Vercors Vie Sauvage », porté par l’association Aspas, fait ainsi l’objet de critiques. Il s’agit d’une réserve de vie sauvage de 490 hectares inaugurée en 2019, sur la commune de Léoncel (Drôme). Toute activité agricole y a été interdite. Les terrains ont été achetés 2,3 millions d’euros grâce à un système de dons défiscalisables. « Ça coûte très cher ce type de projet, on ne peut donc pas les démultiplier. Et puis il y a un fossé énorme entre le monde rural et le monde de la protection de la nature », analyse Gilles Rayé. L’homme se dit pourtant favorable à une alliance entre la biodiversité et le monde agricole.

Pour faire accepter les projets de réensauvagement auxquels elle participe, l’association Rewilding Europe cherche, plutôt que d’isoler les espaces préservés, à créer des activités économiques autour d’eux.

« La question reste de savoir quel impact ont ces actions au niveau écologique certes, mais aussi au niveau social », met en garde Nicolas Lescureux, chercheur au CNRS. Sur son site internet, Rewilding Europe vante par exemple la remise en eau des tourbières du delta de l’Oder, en Allemagne et en Pologne.

Avec ce projet, l’association se félicite d’avoir créé « 70 nouveaux emplois dans le tourisme et la conservation de la nature », mais reconnaît que 35 emplois dans l’agriculture ont également disparu dans le même temps. « Dans une Europe où l’agriculture s’intensifie et le nombre d’agriculteurs baisse, ce qui implique plus de mécanisation et plus d’intrants, je peine à voir en quoi la disparition de 35 emplois dans l’agriculture invite à se réjouir, alerte le chercheur. Et, jusqu’à preuve du contraire, un touriste n’est pas comestible. »

Nicolas Lescureux est également défavorable à une séparation stricte des activités productives et des activités de protection de la nature. « C’est une forme d’aveu d’échec : nous ne serions pas capables de tirer notre subsistance sans tout détruire, donc nous nous retirons d’une partie de la planète et nous intensifions l’exploitation de l’autre partie », analyse-t-il. Le risque est de ne jamais remettre en question les causes du déclin de la biodiversité : notre surconsommation et le crédo de la croissance économique.

Arrêter d’utiliser des pesticides

D’autres manières de favoriser le réensauvagement en dehors des espaces protégés existent déjà, défend Harold Levrel, professeur d’économie écologique à AgroParisTec et auteur de L’économie face à la nature (Les Petites Matins, 2023). « Les actions du Conservatoire du littoral, qui récupère des terrains avec du bâti pour essayer de les passer en bio, ou le fait de donner des subventions à l’agriculture bio, c’est faire du réensauvagement, explique-t-il. Arrêter d’utiliser des pesticides de synthèse fait revenir les vers de terre, les insectes, les oiseaux… »

En attendant, les projets de réensauvagement autour des grands herbivores sauvages sont encore à l’état expérimental en France. Et en milieu clôturé. En Lozère, sur le Causse Méjean, l’association Takh travaille depuis 1990 à la sauvegarde de l’espèce des chevaux sauvages de Przewalski pour les réintroduire en Mongolie. « On est un projet de réensauvagement avant l’heure », analyse Jean-Louis Perrin, directeur du site conservatoire des chevaux, une réserve fermée de 400 hectares.

Un cheval de Przewalski caractérisé par une forte encolure et une couleur de robe bai dun, qui rappellent les représentations de l'art préhistorique. Il mesure 1,30 mètres en moyenne au garrot.
Un cheval Przewalski sur le causse Méjean, en Lozère
Jean-Jacques Boujot / CC BY-SA 2.0

En 2004 et 2005, l’association a envoyé 22 chevaux en Mongolie. Sur le sol français, puisque la race n’est « pas reconnue comme étant native ou endémique », il ne serait pas possible de la laisser évoluer en liberté. Mais Jean-Louis Perrin souhaite tout de même faire avancer la connaissance scientifique : « Notre action permet de faire un comparatif des élevages extensifs. Une thèse sur les chevaux du Causse Méjean se termine à l’université d’Avignon, et elle conforte l’impact positif sur la richesse et la variété de la biodiversité dans l’enclos. »

L’impact positif des grands herbivores dépasse la biodiversité. Dans la vallée portugaise du Côa, les équipes de Rewilding Europe remarquent une baisse de la biomasse végétale et une réduction du risque incendie. « Il faut le démontrer scientifiquement maintenant », appelle de ses vœux Sophie Monsarrat.

Au-delà de ces bénéfices, le caractère « sauvage » peut aussi devenir un facteur d’attractivité d’un territoire. À Cousseau, en Aquitaine, une tour d’observation a déjà été érigée au bord de la nouvelle réserve de buffles.

Nicolas Beublet

Photo de une : Sur la réserve de Cousseau, lors du lâcher de buffles d’eau au printemps/© Nicolas Beublet